LA VOIE ROMAINE DE VALENCE A GAP

La voie romaine de Valence à Gap : état actuel des connaissances sur sa partie drômoise






Article de Henri Desaye extrait de « Revue Drômoise » N° 512-513 Juin-Septembre 2004

 

Sur la route de Valence au col de Cabre, nous possédons cinq sortes de témoignages.

D’abord des itinéraires routiers antiques : la table de Peutinger, l’Itinéraire d’Antonin, assez tardifs, l’Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem, remontant à 333, l’Anonyme de Ravenne, du VII° – VIII° siècle.

La Table de Peutinger ne peut cependant nous être d’une grande utilité au delà de Luc-en-Diois, où se succèdent deux stations Geminas, au redoublement déjà suspect, et où le tracé va rejoindre la voie de l’Oisans au delà de Stabatione et avant le Mont Genèvre. Plutôt que d’imaginer une route allant de Luc au Trièves par le col de Menée, puis du Trièves à la vallée de la Durance par le Val Gaudemar et Vallouise, franchissant un col dépassant 2600 m au voisinage du Pelvoux, il vaut mieux penser qu’on a affaire à un tracé erroné. Il peut s’agir d’une voie partant réellement de Luc en direction du Trièves pour rejoindre vers Vizille la route de Grenoble au Mont Genèvre par le Lautaret. Il pourrait aussi bien s’agir de notre route continuant sur Gap, mal raccordée par la Table à la voie de la Durance et pourvue de stations erronées, comme le pensait Henri Ferrand (1). De toute façon il est difficile de tirer quelque chose de sûr des deux Geminas successives.

Ces réserves faites, les itinéraires s’accordent sur les noms des stations : Valencia (Valence), Augusta / Augustum (Aouste), (Dea) Vocontiorum (Die), Lucus (Luc-en Diois), Mons Seleucus (la Bâtie-Mont-Saléon). L’itinéraire de Jérusalem mentionne en outre les mutationes* (relais) Cerebelliaca, Vologatis, Cambono, le Gaura mons et la présence d’étapes (mansiones)* à Aouste, Luc et la Bâtie-Mont-Saléon, ce qui indique que la route en 333 offrait un minimum de services au cursus publicus et aux voyageurs. Les distances sont bien établies :Valencia-Augusta = XXII milles ; Augusta-Dea Vocontiorum = XXIII milles ; Dea Vocontiorum-Lucus = XII milles ; Lucus-Mons Seleucus = XXV ou XXVI milles. La différence importante qui apparaît entre Augusta et Dea Vocontiorum est depuis longtemps résolue par la correction en VII des XII milles que donne l’Itinéraire de Jérusalem entre Augusta et la mutatio* intermédiaire Darentiaca : alors la concordance (VII + XVI = XXIII milles) est rétablie avec l’Itinéraire d’Antonin et même la Table de Peutinger ; qui, elle, donne entre Augustum et Dea Vocontiorum XIII pour XXIII milles. De telles indications permettent, sinon de confirmer le tracé sur le terrain, du moins d’éviter des erreurs grossières.

Dix milliaires ont été découverts, tous dans la vallée de la Drôme, entre Saillans et Menglon, sauf celui d’Upie. Ils remontent à la première ou seconde tétrarchie, au règne de Constantin ou à ses Césars, à la fin du IV° siècle, ce qui ne veut pas dire que la route n’ait pas été établie à la romaine dès l’époque d’ Auguste, lorsque les travaux de Cottius eurent stabilisé le passage du Mont Genèvre à partir de 13 avant J-C. mais Milan étant devenue une des capitales de l’Italie au Bas-Empire, la route de la vallée de la Drôme prenait alors une importance primordiale, assurant une communication rapide entre la plaine du Pô et la moyenne vallée du Rhône, même l’hiver, le col de Cabre (1188m) étant bien moins élevé que le Lautaret (2058m). D’où le soin apporté à son maintien, de 293 à 392, particulièrement par la cité de Die : tous les milliaires, sauf celui d’Upie, se situent à moins de 25 km de Die.

On notera le souci d’honorer les divers princes associés à l’Empire, notamment les Césars de Constantin, dont quatre sont nommés : manière de manifester la loyauté des autorités locales envers le pouvoir impérial. Les milliaires ont ainsi été mis à jour systématiquement, peut-être à l’occasion de travaux, et ont pu porter deux dédicaces successives (CIL*, XVII, 94 et 92) ou même plus (CIL, XVII, 95, 91, 90).

