LES MATRONES A PARIS AU XVIIIe SIÈCLE



Les matrones à Paris au XVIIIe siècle


 

Dans la société antique romaine, la matrone est une femme mariée d’un certain rang social. Elle est la mère de famille, digne et respectable, chargée du bon maintien de la maison et de l’éducation des enfants. Elles sont dispensées de tout travail domestique ou agricole, sauf du filage de la laine.






Durant l’Antiquité, au Moyen Âge et dans les pays où il n’existe pas de formation de sage-femme, la matrone est une accoucheuse (1) et par extension, c’est une femme qui exerce illégalement le métier de sage femme ou qui pratique des avortements. Mais aussi l’appellation matrone caractérise souvent les femmes d’âge mûr, d’un certain âge, grosse, souvent laide et d’allure vulgaire.

Enfin une matrone est une entremetteuse, tenancière de maison close.

Comment Louis Sébastien Mercier percevait la prostitution au XVIIIe siècle.

 

Matrones


Terme reçu qu’on a substitué à un mot moins honnête.

Il y a des matrones de plusieurs sortes. Les filles entretenues du plus haut rang ont leurs matrones qui les accompagnent partout. C’est une dame de compagnie pour les actrices renommées, ainsi que pour les danseuses ; c’est une nourrice et une entrepreneuse pour les filles pauvres, ou pour ces beautés vagabondes qui vont de spectacles en spectacles chercher des aventures c’est-à-dire des soupers.

Les matrones n’ont plus besoin de mettre en jeu l’art de la séduction ; la licence des mœurs modernes, le goût du libertinage, et la pauvreté, mauvaise conseillère, conduisent tout naturellement une infinité de filles chez elles.

Les matrones, dites appareilleuses, font des avances à toutes les jolies grisettes qu’elles aperçoivent. Elles tiennent une sorte de pension plus ou moins nombreuse ; et c’est dans leurs maisons que se rendent sourdement les petites-bourgeoises et filles de boutique de toute espèce qui, pour avoir des robes et soutenir leur parure, vont passer la soirée chez les matrones.

L’étendue de Paris fait qu’elles dérobent l’irrégularité de leur conduite à leurs parents et tuteurs ; elles paraissent chastes et honnêtes, et n’en ont que l’apparence. Des femmes qui conservent dans le monde tous les dehors de la décence se rendent aussi dans ces maisons où le libertinage est fort à son aise.

D’autres matrones distribuent des adresses, n’appellent les filles qu’au besoin, et les colportent en fiacre le matin chez les vieux garçons, les hypocondres, les goutteux, les ennuyés et les jeunes gens blasés.

L’expérience leur ayant appris à deviner les caprices et les fantaisies des hommes, elles font jouer toutes sortes de rôles à leurs filles. La marchande de modes devient une petite villageoise nouvellement débarquée ; l’ouvrière en linge est une timide provinciale toute neuve qui a fui la cruauté insigne d’une belle-mère impérieuse. Le langage répond à l’habillement : comme nos plaisirs dépendent beaucoup de l’imagination, les hommes trompés n’en sont pas moins satisfaits.

Viennent ensuite les matrones qui ont entrepris un sérail en grand. Vous y verrez ensemble tour à tour la façonnée, l’artificielle, la niaise, l’alerte, l’éveillée, l’achalandée, l’émerillonnée, l’éventée, la superbe, la follette, la fringante, l’attifée, la pimpante. Toutes les nuances sont là : la mignonne, la grasse, la maigre, la pâle, l’ardente, la mutine, et jusqu’à la boiteuse. Ainsi que dans les haras les coursiers ont leur surnom, de même ici chaque fille a le sobriquet qu’indiquent sa taille et sa figure.

Des matrones moins achalandées, ne pouvant avoir ni vastes appartements ni lits somptueux, établissent des sérails plus étroits, où les filles sont logées, nourries, blanchies. L’argent qu’elles reçoivent va à la mère ; celle-ci ne parle que de la reconnaissance qui lui est due ; elle a décrassé ce troupeau de province et des campagnes. Toutes lui doivent ce qu’elles sont. Si elles ont un déshabillé blanc pour porter dans la maison, un mantelet pour l’été, une pelisse pour l’hiver, une robe de soie pour aller chez Nicolet, à l’Ambigu Comique, aux Variétés Amusantes, à qui sont-elles redevables de si rares bienfaits ? Elles devraient porter le casaquin et le tablier, avoir les mains noires et calleuses, laver les écuelles, coucher avec des rouliers ; et les impertinentes ont l’ingratitude de vouloir partager dans le compte ! C’est à elles d’intéresser le coucheur et d’obtenir des rubans ; or rubans, en style du lieu, signifie la générosité particulière qui s’accorde quand on est content.

Enfin arrivent les infâmes marcheuses, vieilles matrones ruinées, échappées de l’hôpital, et ridées sous le poids des vices : ainsi que le boulet des batailles n’a ravi à tel invalide que la moitié de son corps, de même la contagion de la débauche n’a frappé qu’à demi ces victimes décrépites du libertinage. Mais il faut qu’elles vivent encore dans son atmosphère ; elles n’en veulent point d’autre. Invinciblement familiarisées avec l’incontinence et ses scènes journalières, elles raccrochent et par instinct et par besoin. Elles marchent pour les filles demeurant en hôtel garni , celles-ci n’ont qu’une chaussure et un jupon blanc. Faut-il qu’elles exposent dans les boues leur unique habillement ? La marcheuse affrontera pour elles les chemins fangeux.

Il y a un règlement tacite de police qui défend à toutes ces matrones de recevoir aucune fille vierge ; il faut qu’elles soient déflorées avant que d’entrer dans le lieu fréquenté ; et si telle fille ne l’était pas on avertirait soudain monsieur l’inspecteur.

On rira peut-être de cette dernière phrase : on aura tort ; je l’écris dans un sens sérieux. On a voulu établir un certain ordre dans le sein du désordre même, parer à de trop grands abus, protéger l’innocence et la faiblesse; et empêcher que le libertinage trop hardi, rompant tout frein, ne détruise le lien civil, le nœud sacré des familles. Aussi aucun père n’a de plaintes à faire ; jamais l’inconduite de sa fille n’a commencé dans lieu suspect : c’est un grand point que celui-là ; et tout observateur qui pense doit le remarquer à la louange de la police.

Ce serait à un peintre à dessiner le gradin symbolique où seraient représentées toutes les femmes qui font trafic à Paris de leurs charmes : traçons-en l’esquisse.

Au sommet l’on verrait ces femmes ambitieuses et altières qui ne couchent en joue que les hommes en place et les financiers. Elles sont froides, elles calculent en politiques ce que peuvent leur rendre les faiblesses des grands.

Immédiatement au-dessous d’elles se verraient les filles d’opéra, les danseuses, les actrices, moitié tendres, moitié intéressées, et qui commencent à placer le sentiment où l’on ne l’avait pas encore vu.

