LE FILAGE DU FUSEAU AU ROUET






Comme il n’existe aucune donnée historique précise sur l’origine du filage, on peut penser que cette technique remonte aux temps où les hommes éprouvèrent le besoin de se vêtir et de quitter les peaux de bêtes pour des vêtements plus souples et plus pratiques. Ils ont dû remarquer très tôt qu’en tordant sur elles-mêmes, avec les doigts, des fibres d’origine végétale ou animale, ils pouvaient obtenir un fil solide.

Par la suite, ils inventèrent le fuseau, méthode la plus élémentaire que l’on connaisse pour transformer en fil la production familiale de laine brute, de chanvre ou de lin. La mythologie nous apprend déjà que le fuseau était un attribut des Parques.

Ce principe de filage a conservé le même caractère archaïque durant des siècles, comme celui du tissage d’ailleurs. On peut expliquer cette stagnation par le fait que les paysans filaient et tissaient leur production durant l’hiver, alors que le froid et la neige les immobilisaient de longs mois à l’intérieur de leurs habitations. Ils n’éprouvaient donc pas le besoin ni de rationaliser leur travail, ni de gagner du temps.

Avec l’évolution des méthodes de filage, on a : d’abord le fuseau, outil le plus simple, puis la roue à filer qui préfigure le rouet, et enfin le rouet, qui mécanise le travail.

Tout d’abord comment préparer la laine en la nettoyant et en la cardant, et en dernier lieu, comment apprendre à filer.


Préparation de la laine


La laine provenant directement de la tonte des moutons doit être débarrassée de ses saletés (herbes, fumier), puis lavée sommairement pour ne pas enlever le suint qui rend les poils plus lisses et plus aptes à être filés. Pour cela, on la fait tremper quelques jours dans de l’eau qui sera changée chaque jour. Autrefois, pour nettoyer une laine très sale, on ajoutait à l’eau de lavage de l’urine d’enfant qui contient un fort pourcentage d’ammoniaque.

Ce nettoyage simplifié suffisait en montagne pour la laine destinée à tricoter les moufles et les chaussettes. Restant grasse, cette laine ne laissait passer ni l’eau ni la neige.

Si la laine a été dessuintée avec des produits détergents, il sera nécessaire, pour pouvoir la filer aisément, de maintenir ses doigts légèrement huilés.

Le séchage doit s’effectuer à l’ombre.



Le cardage


Avant le filage doit s’effectuer le cardage, travail qui consiste à démêler les poils d’une touffe de laine ou de chanvre et à les disposer plus ou moins dans le même sens. Pour ce faire, on se sert de deux planches recouvertes de cuir épais et garnies de dents en fil d’acier serrées et recourbées, les cardes. On y dépose une touffe de laine.

On frotte la carde de la main droite sur celle de la main gauche qui reste immobile. (Si une résistance se présente, on tire les deux cardes dans le sens contraire). On répète le mouvement jusqu’à ce que les poils se trouvent placés dans la même direction et forment un voile prêt à être filé.

L’introduction du cardage avec pointes métalliques modifia profondément les opérations de filage. Jusque-là, on ne connaissait, pour effectuer ce travail, que les cardères, sortes de chardons que le tisserand utilise encore aujourd’hui pour peigner les draps. De cardères, vient le mot cardes.


Le fuseau


Le filage au fuseau constitue la méthode la plus ancienne pour transformer en fil solide la laine brute ou le chanvre. Ce procédé primitif permettait aux bergères de travailler tout en sur-veillant leurs troupeaux.


Si les formes de fuseaux diffèrent selon les pays, le principe même du filage demeure constant : il s’agit de transformer en fils, les mèches de laine ou les fibres de chanvre en faisant tourner le fuseau entre les doigts.

Pour ce faire, on a simplement besoin d’une quenouille et d’un fuseau. La quenouille consiste généralement en une simple tige de bois, au bout de laquelle est fixée à l’aide d’un ruban la laine ou le chanvre que l’on veut filer. Les jeunes fileuses s’enorgueillissaient de posséder la quenouille la plus artistiquement décorée. Le plus souvent, c’était l’œuvre d’un bon ami, fier d’exprimer ainsi à la fois son talent et la sincérité de ses sentiments.