Les distances diminuent de Saillans à Die (16, 12, 9 et 8 milles), pour reprendre en amont (7 milles) : cette ville était bien le chef-lieu d’une cité qui, sous le Bas-Empire, s’étendait à l’ouest au moins jusqu’à Saillans.

On a rarement eu la chance de retrouver les vestiges de la route elle-même. J-D Long en a vu au ravin des Grands Chenaux entre Aouste et Blacons, au pont de Charsac, près de Mirabel (2), au quartier du Plot de Saillans. Dans la traversée de Die, la voie empruntait le tracé du decumanus : on en a repéré des dalles dans trois caves de la rue Camille-Buffardel aux n° 74, 109 et 111 et rue Saint-Marcel, certaines amorçant le rebord du trottoir selon une habitude locale. Les strates de la chaussée ont été visibles à la sortie orientale de la ville sous la gendarmerie. Enfin, on a récemment retrouvé les piles du pont sur le Bez (3).

Plus souvent, ce sont les vestiges archéologiques accompagnant la voie qu’on a reconnus, notamment des sépultures : tombe du IIe siècle à Boudra ; mausolée monumentale de l’époque augustéenne à la Maladrerie à 1 km à l’ouest de Saillans, sans doute à proximité des bornes du XVIe mille ; épitaphe et dédicace à Mercure Viator à Saint-Pierre de Vercheny ; sépulture de la grande villa de la Condamine à Pontaix ; cimetière à l’entrée ouest de Die ; épitaphe sur marbre (la Beaume-des-Arnauds). Sans parler des autres vestiges notables :auberge à Bourbousson, villa des IIIe-IVe siècles aux Grands Chenaux, sites de Saint-Laurent et Saint-Sornin à Die, de la Perlette à Barnave, de Pauliane à Luc. Naturellement la présence d’une villa, même importante, ne suffit pas à prouver le passage de la route à proximité.(4) (5) (6)

A défaut des restes visibles de la chaussée demeure l’existence d’une longue ligne droite traversant en oblique la plaine de Valence et les cadastres de cette cité. Un peu le décrochement marquant l’ascension de la terrasse supérieure de Valence parla voie antique et la rue Faventines, à partir de la cote 151 jusqu’au pont de Quart sur la Véore, puis de nouveau au nord des collines dominant Beaumont et Montmeyran, depuis les Mottes jusqu’à la cote 179 en passant par le col de Bernoir, se remarquent deux, chemins, à peu près dans le prolongement l’un de l’autre, présentant deux sections de ligne droite, respectivement de 3 et 5 km de long, et formant avec le nord un angle d’environ 35° ouest.

Les limites des communes actuelles peuvent donner quelques indications. Ainsi, au sud du carrefour D 538-D538A, la limite entre Vaunaveys et Upie semble marquer une portion de voie nord-sud et, plus au midi, les limites entre Vaunaveys, Crest et Eurre la continuation de cette route.

La toponymie nous aide à retrouver la mutatio Cerebelliaca grâce au vocable ancien de Sainte-Cerbelle (variantes : Sainte-Cerveille, Sainte-Cervelle, Sainte-Serville, Serrebelle), relatif à un quartier aux limites d’Ourches, Montmeyran et Upie, au nord et à proximité même du pont de la D 538 sur le ruisseau d’Ourches. Philologiquement, Sainte-Cerveille provient de la forme féminine Cerebellia qui a pu subsister à côté de Cerebelliaca.(7)

Les Tours de Quint dominent bien l’emplacement où devaient se trouver la Ve borne milliaire en aval de die, et le Quart (les Prés de Quart au XVIIe siècle, Archives d’Aix-en Diois, CC 1,70 ; 2,21 ; FF I) se situe bien à IV milles en amont de Die, même si le pont de Quart lui-même n’est pas romain. Le nom de Gaura mons résulte d’une cacophonie facile à comprendre pour Cavra mons, à partir de Cabra mons, le col de Cabre.