Ensuite les bourgeoises demi-décentes, recevant l’ami de la maison, et le plus souvent du consentement du mari : espèce dangereuse et perfide, qui voile et pare l’adultère de couleurs trompeuses, et qui usurpe l’estime dont elle est indigne.

Au milieu de cet amphithéâtre figurerait la race innombrable des gouvernantes ou servantes-maîtresses, cohorte mélangée.

La base en s’élargissant offrirait les grisettes, les marchandes de modes, les monteuses de bonnets, les ouvrières en linge, les filles qui ont leur chambre, et qu’une nuance sépare des courtisanes. Elles ont moins d’art, aiment le plaisir, s’y livrent, ne ravissent point les heures précieuses destinées aux devoirs de votre état. On les nourrit, on les divertit, et elles sont contentes, paisibles. Si elles se permettent un amant à la suite de l’entreteneur, voilà où se borne leur tromperie.

L’œil en descendant saisirait les phalanges désordonnées des filles publiques, qui garnissent impudemment les fenêtres, les portes, qui étalent leurs charmes lascifs dans les promenades publiques. On les loue, comme les carrosses de remise, à tant par heure. Elles seraient pêle-mêle confondues avec les danseuses, chanteuses et actrices des boulevards.

Le dernier gradin plongeant dans la fange montrerait les hideuses créatures du Port-au-Blé (2), de la rue du Poirier (3), de la rue Planche-Mibray (4); et le peintre pour ne pas trop blesser les règles délicates du goût n’en ferait saillir que la tête. Ici le vice a perdu son attrait, et le frisson qui court dans les veines dit que la débauche sait se punir elle-même.

Il est des métamorphoses très surprenantes parmi ces femmes, et qui les font tout à coup changer de place sur le haut gradin pyramidal. Elles montent et descendent, selon que le hasard leur amène des entreteneurs plus ou moins riches. Le caprice, l’engouement des rapports inconnus font que la petite fille dédaignée la veille, et qu’on ne regardait pas, est préférée à toutes ses compagnes. Elle roule quinze jours après en voiture brillante sur ce même boulevard où ses regards sollicitaient vainement de côté des adorateurs. Le commis à quinze cents livres qui lui donnait à souper dans son taudis la reconnaît et ne peut en croire ses yeux.

L’autre retombe dans l’indigence, après avoir mené un train et devient dans son abaissement le partage du laquais qui la servait six mois auparavant.

Qui pourra deviner les causes de ces vicissitudes ? Qui pourra savoir au juste pourquoi feue mademoiselle Deschamps était montée à ce grade d’opulence qui lui fit adopter le luxe insolent de border les bourrelets de sa chaise percée de dentelles d’Angleterre et d’orner de stras les harnais de ses chevaux ?

Une fille d’opéra qui vient de décéder laisse un mobilier immense, une somme d’argent considérable. Avait-elle plus de beauté et d’esprit qu’une autre ? Non : sortie de la plus basse classe du peuple, elle eut pour elle les faveurs de ce destin inconcevable qui dans ce monde élève, abaisse, maintient, renverse ministres et catins.

La populace regrette beaucoup le spectacle de la promenade de l’âne (5) (6) : plaisir que lui donnait quelquefois un arrêt solennel du Parlement.

Il s’agissait de la punition exemplaire de ces matrones qui, comme le dit naïvement un grave jurisconsulte, font métier de séduire des filles de bonne maison.

Mais l’exemple tombait ordinairement sur quelque malheureuse qui avait prêté son ministère à des filles indigentes. On ne s’attachait point à celles qui, exerçant la profession en grand, avaient servi les goûts fantasques des princes, des prélats, des étrangers, et même de quelques philosophes.

Voici une idée de cette promenade, telle que je l’ai vue. A la tête marchait un tambour, ensuite venait un sergent armé d’une pique ; un valet conduisait un âne par la bride ; sur l’animal à longues oreilles était montée à reculons la matrone, appareilleuse ou séductrice, le visage tourné contre la queue de la bête ; une couronne de paille artistement rangée ornait sa tête ; sur son dos et sur sa poitrine pendait un écriteau en gros caractères, avec ces mots : maquerelle publique.

Imaginez toute la canaille dans le tumulte et l’ivresse de la joie, jetant en l’air ses sales bonnets, et fermant la marche avec des huées et des cris licencieux.

On n’a point renouvelé depuis plusieurs années ce spectacle indécent, qui ne sert qu’à réveiller des idées de turpitude, et qu’à autoriser la populace à proférer des mots sales et grossiers. L’écriteau, lu, commenté et interprété, devenait un scandale pour les oreilles chastes et pour les jeunes filles innocentes.

D’ailleurs, que fait la promenade à cette vile créature ? Elle ne sent pas plus la honte que l’âne qui la porte.

Cette misérable osait sourire à la dérision universelle; et, mesurant de l’œil les croisées qui s’ouvraient sur son passage, elle avait l’effronterie de dire : « Là, à fenêtres, au second étage, sont des demoiselles qui font les prudes, et qui n’osent se montrer, car elles ne pourraient me regarder sans me reconnaître. »

Si l’on n’a pas donné plusieurs représentations de cette mascarade, ce n’est pas que l’actrice principale soit devenue rare ; mais on a senti que, nos Phrinès (7) et nos Laïs (8), ne dédaignant pas quelquefois de se livrer à une complaisance intéressée en faveur de quelques personnages titrés, il était inutile de faire tomber le châtiment ignominieux sur une malheureuse errante le long des ruisseaux, et mangeant par famine le pain de la prostitution.

Combien plus coupable est celle qui descend du trône de la beauté pour exercer ce vil et infâme métier, et qui immole ses propres charmes à l’avarice ou à l’ambition ! Mais l’être le plus dangereux pour les femmes, c’est la femme même.

Ces matrones bravent toujours avec plus d’audace que les hommes les argus et les agents de la police parce qu’indépendamment des accointances elles devinent que leur sexe amortira toujours un peu la rigueur dont on voudrait user à leur égard. Un instinct secret leur dit que, péchant contre elles-mêmes et contre les lois religieuses, elles n’ont pas porté une dangereuse atteinte aux lois de l’Etat, à celles qu’il veut que l’on respecte par-dessus tout.

On dirait aussi qu’elles ont deviné que la police avait à Paris un besoin continuel de leur ministère ; et que si elles ne pullulaient pas en arrivant des provinces voisines et éloignées on les appellerait de tout côté pour approvisionner la ville qu’on ne laissera point chômer de cette denrée, et pour cause.

En effet, un pasteur s’étant plaint à un lieutenant de police que sa paroisse était infestée de femmes publiques, le magistrat lui répondit tranquillement : « Monsieur le curé, il m’en manque encore trois mille. »

Voilà un article assez étrange ; mais il entrait nécessairement dans le tableau de la capitale. Je n’ai pu passer sous silence ce qui est, pour ainsi dire, de notoriété publique. J’ai dit ce qui se voit, ce qui frappe tous les regards ; le reste peut se deviner ; ma main soulèvera pas le rideau.

