Vague d’émeutes à Paris en 1720
Aussi bien de nos jours qu’il y a 300 ans, la propagation de certaines rumeurs peut parfois déboucher sur de véritables hystéries urbaines. Au XVIIIe siècle, de nombreuses « émotions » populaires éclatèrent à la suite de rumeurs d’enlèvements d’enfants dans les rues parisiennes.
Le 12 mars 1719, le roi déclare : « Ordonnons, voulons et nous plaît que les ordonnances édits et déclarations au sujet des vagabonds et gens sans aveu soient exécutés selon leur forme et teneur et cependant voulons que nos cours et autres juges de notre royaume, pays, terres et seigneuries de notre obéissance dans le cas où les dites ordonnances, édits et déclarations puissent ordonner que les hommes soient transportés dans nos colonies pour y travailler comme engagés… sans que ladite peine soit regardée comme une mort civile, ni emporter confiscation… »
En mars 1720, promettant l’envoi dans les colonies aux « vagabonds et gens sans aveu » pullulant dans la capitale et qui persisteraient à commettre des rapines, les autorités sont bientôt confrontées à de violentes émeutes en réaction à de nombreuses arrestations arbitraires auxquelles les archers du guet procèdent pour empocher la prime promise par la Compagnie des Indes, et plusieurs ordonnances royales s’avèrent nécessaires pour mettre un frein à des abus de pouvoir jetant hommes, femmes et enfants en prison pour un départ forcé vers le Mississippi
Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, on racontait assez fréquemment à Paris que de nombreux enfants disparaissaient mystérieusement et que ni les recherches des parents ni leurs plaintes à la police ne parvenaient à en faire retrouver la trace. Les uns parlaient de magie ou d’abominables crimes, souvenirs de La Voisin et des messes noires de l’abbé Guibourg ; d’autres prétendaient que des princes du plus haut rang demandaient à des bains de sang humain la guérison de maladies honteuses ou une vigueur nouvelle ; d’autres enfin expliquaient plus simplement ces disparitions d’enfants par leur envoi au Mississippi et en Louisiane où ils devaient faire souche de colons français.
Sans accepter a priori l’une ou l’autre de ces hypothèses, on doit reconnaître qu’à plusieurs reprises au XVIIe siècle, des enfants furent enlevés à leurs parents. Les rumeurs causées par ces rapts et amplifiées par l’imagination populaire occasionnèrent des émeutes et des collisions meurtrières avec les archers du guet et les exempts de police. Aussi, en avril 1663, le roi ordonna aux commissaires au Châtelet d’informer au sujet des enlèvements faits par certains particuliers « de jeunes hommes, même de femmes, sous prétexte de les faire conduire en l’Amérique » (ordonnance royale du 17 avril 1663 et arrêt du Parlement du 18 avril 1663).
Le 17 avril, une émeute sérieuse avait été provoquée par ces enlèvements ; le peuple s’était jeté en armes sur les archers de l’Hôpital général, les avait roués de coups et en avait tué un. Nouvelle effervescence populaire au début de septembre 1675 : des femmes et des servantes qui tenaient des enfants par la main ou les portaient dans leurs bras « avaient été insultées et maltraitées avec la dernière cruauté », ce qui avait donné naissance aux faux bruits que, « comme autrefois, on y enlevait des enfants, sans qu’il soit rien arrivé qui ait pu donner lieu à une opinion si extravagante et même sans aucune apparence qui ait pu lui servir de fondement », aucune plainte d’enlèvement d’enfant n’ayant été déposée. Une information fut ouverte contre « les auteurs des faux bruits et contre ceux qui ont commis les violences qui les ont suivis » (ordonnance du lieutenant général de police du 3 septembre 1675).
En juin 1701, nouveaux bruits d’enlèvements, sans plus de cause réelle, s’il faut en croire la lettre du commissaire Nicolas Delamare au lieutenant de police Marc-Pierre de Voyer de Paulmy d’Argenson, du 13 juin : « Il n’est rien du tout, Monsieur, de l’avis que l’on vous a donné de l’enlèvement des enfants proche Saint-Christophe et de semblables avis que l’on m’avait donnés du Pont-Neuf, du pont Saint-Michel et du pont Notre-Dame ; ils ne se sont pas trouvés plus véritables et il n’y en a pas la moindre apparence. Ce bruit d’enlèvement d’enfants qui se renouvelle à Paris de temps en temps s’est toujours trouvé très faux ». En marge de cette lettre, d’Argenson répondit : « Le véritable principe de tous ces mouvements est le désir d’attrouper le peuple et de voler avec plus de facilité. En effet, le propriétaire des Deux-Anges, sur le Petit-Pont, menant hier son fils par la main, fut arrêté et battu par la populace qui lui vola quatre ou cinq louis d’or. »
Que dans les ordonnances royales ou les arrêts du Parlement destinés à être affichés et criés aux principaux carrefours et places de la capitale on affirme que les rumeurs d’enlèvements ne reposent sur aucun fait précis et qui pût être contrôlé, cela s’explique par la nécessité pour les autorités de calmer les inquiétudes du peuple. Mais la lettre que nous venons de citer, destinée exclusivement au lieutenant de police, semble prouver qu’en 1675 tout au moins l’imagination des Parisiens dénaturait et grossissait à plaisir des faits insignifiants.