Les textes du Moyen Age ou d’une époque plus récente peuvent nous renseigner, sinon directement sur la voie antique, du moins sur la route qui lui a succédé. On connaît ainsi des ponts : pont de Pontaix (en 1246 : Cartulaire de Léoncel), pont Raschas au pied des Tours de Quint (en 1253 : J. Chevalier, 8, I, p. 381) ; des péages : péage de Pontaix (entre 1213 et 1221 : Cartulaire de l’Eglise de Die, p. 60), du Boug de Quint (en 1467 : Archives de Die, FF 2), de Molières, autrefois ay pont d’Oreille (Archives d’Aix, FF1) ; des gibets, car on pendait pour l’exemple le long des routes : les Fourches entre Ponet et Die (en 1326 : Archives de Die, FF1,2), le ruisseau des pendus et le gros chêne du Plot entre Die et Molières (Etudes drômoises, 1-2 1987, p. 61-63) ; des maladreries à Saillans, entre Vercheny et Pontaix (l’Hôpital), à Die. On peut même penser que les bénédictins de l’Abbaye d’Aurillac, fidèles au souvenir de leur fondateur pèlerin saint Géraud, ont voulu, à partir de leur prieuré de Saillans, baliser la route médiévale par leurs établissements de Saint-Baudille d’Upie ; Saint-Christophe et Saint-Pierre d’Aouste, Saint Géraud de Saillans, peut-être Saint-Girard ay pied des tours de Quint, Notre-Dame d’Auton à Beaurières, Notre-Damme de Suane à Thuoux (Aspremont), Saint-Géraud d’Aspres (Etudes drômoises, 3, 1986, P. 36-38). Le pouillé de Die de 1275 signale par ailleurs un précepteur templier ou hospitalier au col de Chabras (p. 421).(8)(9)

 

Le Tracé de la route

 

 – De Valentia (Valence) à la mutation Cerebelliaca (le passage du ruisseau d’Ourches)

 

La voie des Alpes se greffe sur le decumanus de l’époque impériale (rue Madier-Montjau) , peut traverser une zone de sépulture (10), fait un coude pour franchie la déclivité des Hautes Faventines, passe à Clairac (Clerat en 1594), traverse la Véore au pont de Quart. Ce dernier ne correspond pas à une distance de IV milles depuis l’extrémité du decumanus de la ville : il y a en effet 8 km depuis ce point et 6 km depuis le bas de la déclivité des Hautes Faventines, c’est à dire bien au delà de la zone des nécropoles.

La route laisse au sud les villages médiévaux de Beaumont et Montmeyran, passe en ligne droite par les Mottes, Boulinarde, les Gardons. Son tracé s’est perdu depuis e pont de Quart aux Mottes sur un peu plus de 2 km à la suite de l’attraction exercée sur les voies de communication par le village de Beaumont. Disparition également sur 4,5 km entre les Gardon (cote 179) et la mutatio, la D 538 A ayant ici supplanté la voie antique. En tout cas la prolongation en ligne droite de la section du coteau de Bernoir aboutit au carrefour D 538 et 538 A, donc un peu au nord de Sainte Cerbelle. D’un vieux chemin ferré ne subsiste plus qu’une limite de commune parallèle à la D 538, un peu à l’est (11).

An nord du pont franchissant le ruisseau d’Ourches se situait donc la mutation Cerebelliaca, à 17 km de l’extrémité du decumanus de Valence selon notre tracé, soit les XII milles (17,778 km) de l’Itinéraire de Jérusalem. C’est à cette station que la voie des Alpes se confondait avec u itinéraire longeant à distance le Rhône et passant par Romans, Chabeuil, Crest, Nyons… La borne milliaire CIL, XVII, 159, de Claude II, trouvée à Saint-Didier-de-Charpey, en provenait sans doute. Gabriel Chapotat pense que cet itinéraire avait succédé à une piste protohistorique, mais que celle-ci se dirigeait directement sur Crest, un peu à l’est de la voie antique (12).

Le miliaire de l’église d’Upie (CIL, XVII,97), aujourd’hui perdu, y avait sans doute était transporté. La présence d’un prieuré d’Aurillac Saint-Baudille au cimetière de ce village pourrait laisser croire qu’au Moyen Âge la route était déjà détournée par les agglomérations de Beaumont et d’Upie. Le caractère ténu des indices relevées a suscité chez les érudits des hypothèses sur le tracé de la voie entre Valence et la mutatio : détour par les environs de Chabeuil et Cerebelliaca placée au pont de la D 538 sur l’Ecoutay, 2 km au nord du site que nous proposons ; passage par Montoison, passage par Saint Ruf, Beaumont, Montmeyran, la vallée du Pétochin, en suivant la D 538 A, avec Cerebelliaca située entre le ruisseau Sanguinaire (ruisseau d’Ourches)et le Pétochin (ruisseau de Loye et de la Besantie), à 1 km au maximum au sud de notre emplacement ; hésitation entre un tracé par Montoison et par Upie ; passage par Upie et Eurre (13). CIL, XVII place Cerebelliaca à Upie , sans doute à cause du milliaire.

