LA FOIRE DU 15 AVRIL A BEAUFORT SUR GERVANNE (26)





La Foire du 15 avril à Beaufort

 

 

 

 

 

A 700 mètres d’altitude, le quartier des Maillets domine les saisons. Elles s’y réveillent et s’y endorment ainsi depuis des milliers d’années en un rythme lent et imperturbable.

Là-haut, fin mars – début avril, les bourgeons s’étirent et les fleurs impatientes d’éclore baillent de surprise au salut de la première abeille. Bientôt la sève dopera le plus petit brin d’herbes et ce sera le branle-bas général qu’une alouette audacieuse supervisera en plein ciel.

En bas, dans la « plaine », l’événement a déjà eu lieu. Il y a des arbres avec leurs feuilles, des blés verdoyants et on a semé les betteraves. Le facteur Couriol, ou Amauric, selon le service de l’un ou de l’autre, nous relate les progrès au jour le jour, eux-mêmes à l’écoute des nouvelles plus en aval, dans le pays de Blacons.

C’est ainsi que fébrilement une date est repérée et pointée d’un gros coup de crayon gras sur le calendrier des P.T.T. pendu en un coin bien au jour, dans l’embrasure de la fenêtre. La Foire de Beaufort du 15 avril, c’est comme une éruption, ça frémit, ça se ressent, ce n’est pas Pâques mais tout se tient.

Tous les ans à cette date, Beaufort revit une journée de liesse dans toutes sortes de retrouvailles. Comme des marmottes, les montagnards soudain ont resurgi. Ils vont affluer vers cette irrésistible foire où éclats de rire et blagues gauloises issues du plus pur patois éclateront dans les cafés Grangeon et Jean. Sur le Champ de Foire, les « paches » martèleront nombre de marchés conclus. Il faudra supporter le couinement de désespoir des petits cochons qu’on porte à bout de pattes et le beuglement des vaches apeurées sous l’œil et les gestes inquisiteurs du maquignon. En tout état de cause, cette foire, c’était le renouveau printanier au cœur de tout un pays. On allait y faire provision d’espoir assorti du nécessaire indispensable pour plusieurs mois de routine quotidienne afin d’assurer la vie de tous les jours, dans les champs et à la maison.

Pour moi, gamin, et pour tous les autres gamins, si cette foire tombait un jeudi, c’était l’aubaine. Après l’hiver, il fallait remplacer les galoches – composées de rudes semelles en bois nommées « tapis » dans la jargon local – par des souliers solides, en cuir et à la semelle desquels on enfonçait des « blouquettes » antidérapantes indispensables pour gravir sans encombre les rochers montagneux des grands travers. Il y avait aussi la blouse d’écolier à renouveler, la culotte courte pour le dimanche, que sais-je encore ? Pour ma sœur, un petit chapeau fleuri s’imposait car, de deux ans mon aînée, la coquetterie instinctive faisait capricieusement en elle son apparition. Mon père, obligatoirement, devait lui aussi passer chez Terrail, le cordonnier, donner ses pointures pour des brodequins neufs. A tout cela venaient s’ajouter des « brailles » en velours, un « faudiou » pour ma mère, avec une paire de bas, de la laine à tricoter, des aiguilles, du fil, un fait-tout, etc… Tous ces achats constitueront un investissement non négligeable, mais heureusement, en couverture, les poules avec leurs œufs, les vaches avec leur lait, la future portée de petits cochons feront la garantie.

Ainsi, la liste établie, « le jour J » arriva, ce jeudi 15 avril 1937.

Papa s’était levé de grand matin dans la nuit pour servir à Cocotte un bon foin de pure luzerne gras à souhait, et comme pour le dopage d’un champion, un triple picotin d’avoine censé émoustiller les jarrets. Notre brave bête ne s’y trompa point quant au motif d’une telle attention, ce que révélait un regard malicieux prolongé par des oreilles rabattues en arrière. Maman nous prépara, ma sœur et moi. Nous étions excités car cette sortie représentait pour nous l’équivalent d’une randonnée en car à travers la France pour les mêmes gosses d’aujourd’hui. Une fois les préparatifs terminés en hâte, l’aube encore lointaine, Cocotte fringante s’attelait à la jardinière déjà surchargée de produits de basse-cour où, parmi ceux-ci, quelques derniers petits chevreaux apeurés bêlaient tristement en réponse à l’appel désespéré de leur maman. Tout cela, une fois vendu à Félix Lapeine l’épicier, viendra un peu en déduction des dépenses envisagées !

Alors, en trottinant, au rythme de 20 grelots trépidants accrochés à une lanière de cuir sur le collier des jours de fête de la brave jument, on allait à grands pas vers la « Capitale ». Et c’était bien une « Capitale » !

Beaufort, à l’époque, était une véritable galerie marchande et artisanale. Toutes les corporations étaient représentées et bien vivantes. On recrée, à l’heure actuelle, pour une factice illusion et un certain folklore, dans des bourgs médiévaux, la réplique de ce que Beaufort représentait, mais on ne fera jamais resurgir l’envoûtement que l’on ressent maintenant au fond de son être par les seuls souvenirs de ces temps vécus et révolus.