Le désordre dont je viens de faire ici le récit est commun à toutes les grandes villes. Il existe de tous les temps ; mais il est aujourd’hui monté à un tel point qu’il doit attirer l’attention de ceux qui s’occupent du bien public.

Les hommes livrés à un libertinage trop ouvert s’énervent sans aucun fruit. Les femmes se dénaturent et prennent un tour d’esprit mauvais et pernicieux, qui influe sur les hommes qu’elles fréquentent. Enfin le spectacle révoltant et scandaleux de la prostitution non voilée devient une contagion doublement funeste.

L’original Rétif de la Bretonne (9) a proposé dans son « Pornographe » un plan pour les courtisanes de toutes les classes, au moyen duquel le libertinage, levant la tête dans les carrefours, n’insulterait pas du moins sous l’œil de la mère et de la fille à la décence publique. Serait-il donc impossible de l’adopter au moins en partie, et par des lois nouvelles, adaptées à l’esprit du siècle, de corriger ces vices publics qui entraînent nécessairement la ruine d’une foule d’idées morales ?

Il faudrait avant tout recourir aux travaux modernes de la chimie, pour tuer, s’il se peut, le venin que lancent dans le sang de la jeunesse ces femmes qui, sous l’air do Vénus, recèlent les feux empoisonnés de Tisiphone (10).

Cette réforme sera difficile ; car elle demande esprit juste et un coup d’œil vraiment philosophique mais elle devient de toute nécessité.

Non, il ne faut pas qu’une créature séduisante et pourrie attaque dans la rue le jeune homme, en montrant des appas propres à échauffer un vieillard, ni qu’elle fasse perdre en un instant à son malheur père le fruit de dix-huit années d’éducation et de soins. Non, il ne faut pas que l’époux, jusque-là fidèle, rencontre tous les soirs de ces femmes marchant avec air de volupté qui ne fut jamais dans la respectable mère de famille. Voilez ces objets de tentation à tous les regards ! Eloignez-les ! La parole qui sort de la bouche de la prostituée et qui va frapper à deux pas l’oreille de l’innocence est encore plus dangereuse que ses appas : sa parole affiche le mépris de la pudeur. Si le dernier acte de la débauche est caché, pourquoi le premier ne le serait-il pas également ? Ce n’est pas le libertinage qui étouffe toute vertu, c’est sa fatale publicité. Administrateurs, lisez sérieusement le Pornographe de Rétif de la Bretonne.


Filles publiques


Elles se donnent après tout pour ce qu’elles sont ; elles ont un vice de moins, l’hypocrisie : elles ne peuvent causer les ravages qu’une femme libertine et prit occasionne souvent sous les fausses apparences de la modestie et de l’amour. Malheureuses victimes de l’indigence ou de l’abandon de leurs parents, rarement déterminées par un tempérament fougueux, elles ne s’offensent ni de l’outrage ni du mépris ; elles sont avilies à leurs propres yeux ; et, ne pouvant plus régner par les grâces de la pudeur, elles se jettent du côté opposé et elles étalent l’audace de l’infamie.

Mais il y a encore des degrés dans cet abîme de corruption ; l’une se livre tout à la fois au plaisir et à l’argent, l’autre est une brute qui n’a plus de sexe et qui ne sent pas même la dérision qu’elle inspire.

Nous n’offenserons pas ici les oreilles chastes ni les yeux de l’innocence en leur présentant les scènes de la débauche et de la crapule ; nous tairons les fantaisies du libertinage, les saillies et les fougues de cent cinquante mille célibataires voués à trente mille prostituées. Elles sont à ce nombre. Un peintre qui a du génie, M. Rétif de la Bretonne, en a tracé le tableau dans son Paysan perverti : les touches en sont si vigoureuses, que le tableau en est révoltant ; mais il n’est malheureusement que trop vrai. Arrêtons-nous, et gardons nous d’épouvanter les imaginations sensibles ; car les désordres voilés de l’humanité ne sont pas bons à mettre au grand jour.

Disons seulement que le nombre des filles publiques ne favorisant que trop le désordre des passions a donné aux jeunes gens un ton libre qu’ils prennent avec les femmes les plus honnêtes ; de sorte que dans ce siècle si poli on est grossier en amour.

Nous sommes si éloignés de la galanterie ingénieuse de nos pères que notre conversation avec les femmes que nous estimons le plus est rarement délicate. Elle abonde en mauvaises plaisanteries, en équivoques et en narrations scandaleuses. Il serait temps de corriger ce mauvais ton ; c’est aux femmes qu’il appartient d’établir la réforme, en ne permettant plus ces propos qu’elles ont été obligées de souffrir, sous peine de passer pour bégueules.

Les passions honteuses et publiques portent avec elles leur contrepoison et ne sont pas peut-être si difficile à réprimer que celles dont le dérèglement paraît excusable ; en sorte que je croirais qu’une fille publique est plus près de devenir honnête femme que la femme galante.

Mais le scandale des filles publiques est poussé trop loin dans la capitale. Il ne faudrait pas que le mépris des mœurs fût si visible, si affiché : il faudrait respecter davantage la pudeur et l’honnêteté publique.

Comment un père de famille, pauvre et honnête, se flattera-t-il de conserver sa fille innocente et intacte dans l’âge des passions, lorsque celle-ci verra à la porte une prostituée mise élégamment attaquer les hommes, faire parade du vice, briller au sein de la débauche, et jouir sous la protection des lois mêmes, de sa licence effrénée ? Le retour qu’elle fera sur elle-même lui dira qu’il n’y a aucun prix solide attaché à l’exercice de la vertu et elle se lassera de se combattre elle-même. La raison ne pourra pas lui faire apercevoir distinctement les avantages qui résultent de la sagesse ; elle ne verra que l’exemple le plus dangereux des séducteurs, surtout pour son sexe.

Aussi n’est-il guère possible que l’imagination la plus hardie ajoute à la licence des mœurs actuelles : la corruption dans le dernier ordre des citoyens, ainsi dans le premier, n’a presque plus de progrès à faire.

On compte à Paris trente mille filles publiques c’est-à-dire vulgivagues (11) ; et dix mille environ, moins indécentes, qui sont entretenues, et qui d’année en année passent en différentes mains. On les appelait autrefois femmes amoureuses, filles folles de leur corps. Les filles publiques ne sont point amoureuses ; et, si elles sont folles de leur corps, ceux qui les fréquentent sont beaucoup plus insensés.

La police va chercher des espionnes dans ce corps infâme. Ses agents mettent ces malheureuses à contribution, ajoutent leurs désordres aux désordres de la chose, exercent un empire sourdement tyrannique sur cette portion avilie qui pense qu’il n’y a plus de lois pour elle. Ils se montrent enfin quelquefois plus horriblement corrompus que la plus vile prostituée ; car celle-ci acquiert le droit de les traiter avec mépris, tant ils remportent le prix de la bassesse ! Oui, il y a des êtres au-dessous de ces femmes de mauvaise vie ; et ces êtres sont certains hommes de police.