 

 – De la mutation Cerebelliaca (le passage du ruisseau d’Ourches) à Augusta (Aouste)

 

De Cerebelliaca à la rivière Drôme, on peut hésiter entre deux tracés pour le tronçon commun à la voie des Alpes et à l’itinéraire suivant la vallée du Rhône le long des premiers contreforts montagneux : soit emprunter la D 538, soit continuer droit vers le sud, de la cote 251 à la cote 249, par les Chastans, en longeant la limite entre Vaunaveys et Upie , pour poursuivre par les Ayasses, Chapelon, la cote 226 près d’Eurre, les Maux et Bourbousson : là encore on se trouve aux limites de Vaunaveys, puis de Crest avec Eurre.

Bourbousson a livré des vestiges du III° au V° siècle, complexes, mais il semble bien y avoir eu, au III° siècle, une auberge en liaison avec la route (14). En ce lieu le voie des Alpes continuant sur Aouste, pouvait se séparer de la vieille route nord-sud, qui traversait la Drôme à gué( ?), a servi de limite communale et, par les Porteronds, poursuivait en direction du péage d’Auriples, puis du Roubion.

De Cerebelliaca à Aouste par Bourbousson on compte 14,5 km, les X miles de l’Itinéraire de Jérusalem s’élevant 14,815 km. Par la D 538 on gagerait 1 km.

A Aouste la voie des Alpes devait croiser une de ces pistes d’orientation sud-nord, venant du pas de Lestang et du pas de Lauzens, puis remontant sur Chosséon, les Chaux, Lozeron et Léoncel (15). Augusta constituait une véritable agglomération secondaire, là où la Drôme entre dans la plaine de Valence. On y a récolté des inscriptions datables depuis l’époque julio-claudienne jusqu’en 496, dont le long bandeau d’un important monument funéraire

 

 D’Augusta (Aouste) à la mutatio Darentiaca (la Maladrerie de Saillans)

 

La voie remonte sans difficulté la rive droite de la Drôme, desservant les sites des Grands Chenaux et de Boudra, reconnue jadis aux Grands Chenaux, au pont de Charsac et au Plot. On compte par la route actuelle de la rive droite 11 km d’Aouste à la Maladrerie de Saillans, alors que l’Itinéraire de Jérusalem indique XII milles, facilement corrigeables en VII, soit 10,370 km.

A la Maladrerie s’élevait le splendide mausolée , de 24 m de diamètre environ, de Sextus Pompeius Fronto. Deux bornes du XVI° mille de Die (CIL, XVII, 94-95) devaient se trouver à proximité, ainsi que le croisement avec un vieux chemin nord-sud qui pouvait traverser à cet endroit la Drôme par un gué. Le nom de la mutatio Darientiaca, comme celui de Cerebellica, suffixé en –aca, semble renvoyer à un nom de domaine, celui du gaulois Darentius, plus qu’à un nom de vicus (bourg). Le Saillans gallo-romain pourrait n’avoir été qu’une simple station routière à proximité d’un domaine dont il aurait tiré son nom (17).

 

 – De la mutatio Darientiaca (La Maladrerie de Saillans) à Dea Vocontiorum (Die)

 

La voie va rencontrer ici les premiers contreforts montagneux (18) ; De Saillans à Die, la Drôme et la voie traversent cinq défilés creusés essentiellement dans les falaises tithoniques : l’Escharène, le Détroit de Saillans, les cluses du pont d’Espenel, du village de Pontaix et des Tours de Quint. Il n’est pas facile de pouvoir préciser sur quelle rive se trouvait la route, d’autant plus que dans la combe de Vercheny les deux rives sont praticables : ainsi un censier du XIII° siècle mentionne à Aurel une via romeia (19) et, sur les quatre milliaires provenant de ce secteur , un a été trouvé sur la rive droite (CIL, XVII, 92), deux sur la rive gauche (CIL, XVII, 93 et 90), un dans le lit de la Drôme (CIL, XVII, 91), statistique peu concluante ! Nous nous contenterons de supposer pour la voie romaine le tracé de l’Ancien Régime entre Saillans et les Tours de Quint et ensuite celui de la route médiévale , tout en reconnaissant qu’une voie romaine n’hésitait pas à changer de rive, même pour une corte distance, t donc à utiliser deux ponts quand la nature des lieux l’imposait :on en a un bon exemple sue l’Eygues entre Sahune et Saint-May et sans doute entre Pontaix et les Tours du Quint. Nous lui faisons garder la rive droite de Saillans à Pontaix, à travers les passages scabreux de l’Escharène et du Détroit, sans doute avec entaille du rocher pour le second, mais des ponts pouvaient aussi bien exister près de Saillans et d’Espenel. Le pont et le péage médiévaux de Pontaix suggèrent un changement de rive destiné à éviter les falaises du serre Papichon en face de la Condamine. Retour sur la rive droite, 4 km en amont de Pontaix par le pont Raschas et le péage du Bourg de Quint. Puis la voie gagnait Die par un secteur de plaine sans difficultés. Ce tracé dessert les sites antiques de Saint-Pierre de Vercheny, la Condamine, Saint-Laurent et Saint-Sornin, les sites médiévaux des Tours de Vercheny, de l’Hôpital, de Saint-Giraud, du péage du Bourg de Quint, des Fourches et passe sur le pont de Suzon où l’on a reçu en 1496 l’évêque venant de Valence (20). La traversée de Die se faisait en section dallée par la Grand-rue, la Grant Charreyra du XII° siècle (les rues actuelles Camille Buffardel et Saint-Marcel).