Pourtant il y avait eu des enfants enlevés au XVIIe siècle et des enfants disparurent encore mystérieusement au XVIIIe. En 1720, on racontait à nouveau dans toutes les classes de la population parisienne que des enfants étaient enlevés. C’était l’époque où la colonisation du Mississippi attirait l’attention des ministres. On vantait les délices de ce nouvel Eldorado, véritable paradis terrestre, s’il fallait en croire les auteurs du temps. « Il semble que l’on veuille faire sortir tous les Français de leur pays pour aller là. On ne s’y prend pas mal pour faire de la France un pays sauvage et en dégoûter les Français ! », pouvons-nous lire dans Journal et mémoires de Mathieu Marais. Pour mettre en valeur ces régions que les contemporains prétendaient être si riches et si fertiles, on traquait dans tout le royaume et particulièrement à Paris, où ils étaient très nombreux, les pauvres hères sans domicile fixe. L’ordonnance royale du 10 mars 1720 prescrivait d’arrêter, passé un délai de huit jours, tous les vagabonds et gens sans aveu qui seraient trouvés dans la capitale ; ceux qui étaient reconnus valides et d’âge convenable devaient être conduits aux colonies, « en exécution des édits et déclarations royales déjà promulgués à ce sujet et en particulier de celles des 8 janvier et 12 mars 1719. »
Il est juste de dire que les vagabonds pullulaient alors dans les rues de la capitale ; c’était l’époque où l’agio effréné de la rue Quincampoix – où se situait la Banque générale créée par Law, dont la banqueroute était amorcée – faisait déserter aux marchands leurs boutiques, aux artisans leurs ateliers, aux laquais les antichambres de leurs maîtres. La plupart vite ruinés, n’ayant plus le goût du travail, allaient grossir les rangs de cette population qui ne vivait à Paris que d’expédients ou de rapines. Une ordonnance du roi du 22 mars 1720 défendit de « s’assembler dans la rue Quincampoix pour négocier du papier », une seconde ordonnance du 28 mars de la même année menaça les gens sans aveu, artisans et domestiques d’être envoyés aux colonies s’ils continuaient leurs assemblées, même en d’autres rues.
C’est en application de ces ordonnances que les archers du guet, « afin de profiter d’une pistole par personne que la Compagnie des Indes avait promise, outre les vingt sols par jour qu’ils avaient de gages », explique Jean Buvat dans le Journal de la Régence, arrêtèrent non seulement les vagabonds et les gens sans aveu, mais d’autres personnes et en particulier des enfants, susceptibles d’offrir moins de résistance. Aussi, s’il faut en croire Buvat, le 27 mars, un convoi de six cents jeunes gens des deux sexes, tirés des hôpitaux de Paris où ils avaient été provisoirement incarcérés, fut dirigé sur Rouen pour y être embarqué pour La Rochelle et de là transporté au Mississippi. « Les garçons marchaient à pied, enchaînés deux à deux, et les filles étaient dans des charrettes. Cette troupe était suivie de huit carrosses remplis de jeunes gens bien vêtus dont quelques-uns étaient galonnés d’or et d’argent. Et tous étaient escortés par une trentaine d’archers bien armés.
Parmi ces garçons et ces filles, n’y avait-il que des vagabonds et des filles débauchés comme celles, sœurs de Manon, que l’on amenait à Marseille en mai pour les transporter au Mississippi ? Il faut croire que non, car, en avril, les archers ayant multiplié les arrestations, le peuple de Paris commença à manifester une certaine émotion. Le lundi 29 avril, le conflit éclata en plusieurs points de la ville ; le peuple attaqua les archers et les exempts. Les émeutes, des plus violentes, durèrent tout le jour et recommencèrent le lendemain. Un contemporain, De Lisle, greffier au parlement de Paris, nous en a laissé un récit très complet. S’il faut le croire, « la populace s’était soulevée dans différents quartiers de la ville contre un grand nombre d’archers ou gens préposés pour prendre les vagabonds et gens sans aveu pour les conduire à Mississippi, parce que sous ce prétexte ils arrêtaient depuis quelques jours toutes sortes de personnes sans distinction, hommes, femmes, filles, garçons, et de tous âges, pour les y faire conduire aussi pour peupler le pays ».