Le fuseau, long de 25 centimètres environ, est exécuté dans un bois léger. De forme arrondie, renflée en son milieu, il se termine en pointe à chaque bout. Sur une de ses extrémités, un petit rebord saillant maintient le fil et l’empêche de s’échapper lorsque le fuseau est abandonné à son propre poids.

Comme son fuseau doit demeurer vertical durant tout le travail, la fileuse fixe chaque fois son fil à l’autre extrémité au moyen d’une boucle. Pour éviter la formation répétée de cette boucle, elle peut placer le fil dans une rainure taillée en spirale jusqu’à l’une des extrémités.

Le travail consiste donc à tirer une touffe de la quenouille qu’elle tient fichée dans sa ceinture sur le côté gauche, à en former une mèche avec les doigts, à l’étirer et à la fixer par une boucle. Puis, serrant son fuseau entre le pouce et l’index de la main droite, elle lui imprime un mouvement de rotation, comme pour une toupie. La laine ou le chanvre se tordent et le fil se forme.

Après avoir dégagé la boucle, la fileuse bobine cette longueur de fil obtenue autour de la partie renflée du fuseau, en la croisant sur elle-même et en ayant soin de maintenir le fil bien tendu pour éviter que la laine ne s’entortille. Elle en conservera une vingtaine de centimètres non bobinés qui lui permettront de reprendre le filage. Et ainsi de suite jusqu’à ce que le fuseau soit garni.

Au cours du travail, elle prend soin de faire reposer son fuseau le long de sa jambe droite, afin d’éviter qu’il ne se déroule en sens contraire, avant d’être lancé à nouveau.

La principale difficulté du filage réside dans le fait qu’il faut savoir étirer très régulièrement la laine ou autres matières, de façon à réaliser un fil de grosseur uniforme. Une seconde difficulté consiste à donner au fuseau des mouvements convenables pour que le fil soit parfaitement et également tordu. La régularité de ces mouvements est plus difficile à obtenir avec le fuseau qu’avec le rouet.


La roue à filer


Le perfectionnement du fuseau a conduit à la roue à filer.

Une table inclinée longue d’au moins un mètre, garnie de rebords, et haute d’une vingtaine de centimètres, sert de support à cette roue à filer. La roue, très grande et très large, est mise en mouvement par simple pression de la main sur un des rayons. Le fuseau est devenu la broche, formée d’une grosse aiguille dont la pointe est saillante hors des supports. La laine y est filée puis embobinée à la manière d’un fuseau. On ne pouvait y filer que de la laine préalablement car­dée en mèches boudinées et huilées.



La fileuse fixe un fil sur la broche et élance la roue de la main droite. Elle file en étirant sa laine de la main gauche et en s’éloignant de la roue. Après avoir étiré une aiguillée de la longueur du bras, elle arrête la roue, lui donne un mouvement en sens contraire. Elle se rapproche alors au fur et à mesure que le fil s’enroule sur la bobine. Puis elle recommence une nouvelle aiguillée en étirant de la même manière.

L’invention et l’adaptation du fuseau à ailettes à la roue à filer sera le perfectionnement le plus important apporté au cours du Moyen Age. Il permettra, comme sur le rouet qui va suivre, la torsion et le renvidage simultané du fil. Mais il s’écoulera encore plusieurs siècles avant qu’un autre perfectionnement très important conduise au rouet tel qu’on le connaît aujourd’hui : l’en­traînement par pédale. Grâce à elle, la main droite de la fileuse se trouve libérée. Les deux mains peuvent alors se charger du délicat travail de dosage régulier de la matière à filer, avec comme résultat, un filage rapide et parfait.


Le rouet


Le rouet était un instrument parfaitement adapté, à une époque où seul l’entraînement manuel était possible. On ne pouvait faire mieux dans le genre. Cette technique aujourd’hui dépassée mérite le respect, car les machines modernes dont nous admirons aujourd’hui la productivité, ne sont jamais que des rouets per­fectionnés, tel le filage à mouvement continu en fin. Et ces premières machines, du type Jenny, dont la mèche était tordue à partir du pot, n’étaient guère plus productives à leur début, que le rouet manuel. Pendant les restrictions des années 40, nom­breuses sont les femmes qui l’ont refait fonc­tionner.