Une ordonnance de police fait défense aux marchands de louer à ces femmes, à prix d’argent, à la Mine ou à la journée, des robes, des pelisses, des mantelets et autres ajustements ; ce qui prouve d’un côté l’extrême misère et, de l’autre, l’usure effroyable que ces marchands ne rougissaient pas d’exercer sur ces créatures, qui n’ont ni meubles ni vêtements, et qui sentent la nécessité de se parer, afin d’être payées un plus haut prix ; car une pelisse se rend plus exigeante qu’un casaquin.

Toutes les semaines on en fait des enlèvements nocturnes avec une facilité qui, trop excessive, ne saurait manquer de déplaire au spéculateur politique, malgré le mépris qu’inspire l’espèce que l’on traite. Le spéculateur songera à la violation de l’asile domestique dans les heures de la nuit, à la faiblesse du sexe, aux mauvais traitements qu’il essuie, et aux inconvénients qui peuvent en résulter, ces créatures étant quelquefois enceintes ; car le libertinage ne les dispense pas toujours d’être mères.

On les conduit dans la prison de la rue Saint-Martin (12), et le dernier vendredi du mois elles passent à la police ; c’est-à-dire qu’elles reçoivent à genoux la sentence qui les condamne à être enfermées à la Salpêtrière (13). Elles n’ont ni procureurs, ni avocats, ni défenseurs ; on les juge fort arbitrairement.

Le lendemain on les fait monter dans un long chariot, qui n’est pas couvert. Elles sont toutes debout et pressées. L’une pleure, l’autre gémit ; celle-ci se vache le visage ; les plus effrontées soutiennent les regards de la populace qui les apostrophe ; elles ripostent indécemment et bravent les huées qui s’élèvent sur leur passage. Ce char scandaleux traverse une partie de la ville en plein jour ; les propos que cette marche occasionne sont encore une atteinte à l’honnêteté publique.

Les plus huppées et les matrones, avec un peu d’argent, obtiennent la permission d’aller dans un chariot couvert.

Arrivées à l’hôpital, on les visite, et on sépare celles qui sont infectées, pour les envoyer à Bicêtre (14), y trouver la cure ou la mort : nouveau tableau qui s’offre à ma plume, mais que je recule encore, frémissant de le tracer, et non guéri de l’impression horrible qu’il a laissée dans tous mes sens.

O toi qui, loin des villes, respires en paix l’air monts, heureux habitant des Alpes ! tu ne vois autour de toi que des beautés innocentes, pures, intactes comme la neige qui couronne les sommets resplendissants de ces montagnes qui ceinturent l’horizon ; dans ce séjour des vertus, aussi éloigné par tes mœurs du siège brillant de corruption que tu en es loin par tes goûts simples et paisibles, apprends à connaître et à mieux goûter les chastes embrassements d’une tendre épouse et les caresses d’une sœur aimée. Tu sais en bien la pureté de l’âme et la modestie vraie et touchante prêtent de charmes et d’intérêt à la beauté, quelle distance infinie se trouve entre le sourire maniéré et le regard d’une Parisienne, et le front animé et pudique de ces vierges brillantes de fraîcheur et de santé, pour qui la débauche est encore un mot sans idées ! Ah ! trop heureux républicains, conservez tous, dans vos paisibles retraites, cette pureté de mœurs, gage de la félicité et des vertus domestiques ; pleurez sur le jeune imprudent, qui épris d’un vain faste, amoureux d’un luxe puéril, trompé par une liberté licencieuse, va se précipiter dans les grossières voluptés de la capitale ; retenez-le, enchaînez-le ; et, de peur que des mots honteux ne viennent frapper les chastes oreilles des jeunes beautés qu’il abandonne, et qui les feraient rougir sans qu’elles en comprissent toute l’étendue, dites lui en langue non vulgaire : « Siste, miser ! Ibi luxus et avaritia matrimonio discordi junguntur ; ibi ingenuitas morum corrompitur et venditur auro ; ibi horribilis cacomonades Veneris templum et voluptatum sedes occupat ; ibi amoris sagittoe mortiferoe et venenatœ ; ibi exercentur artes damnosoe seu saltem vanoe et prorsus inutiles ; ibi moventur lites et jurgia ; ibi justitia ipsia gladium pro miseris tenet ; ibi miseros agricolas excoriant et procurator et publicanus, nec missura cutem, nisi plena cruoris, hirundo ; ibi fastus et opes dominantur; ibi virtus laudatur et alget, dum vitia coronantur. Unde proverbium frequens et solemne : Omne malum ab urbe. » (15)

On peut évaluer à près de cinquante millions par an l’argent qu’on prodigue aux filles publiques, en les comprenant toutes sous cette dénomination. L’article des aumônes ne va guère qu’à trois millions ; disproportion qui donne à réfléchir. Cet argent va aux marchandages de modes, aux bijoutiers, aux loueurs de carrosses, aux traiteurs, aux aubergistes, aux hôtels garnis, etc. Et ce qui inspire un profond effroi c’est que, si la prostitution venait à cesser tout à coup, vingt mille filles périraient de misère, les travaux de ce sexe malheureux ne pouvant pas suffire ici à son entretien ni à sa nourriture. Aussi ce débordement est-il comme inséparable d’une ville populeuse ; et une infinité de métiers ne subsistent que par la circulation rapide des espèces qu’entretient le libertinage. L’avare lui-même tire son or de son coffre, pour en acheter de jeunes attraits que le besoin lui soumet ; une passion plus forte a dompté sa passion chérie. Il regrette son or, il pleure ; mais l’or a coulé.


Filles publiques à l’hôpital

L’oubli des lois de la pudeur n’a pas éteint chez quelques filles publiques des vertus qu’on aime à retrouver encore dans leur sexe. Plusieurs sont pitoyables, charitables, et donnent jusqu’à leurs jupes pour aider leurs compagnes.

Plusieurs, dans cet état de dégradation, sont sensibles à la honte et, lorsqu’on les condamne à l’hôpital, elles frémissent à cette idée.

On en a vu, au moment de la sentence, prendre un couteau et dire : « Je me frapperai, si j’y suis condamnée » et, au moment de la condamnation se frapper à coups pressés.

L’hôpital où on les enferme ne contribue pas à épurer leurs mœurs ; elles en sortent plus dissolues parce qu’il n’y a rien de plus fatal pour les femmes que l’exemple, et de plus communicatif que le grand libertinage. On met à l’hôpital trop légèrement. Celle qui n’a effleuré le vice que du bout du pied désapprend à rougir et ne craint plus d’enfoncer jusqu’à mi-jambe ; alors le calus (16) se forme, et il n’y a plus chez elle de retour à l’honnêteté.

