LES CONSCRITS ET LE TIRAGE AU SORT







Les Conscrits et le tirage au sort



 

La décision prise par la France en 1996 de professionnaliser la Défense nationale supprime la conscription pour les jeunes gens nés après le ler janvier 1979. La classe 98 (20 ans en 1998) sera la dernière à « faire les conscrits ».

Que de souvenirs n’évoquent-elles pas dans les mémoires, ces fêtes de conscrits dans les villages : ils sillonnaient la campagne, drapeau au vent, au son de l’accordéon, du tambour et de la grosse caisse, arborant fièrement leur cocarde « Bon pour le service, Bon pour les filles »… Cette tradition resta longtemps dans les mentalités comme une étape donnant au garçon son nouveau statut d’homme.

 

La conscription et son origine

 

Présenter un bref historique qui précédera une évocation de ce « tirage au sort » déjà bien lointain.

On pourrait croire que « faire les conscrits » soit une coutume très ancienne. Il n’en est rien, puisqu’elle ne date que de l’instauration du service militaire, remplaçant l’armée de métier au temps de Napoléon.

La loi Jourdan de 1798 mettait fin à la réquisition des hommes établie par la Constitution de 1793 qui proclamait que tous « les Français sont des soldats » : elle substituait à ce principe la conscription, fondée sur l’appel annuel des garçons âgés de 20 ans : « les conscrits ». Mais face au nombre trop important de conscrits par rapport aux besoins de l’armée en hommes en temps de paix, une sélection s’imposait. Elle fut alors organisée en 1799 avec le rétablissement du tirage au sort (principe créé en 1688 et supprimé en 1789) pour désigner les militaires qui effectueront 5 années de service, avec possibilité d’être « remplacés ». L’importance des effectifs exigés par les guerres napoléoniennes, rendit la conscription si impopulaire que Louis XVIII décida son abolition et revint au volontariat. Le nombre des engagés s’avéra alors insuffisant, et il fallut en 1818, revenir à un appel de conscrits par tirage au sort, pour 6 ans. Il fut porté à 8 ans en 1824. La Monarchie de Juillet le ramène à 7 ans (à 6 ans pour ceux qui ont contracté mariage). La loi de 1855 maintient à 7 ans l’obligation du contingent et transforme le remplacement individuel par l’exemption dont le prix est fixé à 2 800 francs.

La période de stabilité et de paix en France de 1818 à 1870, ne changea pratiquement pas le mode de recrutement En début d’année, on procède au recensement des hommes de vingt ans : dans chaque canton, est établie la liste des nouveaux conscrits. Dans le même temps, l’effectif du contingent, c’est-à-dire le nombre d’appelés à recruter, est fixé, puis voté par le Parlement, à partir de 1830.

A la veille de la guerre de 1870, le temps de service est porté à 9 ans, dont 4 répartis en de nombreuses périodes de « réserve ». Devant les menaces d’une guerre imminente, une garde mobile est créée, composée de tous les jeunes gens des années antérieures., aptes, mais exemptés lors du tirage au sort. Cette garde était organisée par département. C’était une esquisse du service obligatoire pour tous, un retour à la tradition des milices et des régiments provinciaux de l’Ancien Régime, tombée en désuétude depuis la Révolution. Ces « Mobiles » ont formé le fond des armées de la Défense Nationale qui poursuivirent la lutte après la destruction ou la capture des armées de lignes, en 1870.

Après la défaite de 1870, la France entre­prend la restructuration complète de son armée. Après le départ de Napoléon III, l’Assemblée Nationale qui n’avait pas encore fait le choix entre la Monarchie et la République, réorganise l’armée sous le drapeau tricolore volontairement laissé sans inscription.

La loi du 27 juillet 1872 maintient le princi­pe du tirage au sort mais n’apporte plus d’exemption : ceux qui tirent de bons numéros (qui sont les gros numéros) voient la durée de leur ser­vice réduite à 1 an, alors que les malchanceux sont tenus à une présence de 5 ans. Les engagés condi­tionnels, jeunes gens sortis élèves officiers de pelotons spéciaux, ont le privilège d’être libérés au bout d’un an, moyennant argent. Avec cette loi, on revient au principe posé en 1793 et si souvent éludé : « tout Français doit le service personnel »… Thiers fait maintenir à cinq ans la durée légale du service dans l’armée active, mais les dispenses sont nombreuses. Les « bons numéros » ne font qu’un an, sans compter les privilèges des engagés conditionnels, jeunes gens justifiant d’une certaine instruction, qui sont libérés au bout d’un an s’ils sont sortis élèves officiers de pelotons spéciaux et moyennant 1500 francs.

La loi de 1889 ramène le service actif à 3 ans et diminue les dispenses. Pour la première fois, toute la «classe» est incorporée, supprimant les dispenses, sauf pour les étudiants, les instituteurs, et les soutiens de famille… Le tirage au sort n’agit plus sur la durée du service, mais sur l’unité, A partir de cette date, le tirage au sort n’apporte plus d’exemption, sauf pour dispense comme étudiant, instituteur, soutien de famille, etc.