Et pourtant, bien peu d’anciennes fileuses étaient capables d’expliquer avec précision la fonction de chaque partie du rouet.D’autant plus qu’actuellement, il est très difficile de trouver un rouet comportant tous les éléments nécessaires à sa remise en marche. La plupart ont été restaurés tant bien que mal, dans un but déco­ratif; les pièces essentielles n’ont pas été reconstituées, par conséquent, ils ne peuvent plus fonctionner.

Il existe plusieurs types de rouets, chacun pouvant présenter de nombreuses variantes. Comme ils étaient fabriqués artisanalement, ils différaient selon les régions et étaient plus ou moins artistiquement décorés.

On distingue particulièrement deux modèles : le vertical ou droit, et l’horizontal. Dans le rouet vertical, la navette-bobineuse est disposée au-dessus de la roue motrice, tandis que dans le rouet horizontal, la bobineuse se trouve sur le côté .

On en a trouvé à trois et à quatre pieds. D’autres encore reposaient sur un cadre, ou sur un tabouret. Tous peuvent servir indifféremment à filer la laine, le chanvre ou le lin. Et tous, quelle que soit leur forme, se rencontrent aussi bien en Savoie qu’en Dauphiné ou que chez nos voisins suisses.

Dans sa forme primitive, c’est le modèle hori­zontal qui dominera jusqu’à la fin du 17e siècle. Du point de vue technique, on note une nette différence de principe entre les deux rouets horizontal et droit.





Le rouet horizontal à un cordon


La Grande Encyclo­pédie y voit la forme typique du rouet. Sur le châssis, ou cadre parallèle que réunissent quatre colonnes verti­cales, se trouvent deux montants destinés à servir de supports à la roue qui est placée de manière à pouvoir être ôtée facilement; à sa gauche, sur une glis­sière servant à régler la tension du cordon (ou courroie motrice), sont fixés deux montants dont chacun porte, à mi-hauteur, un morceau de nerf de bœuf retenu par deux petits tenons. Ces deux supports, percés d’un trou, soutiennent la broche à ses extrémités. L’un des montants est mobile afin de pouvoir retirer la broche chaque fois que la bobine est remplie de fil.

Au-dessus des montants réunis par une tra­verse, une cheville mobile est fixée pour régler, au moyen d’une cordelette ou d’un lacet, le freinage de la bobine pendant le travail.

En fait, la partie la plus importante, mais aussi la plus remarquable du rouet est son méca­nisme. C’est très souvent là que manque la pièce nécessaire au fonctionnement des rouets conservés dans les maisons ou les musées. Il comprend :

  • une broche, tige de fer lisse, forée à sa base jus­qu’au trou oblique ou en sifflet, qui permet de faire passer le fil;
  • sa poulie d’entraînement, d’un diamètre d’une dizaine de centimètres, située à l’autre extrémité;
  • l’épinglier, fixé sur la broche, composé de deux branches en forme de « U », sur lesquelles sont fixés des crochets qui servent à répartir le fil sur toute la largeur de la bobine au cours du travail;
  • la bobine (6 cm de diamètre), folle sur son axe, est freinée par une cordelette dont la tension est réglée par la cheville placée au-dessus. Ce frein, ou plutôt cette sorte d’embrayage, sert à synchro­niser ou non la bobine et l’épinglier, selon le degré d’avancement de l’étirage de la mèche; la vis, ter­minée par un bouton placé sur le côté du châssis mobile supportant cet assemblage, permet de régler la tension de la corde motrice.

Ce rouet a été le premier à être délaissé du fait de la disparition des tisserands qui transformaient en belle toile de ménage le fil de chanvre que lui apportaient les fileuses. Il n’est pas connu en montagne où l’on se servait du rouet droit propre à filer la laine.


Le rouet droit à deux cordons


Ce second type de rouet remonte sans conteste à des temps très anciens (Léonard de Vinci l’a décrit vers 1470). Il est considéré comme le plus évolué des rouets.

Les pièces essentielles sont les mêmes que celles du rouet horizontal. Seuls la disposition et le nombre de cordons changent.

Sur la jante de la roue, on découvre une large gorge dans laquelle passe la corde motrice qui repassera deux fois sur la roue : une fois sur la poulie de la bobine et une autre sur celle de l’épinglier.