On a vu, de la part d’une raccrocheuse, un trait probité rare : un homme à portefeuille avait laissé le sien à côté d’elle ; elle l’ouvre, il contient des billets de la Caisse d’escompte ; il y en avait pour soixante mille livres. En s’appropriant cette valeur, sa fortune était faite ; mais non ! elle sort de son triste réduit, trouver le chef de la police et lui remet le portefeuille entier. Le magistrat s’étonne ; mais il fut bien plus surpris lorsqu’il sut de la bouche de la fille qu’a connaissait très bien la valeur de ces billets et la facilité qu’elle aurait eue de les métamorphoser en argent sans qu’on pût lui rien dire. Une telle déclaration de la part d’une fille misérable était faite pour intéresser, car beaucoup d’honnêtes gens à sa place aurai profité de la trouvaille. L’homme au portefeuille, revenu de sa distraction, courut bien vite à la police et fut bien surpris, bien joyeux de ravoir tous ses effets ; il laissa dix mille francs à la pauvre fille, qui, renonçant métier, accepta le don légitime.

Il y a régulièrement cinq à six cents filles enfermées à l’hôpital ; elles se succèdent et se remplacent l’une l’autre, mais toujours plus effrontées, à mesure qu’elles comptent plus d’années d’hôpital. Ce lieu semble leur ôter le dernier frein de la pudeur et même de l’amour-propre. La profondeur du vice surpasse la hauteur de la vertu, et je ne puis attribuer qu’à la communication de ces malheureuses femmes enfermées et pressées dans un même endroit ces derniers excès trop honteux pour que ma plume les indique, et qui prouvent que l’homme a la malheureuse faculté de se ravaler au-dessous de la brute. Quand ces filles ont à se plaindre de la nourriture ou de quelques mauvais traitements, alors elles forment entre elles une révolte ; la conspiration vole de bouche en bouche ; or, savez-vous en quoi consiste le révolte ? A pousser toutes, en même temps et au même signal, des cris et des hurlements épouvantables. Ces explosions de poitrine qui se manifestent par des accents aigus et prolongés se répètent à différents intervalles dans le jour, dans la nuit, et d’une manière inattendue. Quand on entend cette clameur pour la première fois, on est véritablement saisi : ces cris se propagent à près d’une lieue. Les menaces, les châtiments n’y font rien ; cette révolte de gosier se soutient, jusqu’à ce que le tort réel ou apparent soit réparé.

Voulez-vous diminuer les progrès de la prostitution ? Restituez aux femmes tous les métiers qui leur appartiennent ; frappez de mépris les hommes qui se dégradent en maniant l’aiguille, en se consacrant au service des femmes ; ces lâches usurpateurs de la propriété du sexe privent les femmes de leur industrie, et sont leurs plus grands ennemis.



Bicêtre


Des « espouvantables esprits de Bissestre » qui hantaient les ruines du château de Jean de Pontoise, effrayant les honnêtes gens qui n’osent plus s’aventurer près de cet endroit maudit. Successivement et, parfois, simultanément, refuge et prison où se mêlent les malades, les pauvres et les prisonniers, accueillant indifféremment vénériens et galeux, vieillards et infirmes, Bicêtre se crée une réputation où misère et turpitudes constituent le lot de ses pensionnaires.

 

 

 

 

Ulcère terrible sur le corps politique ; ulcère large, profond, sanieux, qu’on ne saurait envisager qu’en détournant les regards. Jusqu’à l’air du lieu, que l’on sent à quatre cents toises, tout vous dit que vous approchez d’un lieu de force, d’un asile de misère, dégradation, d’infortune.

Bicêtre sert de retraite à ceux que la fortune ou l’imprévoyance ont trompés, et qui étaient forcés d’aller mendier le soutien de leur dure et pénible existence. C’est encore une maison de force, ou plutôt de tourments, où l’on entasse ceux qui ont troublé la société.

Trop grande lèpre pour le point de la capitale ! Ce nom de Bicêtre est un mot que personne ne peut prononcer sans je ne sais quel sentiment de répugnance, d’horreur et de mépris. Comme il est devenu le réceptacle de tout ce que la société a de plus immonde, de plus vil, et qu’il n’est presque composé que de libertins de toute espèce, d’escrocs, de mouchards, de filous, de voleurs, de faux monnayeurs, de pédérastes, etc., l’imagination est blessée dès qu’on profère ce mot qui rappelle toutes les turpitudes.

On est fâché de voir sur le même point et tout à côté de ces vagabonds les épileptiques, les imbéciles, les fous, les vieillards, les gens mutilés : on les appelle bons pauvres ; mais il semble qu’ils devraient être séparés de cette foule de coquins qui inspirent encore plus l’indignation que la pitié.

Parlant à un de ces bons pauvres je lui dis : « Que désireriez-vous, mon ami ? — Oh, monsieur, si j’avais seulement un sou à dépenser par jour ! — Eh bien ? – Nous ne coucherions plus que trois. — Et si vous aviez deux sous ? — Oh ! je boirais du vin deux fois la semaine. — Et si vous aviez trois sous ? — Oh ! je mangerais un peu de viande tous les trois jours !… Un Anglais qui m’accompagnait lui donna de quoi boire du vin, manger de la viande, et même de quoi coucher tout seul au moins pendant dix-huit mois. Je me fais effort pour ne pas nommer cet Anglais, tant son premier mouvement fut prompt.

La situation de Bicêtre est sur une colline, entre le village de Villejuif et Gentilly, à la distance de Paris d’une lieue. Sa position le rend très propre pour le rétablissement des malades, et c’est déjà un séjour moins infect que la plupart des hôpitaux de la ville. Il est certain que, si la Seine pouvait être conduite à Bicêtre, ce serait le lieu le plus commode pour former un hôpital des mieux placés et des plus considérables.

Pour remplacer cet avantage si désirable, on a des puits et quelques canaux qui apportent de l’eau d’Arcueil, dont tout le monde boit, excepté les officiers de maison, pour lesquels une voiture en charrie tous jours de la Seine.

L’un de ces deux puits (18) est surtout remarquable, et attire beaucoup de curieux par sa grandeur, par sa profondeur, et principalement par la simplicité de la mécanique de la machine qui sert à puiser l’eau, au moyen de deux seaux, dont l’un descend vide tandis quo l’autre monte plein.

Il n’y a pas longtemps que douze chevaux étaient journellement occupés à cet exercice ; mais par une sage économie, dont il résulte encore un plus grand avantage, des prisonniers forts et vigoureux ont été depuis employés à ce travail. Il les enlève à une dangereuse oisiveté, maintient leur vigueur, leur procure de quoi ajouter à leur nourriture. C’est à M. Le Noir que l’on est redevable de ce changement utile, qui pourrait s’étendre plus loin ; car il arrive quelque fois qu’on est obligé, par défaut d’eau, de diminuer le nombre des bains des malades ; ce qui est, comme on doit le sentir, un inconvénient souvent funeste.

Quant à l’eau qui a passé par les conduits de plomb, on sait qu’elle peut devenir malfaisante, et que conséquemment il serait prudent de pourvoir à cet inconvénient (19).

Le nombre des habitants de Bicêtre n’est point fixe ; en hiver il est plus considérable, parce que plusieurs pauvres, qui trouvent à travailler en été, sont obligés d’aller se réfugier en hiver dans cet hôpital, où l’on compte alors environ quatre mille cinq cents personnes.