La loi de 1905 abolit le tirage au sort et impose deux ans de service à tout le monde, sauf aux élèves des Grandes Écoles, qui ne passent qu’un an sous les drapeaux.

Peu avant la Grande Guerre, en 1913, le service est prolongé d’une année, avec « la loi de trois ans ».

Après la guerre de 14-18, le service national changera plusieurs fois dans sa durée : 18 mois en 1923 et 1 an en 1946, 24 mois à partir de 1959, 16 mois en 1965, puis 12 mois en 1970. Réduit à 10 mois le 10 juillet 1991, le Service national devrait être remplacé, pour les jeunes nés après le 1er janvier 1979, par un «Rendez-vous des Citoyens», à partir de 1998.

Voici donc un aperçu des diverses modifications du service militaire en France, depuis le Premier Empire.

 

Le tirage au sort

 

Ils vont tirer au sort, disait-on en voyant passer les conscrits. Pourtant le tirage, qui n’avait déjà plus guère de signification a cessé depuis 1905, mais le terme est resté pour dénommer le Conseil de Révision.

Le tirage au sort avait une grosse importance sous le Second Empire et dans les années qui suivirent l’Annexion jusqu’en 1870, car la durée. du service dépendait du numéro tiré. Tandis que les numéros 1 à 6, partaient pour la marine et les colonies, les gros numéros ne faisaient qu’un an, et le tout dernier, « le bouquet », était complètement exempt.

S’il a été possible de recréer la journée de tirage au sort, grâce en partie aux éléments trouvés dans de vieux cahiers de famille et aussi aux Archives départementales, il nous a été parfois difficile de différencier, dans ces vieux papiers, souvent non datés, le tirage au sort de celui où il n’avait plus de valeur d’exemption.

Auprès des anciens, même déception, car ce temps a malheureusement atteint et même dépassé la limite des cent ans, au-delà de laquelle la mémoire populaire ne fournit plus de souvenirs bien nets.

Tout d’abord, il semble curieux de connaître la tenue que portaient nos conscrits, à la fin du siècle dernier. Voici trouvé, dans un cahier de dépense d’une famille, en l’année 1869 :

Acheté pour Joseph qui va tirer au sort : « Une blouse bleue, un pantalon de futaine, une paire de botte à tige et un feutre. »




 


Le voici donc arrivé, ce fameux jour du tirage. Une certaine anxiété règne chez les conscrits endimanchés et nombreux sont les parents, frères, sœurs et fiancées qui ont tenu à les accompagner, ayant hâte de connaître quel numéro ils vont tirer. C’est parfois pour la fiancée, la ruine des projets matrimoniaux.

Le silence règne sur la place de la mairie. La cérémonie va commencer dans la salle d’hon­neur. Le commissaire, entouré des maires du canton, annonce tout d’abord le nombre de recrues que doit fournir le canton.

Une fois établi l’ordre des communes, le tirage commence. Les omis tirent les pre­miers. Les conscrits passent par ordre alpha­bétique, choisissant un étui renfermant le numéro et le portent au président de séance.

A l’annonce de leur numéro, certains deviennent blêmes, d’autres se congratulent, d’autres jurent. Les autres attendent leur sort en silence.

Certains que le sort a favorisés, ne peuvent attendre de faire connaître leur chance, crient leur numéro par la fenêtre, à leurs parents et amis assemblés dans la cour.

Les premiers numéros de I à 6, selon les besoins de l’année, allaient dans la marine et les colonies. On avait grand peur de cette affectation.

Après le tirage, les conscrits décoraient leurs chapeaux de rubans : bleus pour les partants, rouges pour les gagnants. Puis, sur le devant du chapeau le numéro tiré, et, sur la blouse, on épinglait des cocardes et autres emblèmes patriotiques.

 

 


La Réforme

 

Quelques jours après le tirage, les partants allaient passer le Conseil de réforme au chef- lieu du département.

Ce conseil choisissait les hommes avec grand soin. L’armée, en ce temps-là, se déplaçait à pieds, aussi les pieds plats étaient invariablement réformés et il fallait aussi avoir une mâchoire excellente pour déchirer avec les dents des charges de poudre dosées contenues dans des étuis en carton.

Sont réformés aussi :

« Ceux qui n’ont pas la taille d’un mètre cinquante-quatre centimètres. »

Pour parer à ces réformes, exemptions, dispenses ou rénitents :

« Le nombre des numéros partants devra toujours excéder celui des soumis à l’enrôlement.»

Les possesseurs de numéros les plus proches des partants, craignaient les résultats de cette réforme, car on puisait dans ces numéros pour compenser les exemptés par réforme.