Par l’itinéraire proposé on compte 23,5 ou 24 km de la Maladrerie de Saillans à la Porte Saint-Pierre à l’entrée de Die : les XVI milles de l’Itinéraire de Jérusalem donnent 23,704 km.

Aux pieds des Tours de Quint s’embranchait sur la route un vieux chemin, sans doute d’origine pré-romaine, qui, par Sainte-Croix, rejoignait à travers la montagne la vallée de la Gervanne, assurant une communication directe entre la combe de Die et celle-ci, puis continuait sur Chabeuil et Valence ( 21).

 

 – De Dea Vocontiorum (Die) à Lucus (Luc-en-Diois)

 

Si Die est incontestablement, depuis le début du II° siècle, la capitale des Voconces septentrionaux, elle ne constitue certainement pas un carrefour routier. Certes un chemin part bien de Die pour desservir à 1800 m de haut les carrières romaines de la Queyrie et redescend sur le Trièves, mais son trajet est difficile et il n’est guère praticable que le moitié de l’année (22).

La voie des Alpes sort de Die par la porte Saint-Marcel, passe sous l’actuelle gendarmerie, où l’on a retrouvée la chaussée dépourvue de dalles et présentant un pavement de cailloux au dessus d’un niveau de scories de fer mêlées d’os. On a récolté des fragments de sigillée* et une monnaie de Trajan (23).

La route gagne ensuite la Maladrerie (la granz Maladeira du XIII°siècle, franchit le ruisseau des Pendus, passe au pied du gros chêne du Plot à la limite de Molières, utilise le pont d’Oreille où était établi un péage et arrive au pont de Quart. Le pont, dont le tablier était soutenu par des madriers et dont les deux piles et une culée en bel appareil subsistent dans le lit de la Drôme, n’a pas une origine antique ; Un texte de 1645 (Archives d’Aix, FF1) précise d’ailleurs que son péage a remplacé celui du pont d’Oreille, preuve d’un établissement relativement récent, le nom de Quart renvoyant, lui, à la voie romaine.

Monsieur Jean Claude Daumas et une équipe de l’association Dea Augusta, ont récemment retrouvé les vestiges du pont romain sur le Lez près de son confluent avec la Drôme, à 80 m environ en amont du pont du chemin de fer. Cinq piles sur sept ont été reconnues rectangulaires, construites en grand et moyen appareil soigné, avec un cœur en maçonnerie de blocage : l’une présentait encore un avant bec triangulaire , sans arrière-bec ; une autre une retraite du parement, destinée sans doute la pose des cintres de l’arche, et des crampons de fer liaient encore ses blocs. Les piles étaient distantes de 11,60 m, soit 40 pieds, le pont large de 2,68 m, soit 9 pieds, et long d’une centaine de mètres. Connu par l’existence au XIV° siècle d’un prieuré du pont du Bez (Pouillé de Die), entrevu par J.D. Long (p 410), ce pont constitue la plus importante découverte faite depuis près d’un siècle à propos de la route avec la trouvaille ou relecture de milliaires (24).

Un milliaire de Crespus César, trouvé aux Boidans de Menglon, marquait le VII° mille : il faut le placer à 10,370 km en amont de la porte Saint-Marcel de Die, soit aux environs des vestiges romains de la Perlette, non loin du pont du Bez.

Avant d’arriver à Luc, la route passait près du site important de la Pauliane, au nom de domaine, qui a livré des dédicaces à Mercure (CIL, XII, 1570 ; AE,1976,398 ;1969-70,357. Le trajet par le pont du Bez suppose 17,5 km, quand les trois itinéraires routiers s’accordent à compter XII milles, soit 17,778 km.