Hélas, que d’hommes ressemblent aux mouches ! actives en été, piètres en hiver. La nature nous traite-t-elle comme les mouches ? Les pauvres ressemblent un peu à l’insecte que le soleil fait vivre ou console, et que le froid ou l’hiver tue ou décourage. O lazzaronis (les hommes les plus pauvres) de Naples, nus et vaguant, libres, mais toujours sous un soleil nourricier… Mais je suis à Bicêtre !

Des sœurs officiers, présidées par une sœur supérieure, gouvernent cette maison. Si quelque chose doit causer de l’horreur pour la pauvreté et inspirer l’amour du travail aux fainéants, c’est l’image de Bicêtre. Là on trouve trop rarement cette compassion, cet abord consolateur qui adoucissent le poids de l’infortune. Le pauvre est bien un être nul ; on lui fait sentir qui c’est la charité qu’on lui donne : le pauvre l’est quelquefois par sa faute, mais il est pauvre. Hommes, chrétiens, répondez : il est pauvre !

Un hôpital est nécessairement le centre de plusieurs abus, parce que l’œil de l’administration, quoique cherchant à voir, ne voit pas tout dans ces retraites.

Madame Necker, lorsque son époux était en place, ayant visité elle-même l’intérieur des salles, fut frappée d’un spectacle qui parlait puissamment à son âme. La salle, dite Saint-François, renfermait un air qui, par sa puanteur, faisait tomber évanoui, et suffoquait le plus charitable et le plus intrépide visiteur. Elle vit six malheureux, couchés dans un lit, stagnants dans leurs excréments, qui communiquaient bientôt leurs principes de mort. Elle mit en usage le crédit dont elle jouissait pour faire construire des lits où il ne couche plus que deux personnes, et qui, par une séparation de bois, les met à couvert des miasmes pestilentiels.

Il était une salle affreuse, où cinq à six cents hommes mêlés ensemble s’infectaient mutuellement de leurs haleines et de leurs vices, où le désespoir sourd aigrissait sans cesse des caractères furieux. On n’y pouvait entrer pour leur porter des aliments que la baïonnette ou bout du fusil ; c’était bien le lieu le plus abominable, le plus pervers et le plus corrompu qui existât et qui ait existé peut-être sur la surface entière du globe. Que je m’estime heureux de n’avoir pas à prendre sur ma palette les couleurs les plus noires pour en tracer les traits hideux, et d’annoncer enfin, après ce que l’on ai dit dans L’An deux mille quatre cent quarante, que cette salle infernale, divisée dans un local plus étendu, plus aéré, n’existe plus, et que les malades qui expiraient pêle-mêle dans cet abîme de corruption ont des dortoirs où ils échappent à la peste contagieuse qui ci-devant les moissonnait, et rappelait en grand le supplice de Mezence, où le vivant était collé à la bouche du mort.

Il est vrai que là était la sentine de l’espèce parisienne ; mais faut-il outrager l’humanité dans ceux mêmes qui en sont devenus le mépris et l’horreur ? Puissent les soins nouveaux, opérés par une charité estive et neuve, ne point se ralentir !

Dès la porte de cet hôpital on respire un air que l’odorat seul peut juger vicié ; mais cela est commun à tous les hôpitaux, et presque inévitable.

Passons aux cabanons,sortes de cellules individuelles, et ses cachots, dont certains sont enterrés sous le sol, sans air et sans lumière, les prisonniers, enterrés vivants, sont attachés à des chaînes elles-mêmes scellées dans les murs. La première chose qu’on se demande à soi-même, c’est : qu’ont fait tous ces hommes pour être enfermés ? On voudrait voir au frontispice de leurs loges quels furent le délit et le jugement ; mais les juges en France ne motivent aucun arrêt ; une sentence, un ordre de police l’est encore moins.

Vauvenargues a dit : « On n’a pas le droit de rendre malheureux ceux qu’on ne peut pas rendre bons ». Au sous-sol des bâtiments du cabanon se situent les cachots dits “blancs” par opposition aux “noirs” plus sombres encore et détruits aujourd’hui. Que penser de ces cachots étroits, bâtis les uns sur les autres ? Mais on assure que ceux qui sont là sont punis au-dessous de leur crime, et qu’on leur a fait grâce en les traitant ainsi. Personne ne peut accuser les magistrats actuellement en charge de précipitation ou de barbarie ; ils sont humains. Je crois à l’homme qui m’a donné ces lumières, et je supprime les détails.

Là on ne leur laisse qu’un petit morceau de fer, avec lequel ils font des ouvrages en paille. Ceux qui sont en bas sont les plus favorisés ; ils font des envieux, car ils s’établissent marchand et font travailler les autres, qui ne cessent d’admirer le bonheur et de vanter l’avantage de la place d’en bas.

Un malheureux en arrivant ne sait comment se font ces petits ouvrages : un compagnon de misère qu’il ne voit pas lui montre son métier, et c’est en se servant de plusieurs miroirs qu’ils croisent réciproquement avec un art infini : par ce moyen ils se voient, se parlent, et correspondent par signes ; le plus élevé communique avec celui qui est logé le plus bas.

Il y a une espèce de sentinelle qui, son miroir à la main, avertit les autres de tout ce qui se passe par l’étroit guichet. « Voilà une femme, s’écrie-t-il avec transport, qui est vêtue en telle couleur, de telle taille » ; et tous les prisonniers alors se mettent à leurs barreaux pour examiner la femme qu’ils ne voient que par réfraction ; mais, chacun croisant son miroir, tous la considèrent ; et elle ne se doute pas que chaque prisonnier sourit et fait des mines à sa physionomie.

La lecture de La Gazette de France (20) est une récréation permise aux prisonniers. Deux fois la semaine il se fait un grand silence ; la plus forte voix passe sa tête aux barreaux, et lit. A chaque nom, l’un s’écrie : « Je l’ai connu » ; l’autre : « Je l’ai vu » ; et les réflexions ne sont pas tacites ; ces drôles ont des saillies.

On a songé à deux choses dans ces cachots : à procurer à chaque prisonnier un trou pour les besoins naturels et une issue pour aller entendre la messe. La chapelle est au milieu ; ils y vont le dimanche.

Les mouchards de la police, quand ils ont manqué à leurs instructions, sont enfermés à Bicêtre ; mais ils sont séparés des autres prisonniers, parce qu’ils seraient mis en pièces par ceux qu’ils ont fait emprisonner et qui les reconnaîtraient. Ils inspirent moins de pitié à raison du vil métier qu’ils exerçaient. On voit avec surprise et avec encore plus de douleur que ces petits drôles sont très jeunes. Espions, délateurs, à seize ans, ! O quelle vie perverse cela annonce ! Non, rien ne m’a plus affligé que de voir des enfants jouer un pareil rôle… Et ceux qui les enrégimentent, qui les dressent, qui corrompent ce jeune âge !