Ce double entraînement permet de faire tourner à des vitesses différentes la bobine et l’épinglier, car la poulie de la bobine est d’un dia­mètre plus petit.

L’entraînement du fil par la bobine à cause de l’écart de vitesse qui résulte de la différence de transmission, le nombre de tours de l’épinglier et la mèche d’étirage déterminent la torsion du fil.

Au cours du travail, le grossissement progres­sif de la bobine qui tend à produire un surcroît du tirage du fil, est en partie corrigé par le glisse­ment relatif de ces mêmes cordons sur leurs poulies motrices respectives.

Pour faciliter ce glissement, la fileuse doit dimi­nuer la tension des cordes motrices, en tournant vers la gauche la vis qui est placée à la partie supérieure du cadre : l’adhérence est alors moins forte, la corde patine, et la vitesse diminue.

Contrairement au rouet précédent, la bobine entraînée par l’un des cordons moteur, tourne plus rapidement que l’épinglier, ayant pour résultat, que le fil se trouve attiré par la bobine.

Un curieux rouet droit en usa­ge dans le Val d’Arly et dans quelques com­munes dauphinoises. Ce rouet fonctionne avec un seul cordon moteur, mais son originalité réside dans le fait que c’est l’épinglier qui est freiné. Ce frein, composé de deux mâchoires en bois enserrant plus ou moins l’axe de l’épinglier, est commandé par une vis en bois qui rapproche ou éloigne ces deux pièces.

En résumé, le rouet droit, réservé normalement au filage de la laine, comporte en principe deux cordons d’entraînement, et que le rouet horizontal ne possède qu’un cordon. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, les prin­cipes de fonctionnement demeurent les mêmes.



Comment apprendre à filer


Une personne désirerait utiliser un rouet, doit préalablement se fami­liariser avec deux actions importantes : celle d’actionner la pédale avec le pied et celle d’amener la laine avec la main. Car si le principe est simple, la pratique s’avère nettement plus difficile.

Il faut donc d’une part s’exercer à faire tourner la roue aussi lentement et aussi régulièrement que possible, et d’autre part, apprendre à former avec les doigts une mèche directement à partir de la touffe de laine, et l’étirer le plus finement possible.

Une fois ces notions de base acquises, il ne reste plus qu’à relier ce premier fil à la bobine, en l’introduisant par le trou de la broche, en le faisant ressortir par le trou en sifflet puis en le faisant passer sur la première dent de l’épinglier.

En appuyant sur la pédale, le fil engagé sur une des dents de l’épinglier, se tend, la torsion s’effec­tue d’elle-même, et le fil s’enroule autour de la bobine. Il suffit alors de continuer à pédaler très régulièrement en présentant la laine.

Dans le rouet à deux cordons, le fait que la bobine tourne plus rapidement que l’épinglier peut provoquer la rupture du fil lorsque la bobine grossit. Il faut alors régler la tension de la corde motrice de manière à ce que la bobine patine quelque peu.

Tandis que dans le rouet à un cordon, le fil qui tourne sur l’épinglier éprouve une torsion d’au­tant plus grande qu’il s’enroule avec plus de lenteur sur la bobine. Il suffit, si besoin est, de libérer quelque peu la bobine en donnant du champ au lacet ou cordonnet par la cheville placée au-dessus de la bobine.

Au fur et à mesure que la bobine se remplit, il faut avoir soin de déplacer le fil d’une dent du peigne à la suivante, afin que le remplissage de la bobine s’effectue régulièrement. Une fois par­venu à la dernière dent, on rétrograde et on revient à la première en passant successivement par cha­cune des dents intermédiaires.

Pour filer correctement, l’essentiel est de bien régler la vitesse de la pédale tout en fournissant assez rapidement de la laine à la bobine. Ainsi si la fileuse retient son fil, la torsion sera trop accen­tuée et le nombre de casses augmentera.

Pour pouvoir être tricoté, le fil doit être retordu. Pour cela on réunit deux ou trois fils, que l’on enfile dans la broche, puis sur une des dents de l’épinglier et à la bobine. Et l’on actionne le rouet comme pour filer. On aura soin de les retordre dans le sens opposé à celui du filage, en pédalant à un rythme assez rapide pour obtenir des résultats satisfaisants, et la laine bien retor­due ne se détordra pas.


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