 

Le remplaçant

 

Le départ au service signifiait : abandon de projet de mariage, séparation d’avec la famille, rudes conditions de vie en caserne… Aussi, ceux qui en avaient les moyens cherchaient-ils un remplaçant qu’ils rémunéraient avec une somme d’argent correspondant à 2 ou 4 ans de salaire d’un ouvrier agricole.

Le rachat était une institution légale. C’était un privilège des riches de racheter leur liberté. C’était aussi parfois, l’avantage des pauvres, car au retour, ils étaient parfois encore en possession d’une bonne somme d’argent leur permettant d’acheter de la terre.

Après le tirage au sort, les candidats au remplacement se rendaient auprès des par­tants : on marchandait comme pour embau­cher un commis. Encore fallait-il prendre des garanties, car on devenait responsable des défaillances de son remplaçant et on était soi-même poursuivi s’il désertait avant d’avoir accompli une année de service, temps mini­mum requis par la loi sur les remplaçants. La loi stipule aussi que «les conditions entre le remplaçant et le remplacé doivent être réglées préalablement par acte, devant notaire ».

« Le remplacé devra verser la somme de 2300 francs, à titre de garantie au Trésor et pour compensation, dans le cas de désertion du remplaçant. »

La destination de ces 2300 francs est indiquée comme suit :

« 100 francs pour montant du premier équipement du remplaçant. Les autres seront déposés à la Caisse des prêts et dépôts, et les intérêts de 40 % seront versés à l’intéressé. »

L’article 138 stipule que :

« Les conditions entre le remplaçant et le remplacé, doivent être réglées préalablement par acte, devant le notaire. »

 

 

 


Le Conseil de révision

 

A partir de 1905, tous les jeunes hommes dans leur 20ème année étaient convoqués à la mairie du chef-lieu de canton chaque année, avec leurs maires respectifs. Le Conseil de révision était présidé par le préfet ou le sous- préfet et par deux médecins. Les conscrits étaient soumis à une visite médicale qui les déclarait « bon pour le service », ou « réformé temporaire» ; dans ce dernier cas, ils reve­naient l’année suivante passer un nouvel examen et étaient proposés pour la «commis­sion de réforme ». Étant donné que le Conseil de révision était considéré comme un examen de virilité, ceux qui n’étaient pas jugés «bon pour le service» devenaient la risée de leurs camarades. A la sortie de la mairie, il y avait des ven­deurs de fleurs et de cocardes en papier sur lesquelles était inscrit « Bon pour les filles » qu’ils épinglaient sur le chapeau et le revers de la veste.

Puis s’ensuivait une semai­ne de festivités qui com­mençaient le soir même par le «bal des conscrits». Les conscrits parcouraient ensuite au son du clairon et du tambour, la campagne et les villages environnants en s’arrêtant dans les cafés et dans leurs familles.

«Bon pour le service» signifiait aussi «bon pour le mariage». La tournée des conscrits dans les mai­sons avait un double but : défilé des garçons à marier, et inspection des filles à marier.

La création de Centres de sélection mili­taire interdépartementaux (par décret du 13 août 1954, mis progressivement en place dans les différentes régions militaires) où des jeunes gens venus de divers horizons passent ensemble des tests («les 3 jours»), signa la fin du Conseil de révision traditionnel et la disparition progressive de la tradition de « faire les conscrits ».

 

Tour de ville

 

La journée du tirage, comme celle de la révision, comportait des tours de villes et de villages, où les conscrits suivaient le drapeau en chantant.

Ils étaient précédés, à cette époque, non d’une grosse caisse mais d’un tambour scandant la marche, ainsi que d’un porte-canne ou tambour-major, qui s’était exercé de longs mois à faire des moulinets savants et à lancer le plus haut possible la canne enrubannée pour la rattraper avec adresse. Quand venait le soir, le pommeau de cuivre se cabossait souvent.

 

Chansons de conscrits

 

La plupart des chansons de conscrits datent de l’époque où le service militaire était très prolongé. Les jeunes gens éprouvaient donc le besoin de clamer à tous vents, dans les salles d’auberge et dans les réunions familiales, leur désespoir d’avoir à quitter pour de longues années, et peut-être sans espoir de retour… leurs parents, frères et sœurs et aussi leurs promises.

« Je suis conscrit, faut obéir ! Je dois servir la France. Et adieu donc, et adieu donc… »

Presque toutes ces chansons sont bâties sur ce thème. Malgré tout, elles évoquent « l’beau jour du tirage ».

La persistance du lien créé chez les hommes par le fait d’être conscrit est extraordinaire: « Mon conscrit », ce point commun prévaut sur beaucoup d’autres qualités. On se réclame de cette sorte de parenté durant toute la vie.

Parfois certains malades, vieux garçons ou veufs, abandonnés de tous, n’auront d’autres visites que celles de leurs conscrits. Ils se soutiennent : « Nous étions tant au tirage, tu vois, on ne reste plus que nous deux, faudra tenir bon… »

 

 

Aouste sur Sye / Conscrits de la classe 1893.

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