Il y a des cachots souterrains, d’où l’on ne reçoit ln lumière et le son que par quelques trous forts étroits : là a vécu, pendant quarante-trois années, le complice et le délateur de Cartouche ; il avait ainsi obtenu sa grâce en le trahissant. Quelle grâce ! Il contrefit parfaitement deux ou trois fois le mort, pour aller respirer au haut de l’escalier un peu d’air ; et, lorsqu’il mourut tout de bon, on avait peine à y croire. Le chirurgien fut longtemps sans oser lui détacher son collier de fer. Il semblait qu’il dût vivre éternellement dans ces cachots, après le miracle d’une si longue et si rare existence.

Il y a de temps en temps des révoltes à Bicêtre. Le 1er février 1756, les prisonniers renfermés dans l’endroit de cette maison appelé La Petite Fosse attendirent pour exécuter leur coup l’heure des vêpres, comme la plus propre à favoriser leur délivrance. Ils forcèrent la sentinelle, entrèrent dans le corps de garde et se saisirent des armes ; mais la sentinelle ayant eu le temps de donner un coup de sifflet, la garde se rassembla : il y eut dans le combat deux archers tués, et quatorze des mutins. Plusieurs se sauvèrent ; mais ils furent bientôt rattrapés, parce que l’habit d’un drap grossier qu’ils endossent en entrant dans cette maison servit à les faire reconnaître.

Les prisonniers, interrogés sur le motif qui les avait portés à la révolte, répondirent qu’on avait retranché de leur nourriture ordinaire, quoiqu’elle ne consistât qu’en un peu de pain, et un peu de viande un seul jour de la semaine ; qu’ils n’en avaient voulu qu’au supérieur et à l’économe qui les faisaient jeûner si cruellement, afin de rendre leurs tables plus abondantes ; et que, las de la vie, ils n’avaient écouté que leur désespoir.

On les prit au mot ; plusieurs furent pendus, les autres fouettés par la main du bourreau, et resserrés plus étroitement.

 

 

 

Notes

(1) (https://aouste-a-coeur.fr/dans-la-peau-dune-matrone-rurale-du-temps-jadis/ )

(2) rue du Poirier : La rue du Poirier est une ancienne voie de Paris qui était située dans l’ancien 7e arrondissement et qui a été absorbée par la rue Brisemiche.

( https://fr.wikipedia.org/wiki/Rue_du_Poirier)

(3) Port-au-Blé : Le port au Blé est un ancien port de Paris, il était mitoyen du port au Foin. Ces deux ports deviendont le port de l’Hôtel de Ville dans le 4e arrondissement. a porté le nom de port de Grève. Commence pont de Sully et se termine au pont Marie.

(4) rue Planche-Mibray : La rue de la Planche-Mibray, également appelée rue Planche-Mibray, est une ancienne voie de Paris qui était située dans l’ancien 7e arrondissement et qui a disparu lors de sa fusion avec la rue Saint-Martin en 1851. ( https://fr.wikipedia.org/wiki/Rue_de_la_Planche-Mibray)

(5) ( voir : https://aouste-a-coeur.fr/querelles-conjugales/)

(6)(https://www.persee.fr/doc/mar_0758-4431_1978_num_6_1_1048#mar_0758-4431_1978_num_6_1_T1_0151_0000 )

(7) Phrinè : Femme de mœurs légères surnom donné à une célèbre hétaïre grecque du IVe siècle av. J.-C.

(8) Laïs : Laïs de Corinthe est une courtisane grecque du Ve siècle av. J.-C., hétaïre, amante régulière de Myron

(9) Nicolas Edme Restif, dit Restif de La Bretonne, également épelé Rétif et de La Bretone, est un écrivain français né le 23 octobre 1734 à Sacy et mort le 3 février 1806 à Paris.

(10) Tisiphone : Tisiphone est, avec Alecto et Maegaera (Mégère), l’une des trois furies de la mythologie gréco-romaine. Les Erinyes grecques (les Furies latines) sont trois créatures telluriques appartenant à la première génération des divinités primordiales, vivant dans les profondeurs de la terre et n’en sortant à l’origine que pour pourchasser les coupables de crimes familiaux.

(11) Vulgivague: qui se prostitue.

https://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1987_num_6_4_1468 ; https://www.francegenweb.org/wiki/index.php?title=Prostitution_à_Paris_au_XVIIIe_siècle

(12) La tour de l’ancienne abbaye Saint-Martin-des-Champs a servi de prison, c’était la maison d’arrêt des femmes de mauvaise vie, dont un certain nombre étaient menées le premier vendredi de chaque mois au Châtelet, où le lieutenant général de police ( https://aouste-a-coeur.fr/les-lieutenants-generaux-de-police-sous-lancien-regime/ ) les jugeait. On supprima cette prison Saint-Martin en 1785, en transférant à la petite Force les filles publiques enfermées dans sa tour.

(13) Dès le règlement du 20 avril 1684, une nouvelle catégorie de la population parisienne est à enfermer : les femmes débauchées. Et c’est à la Salpêtrière qu’elles devront être « enfermées ». Comme la mendicité, la débauche et la prostitution sont combattues avec acharnement pendant tout le XVIIe siècle. Outre la déportation dans les colonies, l’Hôpital général devient le principal mode de mise à l’écart des prostituées jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Les prostituées étaient déjà mises en cause dans le 101e article de l’ordonnance de 1560 promulguée par François II puisque cette ordonnance interdisait tout simplement la prostitution. Cette mesure aurait été prise suite à la progression rapide de la syphilis. Et c’est tout naturellement qu’on s’est attaqué à ce qui ne pouvait être qu’à la base de ce développement : la prostitution. Sous couvert de santé publique on épurait ainsi les rues de Paris d’un autre fléau, la « débauche publique et scandaleuse ». Les mesures d’internement contre les débauchés se multiplient dans ce siècle de moralisation de la société. Des maisons de force avaient déjà été créées et aménagées pour les débauchées. Ces établissements étaient ouverts, théoriquement, aux seules volontaires, et avaient pour objectif de changer la morale et les mœurs de ces femmes égarées. Le roi prévient que « les femmes d’une débauche et prostitution publique et scandaleuse, ou qui en prostituent d’autres, seront renfermées dans un lieu particulier destiné pour cet effet dans la maison de la Salpêtrière ». Les débauchées pourront y être enfermées sur décision de justice. Après l’ordonnance du roi du 20 avril 1684, un inspecteur est chargé de la police des mœurs. Il est chargé, jour et nuit, de les arrêter et de les conduire au dépôt Saint-Martin, passage obligé des futures condamnées. Le lendemain, les femmes arrêtées comparaissent à l’audience du grand Châtelet. Les femmes condamnées, escortées par des archers, sont alors emmenées en charrette, dont les planches sont recouvertes de paille, à travers les rues de Paris, à la vue de tous, jusqu’à la Salpêtrière.

(14) A l’emplacement du château féodal qui fut détruit, Louis XIII fit bâtir un hôpital destiné à recevoir les soldats blessés. La responsabilité du projet fut confiée au Cardinal Richelieu et les travaux à Jacques Lemercier, architecte du Roi, mais la réalisation complète du projet fut interrompue par la mort du Roi. En 1656, Mazarin décida de rattacher cet hôpital à un autre hôpital général créé par le Roi. Bicêtre fut affecté aux hommes, vagabonds, vieillards, indigents de toutes sortes (en 1668, on comptait 600 pensionnaires). L’hôpital de Bicêtre devint successivement ou simultanément, prison d’Etat, asile d’aliénés et hospice.