Luc, ancienne capitale avant Die, constituait, à la différence de cette dernière ville, un vrai nœud routier. La route de Gap y rencontrait un axe qui traversait le pays des Voconces du sud-ouest au nord-est, depuis Vaison jusqu’au Trièves, en passant par Nyons, les vallées de l’Eygues et de l’Oule, le col de la Motte, Luc, Châtillon, le col de Menée. Cet axe devait emprunter la route de la vallée de la Drôme depuis Luc jusqu’au pont de Bez, où il la quittait pour remonter le Bez jusqu’à Mensac. Au Moyen Âge, à la suite du déclin de Luc, l’axe sud- ouest nord-est, évitant le village, pouvait gagner directement Recoubeau en restant sur la rive gauche de la Drôme, traverser la rivière non loin d’un établissement d’hospitaliers (25), croiser simplement la vie romaine et filer sur Châtillon par le Pouyet et les Fourches de Menglon (26.)

 

De Lucus (Luc-en-Diois) à la mutatio Vologatis (Beaurières)

 

On aborde ici un secteur montagneux, où les hypothèses restent difficiles à vérifier, notamment autour du Pic de Luc, à partir des Boulignons de Beaurières et, bien sûr, dans le col de Cabre. D’une façon générale les vestiges gallo-romains y sont rares, le Grand Lac de Luc a englouti dans ses alluvions la route du Claps aux Boulignons, aucun milliaire n’a été retrouvé.

Le Pic (podium) de Luc se contournait, soit par le nord (par le ravin de Luc et le rif de Miscon, avec un collet de 746 m d’altitude), soit par le sud (par le Claps, le Petit Lac, le Saut de la Drôme, en un secteur encaissé).

Aux Boulignons, la route pouvait continuer de remonter la Drôme avant le confluent du Maravel, comme de fait actuellement la D 93, ou bien emprunter le ravin de Chabriane et, par le collet des Banchets, retrouver le Maravel à la Condamine de Beaurières. Ce dernier tracé, que préférait J. D. Long (p 422-423), semble gagner 2 km sur le premier, mais fait grimper à 822 m, alors que la D 93 monte de la cote 656,5 ) la cote 712.

Vologatis est placé par l’Itinéraire de Jérusalem à IX milles de Lux soit 13,333 km. Les Boulignons se situent à 9,5 km seulement de Luc (10 km par le ravin de Luc). Il n’y a donc pas lieu d’y placer Vologatis comme le croyait Florian Vallentin (p 50). D’ailleurs le nom des Boulignons ne paraît pas dériver de Vologatis, c’est un anthroponyme précédé de les, ce qui est fréquent dans la région. On penserait plutôt à un dérivé du verbe occitan bouligar : « remuer, bouger ». Vologatis , employé à l’ablatif pluriel, contiendrait le radical gaulois volo-, que l’on retrouve dans le toponyme Volobriga.

De Luc au village même de Beaurières, par le Claps et le collet des Banchets, compte tenu des sinuosités du tracé que le Grand Lac n’a pu faire disparaître, on obtient 12,5 km. Henri Faure et Ingemar König placent la station à Beaurières (27).

 

 – De la mutatio Vologatis (Beaurières) au Gaura mons (le col de Cabre) et la mutatio Cambono (Marot, à La Beaume)

 

Beaurières (ou ses environs) constitue le seul lieu un peu dégagé où puisse s’installer, sinon une agglomération, du moins une étape. Inde ascenditur Gaura mons : « De là on monte au col de Cabre » ; la remarque de l’Itinéraire de Jérusalem peut s’entendre au sens littéral. Il est difficile de retrouver la voie dans cet environnement de montagnes, de terrains érodés et de rochers. Sur le cadastre de Beaurières de 1832 , on voit le chemin de La Beaume suivre le ruisseau de la Chauranne jusque vers l’entrée de l’actuel tunnel ferroviaire, puis grimper brusquement à droite en longeant le ruisseau du Col. A cette montée ardue, en plein ubac, nous préfèrerions suivre l’ancien chemin de Beaurières au Château de La Beaume, prenant, au delà du Pontillard, de l’altitude sur l’adret de Chabrier, faisant un détour par la font de l’Ange, suivant un tracé parallèle aux crêtes qui passe devant le rocher la Borgne et mène en direction du sud au col de Cabre. Hypothèse de travail, qui serait à vérifier par une étude minutieuse sur le terrain, même si celle-ci risque de décevoir étant donné la nature du relief. Le Gaura mons ne peut être que le col de Cabre , en dépit de certaines suppositions hardies, ainsi celle parue dans le Bulletin de la Société d’études des Hautes Alpes en 1953 p77-87, préfère au col de Cabre le col de Gaud, plus haut (1477 m au lieu de 1188m), faisant passer la route par la Bâtie-Crémezin, puis redescendre par le collet de la Haute-Beaume, à 1260 m d’altitude, Serre Martel et les Chabeaux. Près du col de Cabre , on a trouvé en 1841 des monnaies d’Auguste et de Sévère Alexandre et des balsamaires* (J. D. Long p 423).