Au 15 avril, artisans et commerçants sédentaires fourbissaient leur image attractive et se tenaient au garde à vous. Les forains ambulants, ayant parfois campé sur place depuis la veille, étalaient leur marchandise ou camelote selon leur spécialité et ne tardaient pas à déployer leur talent d’embobineur sur le premier curieux de passage. Nul besoin de hauts parleurs dégorgeant des cris d’orfraies pour l’ambiance. A eux seuls, ils réalisaient l’animation grâce à un involontaire concours permanent, le plus fort s’adjugeant le plus gros chiffre et, plus tard, la plus forte extinction de voix. Parmi ceux ou celles-ci, je retiens une généreuse matrone vendant du matériel Lafumas : sacs tyroliens, chaises pliantes en toile, sacs de couchage, etc… Pourquoi ai-je gardé cette image ? Peut-être à cause des très proches maquisards dont les premiers étaient équipés de sacs « de marque » comme on disait alors et, soit dit en passant, toujours d’actualité et parmi les meilleures. Les commerçants sédentaires, que le hasard mettait en concurrence avec le forain d’en face, regardaient en coin les clients félons, mais par contre d’autres se frottaient les mains.

C’est ainsi que Gallo le ferblantier engrangeait des commandes de « seilles » (sceaux pour traire), des raccommodages de sulfateuses, où du rétamage d’ustensiles agonisants. Les maréchaux-ferrants, Talon et Achard, battaient le fer à tour de bras, contraints de temps à autre à éteindre un feu latent au fond du gosier chez le cafetier le plus proche, le client réglant d’un coup la consommation et le travail sur sa monture. Terrail le cordonnier battait inlassablement la semelle. J’étais fasciné par son énorme machine à coudre à balancier actionnant une aiguille aussi grosse qu’une aiguille à tricoter, traversant du cuir aussi dur que celui d’un rhinocéros. La machine à coudre de maman mise à côté ne faisait pas le poids. Chaine le boulanger nous mettait dans une « boge » (gros sac de jute) des gros pains pour 8 jours. Félix l’épicier pesait et reposait des sachets de café. D’un côté du village, on entendait Colomb Léopold assembler à grands coups de maillet les éléments d’une future charrette et de l’autre côté Colomb Charles cercler la roue d’un tombereau en vue de sa rénovation. Chauvin le tailleur, pelote d’aiguilles autour du bras et le mètre ruban voltigeant dans tous les sens, alignait des mensurations. Et aussi, ne l’oublions pas… le percepteur. Même lui, ce jour-là, avait droit à sa part de clientèle qui, bien malgré elle, se devait de rester fidèle.

Si le soleil voulait être coopératif, la foule s’extériorisait en de joyeuses interpellations dans le franc et pur patois de chez nous sur fond de galoches et souliers ferrés, eux-mêmes dominés de pantalons en velours côtelé encore d’utilité dans les froideurs des coins perdus des cimes environnantes.

C’était aussi une occasion unique de rencontrer le « Balancier » des Barines du plateau de Lozeron, le « Bégout » des Frachets à Ansage, le « Ripert » du Bruchet, ou le « Terrail » de Chaffarier.

On s’échangeait alors les dernières histoires de chasse ou de braconnage, à celui qui pouvait en extraire la plus fumante. Et tout cela combiné sentait bon. Il y avait aussi le pain, le cuir, le lisier du champ de foire, la corne brûlée, la « fumaille » du bistro et par-dessus tout, l’encens des rameaux fleuris.

En cours d’après-midi, Cocotte bien restaurée dans l’écurie Arthaud nous ramenait à la maison. Alors, un peu fatiguée, le parcours rude du dernier kilomètre nécessitait quelques haltes. Pour la décharger, nous faisions à pied ce qui restait. Dans la journée, une grand’tante, l’aïeule de la famille, avait un peu paré aux soins du bétail, cependant maman devait encore traire, papa s’occuper de Cocotte, la bouchonner, et là, on sentait bien que deux êtres vibraient à l’unisson.

Beaucoup encore parmi nous se souviennent de cette célèbre foire comme Gustave Morin et son épouse Emilie. Leur mémoire est encore plus vivace que la mienne.

Hélas ! la guerre de 39 a tout englouti et le progrès – pire que la guerre – a fait le reste. La guerre a engendré les ruines, saccagé la grande et belle rue principale. Le progrès a détruit les foires en bouleversant les traditions. On reconstruit des murs, mais dans les mœurs, on ne revient pas en arrière. N’empêche qu’une auréole en forme d’arc reliera toujours le Bec Pointu à Roche-Colombe en faisant un détour par la Croix du Vellan, pour attester d’une spiritualité jamais perdu depuis la nuit des temps.

 

Gaston Emery

 

Notes :

 

Pache : en occitan, « faire la pache » (pâcho (prononcer « patche ») : pacte, marché, convention. « Aven fa pâcho : nous avons conclu un marché »), c’est conclure le marché. Cette conclusion est matérialisée par le geste de se frapper dans la main. Le marché est scellé.

Brailles : pantalon

Faudiou : tablier

 

 

Photos de foires de Crest

 

 

1905

 

1907

 

Foire aux aulx 1907

 

Foire aux arbres 1907

 

Marchande de chèvres 1907

 

Marchande de dindons 1907

 

Foire en 1920

 

Foire en 1924

 

Foire de Saint-Ferréol en 1958

 

Marché aux moutons à Die en 1880-1885

 

 

Source : Ce texte de Gaston Emery a été publié dans « la Gazette de la Gervanne », journal local de la Vallée de la Gervanne, aujourd’hui disparu.

 

 

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