(15) « Arrête, misérable ! Là, le luxe et l’avarice s’unissent dans un mariage discordant ; là l’ingéniosité des mœurs se corrompt et se vend pour de l’or ; là l’horrible cacomonas (caconomie) occupe le temple et le siège des plaisirs de Vénus ; il y a la flèche mortelle et venimeuse de l’amour ; on pratique des arts nuisibles, ou du moins vains et totalement inutiles ; il y a des disputes et des querelles ; là, la justice elle-même tient l’épée pour les pauvres ; Là, que les pauvres fermiers soient excoriés par le procureur et le publicain, et ils ne toucheront pas la peau, à moins qu’elle ne soit pleine de sang, avec une hirondelle ; là l’orgueil et la richesse dominent ; là, la vertu est louée et louée, tandis que les vices sont couronnés. D’où le proverbe fréquent et solennel : Tout mal de la ville. »

(16) calus : endurcissement, rudesse, insensibilité

(17) https://aouste-a-coeur.fr/les-lieutenants-generaux-de-police-sous-lancien-regime/

(18) Deux éléments de confort faisaient cruellement défaut à Bicêtre : il y manquait une arrivée d’eau et d’un moyen d’évacuer les liquides du vaste domaine. On commença par la construction d’un puits à eau monumental qui fit l’admiration de ses contemporains. Réalisé de 1733 à 1735 sur les dessins de Germain Boffrand, architecte du Duc de Lorraine, grand architecte et premier ingénieur des Ponts et Chaussées de France, il fut chargé de résoudre la question de l’approvisionnement en eau, transportée jusque là en tonneau de la Bièvre ou de la Seine.ce puits servit ensuite de modèle à de nombreuses autres réalisations de ce type dans le royaume ou dans d’autres pays. Il conçut un puits creusé à 58 m de profondeur et son diamètre dans l’œuvre est de 5,20 mètres, dont une grande partie creusée dans la roche, alimentait un grand réservoir attenant, des seaux énormes remontaient l’eau. Il présente une hauteur utile de 3 mètres d’eau ; ce puits est intarissable, car sa base a été creusée dans le calcaire grossier où se situe la nappe phréatique et de nombreuses sources. On a pratiqué dans la maçonnerie, à 4 mètres au-dessus du niveau de l’eau, une plate-forme de 2 mètres de largeur sur toute sa circonférence afin de permettre aux ouvriers d’œuvrer et d’entreposer les matériaux nécessaires à son entretien et aux réparations. Au centre, une imposante machinerie, révolutionnaire pour l’époque, permettait de puiser l’eau. Un manège, actionné par quatre à huit chevaux selon les besoins, remontait des seaux impressionnants d’une contenance de près de 270 litres. L’ensemble était actionné au départ par des chevaux, puis à partir de 1781 par 72 prisonniers; il en fallait soixante-douze pour mouvoir l’énorme treuil. 140 mètres cubes d’eau étaient tirés quotidiennement pour être déversés dans un réservoir d’une contenance de 1100 mètres cubes, construit derrière le puits ; Puis, vers 1836, les prisonniers sont remplacés par des aliénés de Bicêtre ; une machine à vapeur remplacera tout ce monde à partir de 1856-1858. La salle du réservoir est constitué d’une salle voûtée reposant sur des piliers et attenante au puits. Sa couverture est constituée d’une voûte unique d’arête reposant sur quatre piliers massifs. Le bâtiment octogonal du manège qui actionnait le puits est transformé en chapelle dans les années 1920. Le Grand Puits, à savoir bâtiment de l’ancien manège (actuellement chapelle), bâtiment du puits et puits lui-même et bâtiment du grand réservoir, sont classés aux monuments historiques depuis 1962

(19) Comment se débarrasser des eaux corrompues. L’évacuation des eaux usées présentait d’immenses difficultés. À l’origine, les propriétaires riverains, les industriels opérant le long du cours d’eau, ainsi que la manufacture des Gobelins elle-même, exprimèrent de nombreuses plaintes concernant le déversement des flux pollués dans la Bièvre. Après des années de discussions, l’administration des hôpitaux décida, en 1783, d’éliminer les eaux sales dans les vastes carrières souterraines à l’abandon sous Bicêtre. Elle fit donc l’acquisition de deux immenses carrières à quelques centaines de mètres de l’hospice qu’elle relia entre elles par un aqueduc de 2 mètres de large et de 32 mètres de longueur. Avant d’évacuer les eaux dans ces souterrains, il fallut en consolider les ciels et les parois ; à cette fin, Charles François Viel de Saint-Maux, architecte de l’hôpital général de 1784 à 1789, fit réaliser de solides maçonneries en pierre meulière. On creusa également le sol des carrières pour y aménager un puits de 2 mètres de diamètre et de 13 mètres de profondeur et disposer d’eau en quantité. Cinq puits furent percés qui permettaient le renouvellement de l’air dans les galeries. L’égout de Bicêtre fonctionna quelques décennies sans présenter d’inconvénient majeur, mais les infiltrations d’eaux infectées dans le sol et finalement dans la nappe phréatique ne pouvaient, à la longue, que provoquer de sérieux dommages. Ainsi, les puits de la commune limitrophe de Gentilly furent contaminés, et un rapport de 1833 confirma que « des bactéries, provenant probablement des urines, étaient présentes dans l’eau de plusieurs puits de la commune, la rendant impropre à un usage domestique.

(20) Le 30 mai 1631, Théophraste Renaudot, médecin et entrepreneur protégé de Richelieu, obtint un privilège qui lui permit d’imposer sa « Gazette » malgré les contestations de la communauté des libraires de Paris et face à la concurrence d’une feuille rivale, le « Nouvelles ordinaires » de Jean Epstein. En contrepatie, le pouvoir royal, au moment où son autorité était encore fragile à l’intérieur du royaume et sa politique extérieure prise dans les complications de la guerre de Trente Ans, disposait d’une publication à ses ordres.Hebdomadaire, elle compte quatre pages, augmentées dès novembre 1631 de quatre autres pages intitulées Nouvelles ordinaires. Premier véritable journal français, il donne les nouvelles fraîches de l’étranger et de la Cour. « Une seule chose ne céderai-je à personne, dit Renaudot, en la recherche de la vérité, de laquelle cependant je ne me fais pas garant ». Louis XIII, par jeu, y contribue parfois. Au XVIIe siècle, « La Gazette » est tirée à 8 000 exemplaires dans la capitale et diffusée en province sous 35 éditions.  En 1762, elle change de nom pour « La Gazette de France » et devient bihebdomadaire. En 1787, l’éditeur Charles-Joseph Panckoucke la prend en location et l’ajoute au « Mercure de France » dont il est le propriétaire, puis au « Moniteur universel » qu’il fonde peu de temps après. Elle tire à 12 000 exemplaires par semaine.

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