De l’autre coté du col, l’itinéraire le plus rationnel consisterait à redescendre plus rapidement près du lit de la Chauranne haut alpine par les cotes 1082, 1072 et 1028. A partir de ce dernier point il n’y a plus de grandes difficultés.

Le village de La Beaume a livré un autel aux Déesses Mères. De Marot, proche du Villard proviennent un autre autel aux Déesses Mères, une épitaphe du II° siècle ; des monnaies ont été découvertes au Villard. Nous situerions d’autant plus volontiers la mutatio Camboro à Marot que le nom de Cambonum, d’origine celtique, ici à l’ablatif, désigne une courbe de rivière :c’est à la hauteur de Marot précisément que la Chauranne change de direction (28).

De Vologatis à Cambono, l’Itinéraire de Jérusalem indique VIII milles, soit 11,852 km. De Beaurières à Marot le tracé que nous proposons compte entre 13 et 14 km, ce qui fait au maximum un mille et demi en trop. Il est impossible d’obtenir un compte exact des distances avec les déclivité ou les épingles à cheveux.

 

 – De la mutatio Cambono (Marot, à la Beaume) à la mansio* Mons Seleucus (la Bâtie-Mont-Saléon)

 

Nous traiterons succinctement de ce secteur des Hautes Alpes. Le tracé le plus simple passe par Saint-Pierre-d’Argençon et Aspremont, franchit le Grand Buëch, contourne par le sud le bois de Sellas, franchit le Petit Buëch et arrive dans la plaine de Lachau, où l’on a exhumé les vestiges de Mons Seleucus. Ce tracé a 12,5 km de long alors que l’Itinéraire de Jérusalem donne VIII milles, soit 11,852 km, environ un demi mille de moins (29).

Un compendium (raccourci) pouvait se détacher de la route vers Saint-Pierre d’Argençon, comme fait actuellement la D 993, pour gagner Gap sans faire le détour par la Bâtie-Mont-Saléon.

Un autre tracé possible emprunterait la rive droite de la Chauranne en passant à 2 km au pied de Thuoux et du prieuré Notre-Dame de Suane dépendant d’Aurillac. De toute façon notre voie est-ouest devait se confondre depuis le secteur d’Aspremont jusqu’à la Bâtie-Mont-Saléon avec un itinéraire nord-sud reliant Grenoble à la Durance par le col de Lus-la-Croix-Haute On a là un important croisement de routes, dont Mons Seleucus était l’agglomération de la mansio.

L’article anonyme cité du Bulletin de la Société d’études des Hautes Alpes (p 86-87) fait passer la route à l’ouest du château d’Aspremont et traverser la Chauranne un peu plus bas, mais le fait de redescendre le long du Grand Buëch jusqu’au défilé de la montagne d’Arambre pour remonter par la rive droite du petit Buëch jusqu’à la Bâtie-Mont-Saléon, détour paraissant inutile, emprunté peut-être en partie par un compendium nord-sud.

Si le tracé de la voie de Valence à la vallée du Buëch paraît dans l’ensemble assez bien établi, il reste dans le détail des incertitudes, surtout dans la partie montagneuse. Une étude fine des photographies aériennes donnerait sas doute quelques résultats, notamment dans la plaine de Valence. La connaissance de la voie a progressé avec la redécouverte d’une liaison Vaison-Luc-le Trièves, des piles du pont du Bez, l’étude des milliaires. Ces derniers nous procurent une chronologie serrée , mais on regrette l’absence de toute borne antérieure à 293, alors que la voie a été vraisemblablement structurée dès l’époque augustéenne, même si l’itinéraire n’avez pas l’importance acquise au Bas-Empire. Une datation des vestiges, (chaussée, pont de Bez), serait bienvenue, donnant à la route un contexte historique peut-être nouveau.

 

Notes :

1 – H. Ferrand, 26

2 – J. D. Long , 33 p 352 : « Ce sont des murs qui soutenaient la chaussée ; ils sont flanqués de contreforts et formés d’assises en moellons piqués de 19 centimètres de longueur sur 11 de hauteur ; »

3 – H. Desaye, 14 Revue Drômoise 1976, p 47 ; J.C.Daumas, 12

4 – FOR, 36, 94 bis ;H. Desaye 17 ; CIL XII 5849 et 5851

5 – V. Bastard, 4 ; J.Cl. Alcamo, 1 ; H. Dedaye 20, p 41-43 ;16 p 24 ; Galia, 1968, p 593-594 ;1975, p246-249

6 – H. Desaye, 19

7 – M. Villard, 40 p267, signale les limites de Montmeyran, Upie et Ourches et l’existence d’un chemin ferré

8 – A. Lacroix, 32, p 433 ; A. Faure-Biguet , 25 ; Jules Chevalier, le diocèse de Die en l’année 1644, Valence, 1914, p 80, n1 ; M. Villard, 40, p 267

9 – Sur le pont de Quart signalé par les textes à partir de 1472 seulement (Archives d’Aix, FF 3), H. Desaye 15, 20 novembre 1971

10 – FOR, 36,107,15. Pour A. Blanc, 5, p 85-86, la nécropole était axée sur la rue de Chabeuil

11 – M. Villard, 40, p 268

12 – G. Chapotat, 7

13 – H. Ferrand, 27 ; Fr. Drojat, 24 ; M. Villard, 40, p 258 ;J. D. Long, 33, p 351; Fl. Vallentin, 37, p 49-51, Résumé des positions en FOR, 36, p 113

14 – V. Basrard, 4

15 – M. Vignard et J.M. Cornet, 39 p 47-48 ; J.N. Couriol, 11, p 47-50.

Autre précision : Michèle Bois a étudié le vieil itinéraire qui relie la vallée du Roubion (et celle du Jabron) au Royans par Célas, le Pas de Lestang, le Pertuis de la forêt de Saou, le Pas de Lauzens, la vallée de la Gervanne. Elle a notamment insisté sur les recherches du regretté Paul Valette qui avait reconnu des trous de poutres pratiqués dans la falaise occidentale du pas de Lauzens et destinés à soutenir le tablier en bois du chemin traversant cette cluse étroite au dessus du torrent.

17 – Sur la Maladrerie de Saillans, M. Peyrard, 34, p 202-204 et 218 ; H. Desaye,

18 – Sur le parcours de Saillans à Die , H. Desaye, 20

19 – M. Bois, 6, p 17-18

20 – J. Chevalier, 8, II, p 485

21 – H. Desaye, 19, p 38

22 – J.X. Chirossel, 9, p 117-125

23 – RD, 1976, p 47

24 – J. Cl. Daumas, 12

25 – Mentionné en 1240 ; J. Chevalier, 8, I, p 413

26 – H. Desayes, 16, p 21 ;22, p 109

27 – H. Ferrand, 26, p 283; I. König, 30, p 46

28– Fl. Vallentin, 37, p 50 ; H. Desayes et A. Muret, 23

29 – H. Desayes et A. Muret, 23

 

Lexique

 

* Balsamaire : Le nom de balsamaire vient du mot latin Balsanum qui a donné en français « baume », « balsamique » et « baumier », qui désignent des résines odoriférantes. Ce récipient trouve son origine dans l’Antiquité romaine. Il était en particulier utilisé dans les rites funéraires romains

balsamaire en verre irisé IIIème siècle

Balsamaire (flacon à parfum) à deux anses en forme d’amphore en verre pourpre, Ier-IIe siècles ap. J.-C.

*CIL : = Corpus Inscriptionum Latinarum

*mansio : Une mansio (pluriel : mansiones) est un gîte d’étape situé le long d’une voie romaine à l’époque de l’Empire romain. Le terme dérive du verbe manere, signifiant s’arrêter, rester. Gérées par l’administration centrale, les mansiones étaient mises à la disposition des dignitaires et des officiels. Le but de ses structures était de garantir aux voyageurs officiels un service confortable dans un établissement destiné au repos. La mansio était sous la direction d’un officier dit mansionarius

*mutatio : une mutatio est un relais routier sur les voies romaines. Distantes de 10 à 15 kilomètres, les mutationes permettaient de s’abreuver ou de changer de monture. Toutes les trois mutationes, soit environ tous les 30 à 45 km, on trouvait une mansio, lieu d’étape bien équipé et permettant éventuellement d’y passer la nuit. On y trouvait une auberge pour le repas, un service d’écuries – le stabulum – pour le repos des montures, un maréchal-ferrant, voire un charron chargé de l’entretien des véhicules.

* sigillée : vase gallo-romain de teinte brique, décoré de sceaux et poinçons.

Cartes

 

Plan général de la voie dans la vallée de la Drôme

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