Le peuple s’armant de tout ce qu’il trouvait ; épées, bâtons, bûches, pavés « et autres choses dont il pouvait se servir », se rua sur les gens de polices ; il y eut huit ou dix archers tués et massacrés et un grand nombre furent blessés ; les principales bagarres eurent lieu rue Saint-Antoine et au pont Notre-Dame. Les boutiques de ces quartiers furent fermées ; le peuple « était acharné contre ces gens-là et avec raison, puisque c’était lui ôter la liberté publique de ne pouvoir sortir de chez soi sans être arrêté pour aller à Mississippi ». Des archers furent poursuivis dans les maisons où ils s’étaient réfugiés et tués dans les gouttières. Au pont Notre-Dame un archer ayant cherché refuge au troisième étage d’une maison, le peuple essaya de le jeter par une fenêtre ; n’y pouvant parvenir, l’archer fut ramené dans la rue et massacré sur le pavé. Un autre archer blessé, conduit à l’Hôtel-Dieu pour y être pansé, fut tué par les malades. « Enfin l’on peut dire que le peuple avait raison », ajoute De Lisle, « puisque personne n’osait sortir pour ses affaires ou pour gagner sa vie, même les gens de métier et les domestiques dont plusieurs avaient été arrêtés, n’étant pas en sûreté hors de chez soi. »
Le lendemain matin 30 avril, les émeutes recommencèrent, en particulier rue du Roi de Sicile, où les archers avaient encore arrêté quelques personnes. Un archer fut tué et d’autres blessés ; on prétendit même que la maison du lieutenant de police, vieille rue du Temple, était assiégée par la populace. L’après-midi fut plus calme et le lendemain 1er mai la tranquillité se rétablit, le Parlement étant intervenu dès le mardi 30 avril. Le Procureur général du roi s’était rendu au Parlement et avait longuement exposé aux magistrats que les archers et exempts avaient reçu l’ordre « d’arrêter les vagabonds et gens sans aveu, dont le nombre augmentait tous les jours dans la capitale », et que le peuple s’était révolté parce que les archers avaient arrêté « plusieurs personnes sans distinction ; que, la populace émue, il y avait eu plusieurs de ces archers tués et blessés ; que le lieutenant général de police s’y était transporté sur les cinq heures pour voir ce qui se passait et pour donner des ordres pour calmer cette populace ». De Lisle ne dit malheureusement pas la fin du discours du Procureur général, n’ayant pu l’entendre, car, dit-il, « il parlait assez bas ». Il est à supposer qu’il apprit au Parlement que parmi les gens arrêtés arbitrairement il y avait, « entre autres, le fils du sieur Capet, riche marchand épicier demeurant rue et proche de Saint-Honoré ; la demoiselle Boule, fille d’un lieutenant du guet », écrit Buvat.
Le Parlement, d’accord avec le Procureur général, convoqua d’Argenson chez le premier président dans la soirée. C’est dans cette réunion que fut vraisemblablement rédigé le projet d’ordonnance royale du 3 mai 1720, aux termes de laquelle « les archers qui ont été commis pour l’exécution de l’ordonnance du 10 mars, pouvant abuser de leur autorité en arrêtant quelques personnes qui ne seraient ni vagabonds ni mendiants, (…) Sa Majesté ordonne que les mendiants qui seront arrêtés en exécution de ladite ordonnance seront conduits sur-le-champ à la prison la plus voisine, où tous les jours, à midi, ils seront visités et entendus sur leurs différents sujets de plainte, en présence desdits archers, par l’un des commissaires ou officiers de police » nommés à cet effet par d’Argenson, qui devait statuer lui-même sur l’élargissement ou la prolongation de la détention des individus arrêtés.
Arrivée des colons au Mississippi
D’autre part, les archers préposés aux arrestations devaient marcher « en brigade, revêtus de leurs habits uniformes et avec leurs bandoulières, chaque brigade commandée par un exempt pour prévenir les abus et tenir la main à ce qu’aucun particulier ne soit arrêté que dans les cas portés par l’ordonnance ». Enfin, pour ne pas donner tous les torts à l’autorité, le roi défendait « sous peine de la vie à tous les particuliers, de quelque qualité et condition qu’ils puissent être, de s’opposer à l’exécution de l’ordonnance du 10 mars et de la présente ».
Cette ordonnance était nécessaire pour calmer l’émotion de la population parisienne, car de nombreux enfants avaient été arrêtés par les archers et d’autres arrestations étaient encore à redouter. Le lieutenant de police demanda en effet au début de mai aux syndics des six corps de marchands de « lui apporter incessamment une liste exacte des enfants, garçons de boutique et des apprentis de chacun de leurs corps, afin d’en être informé quand les archers en auraient enlevé quelques-uns ; il manda aussi les jurés des communautés des artisans, auxquels il enjoignit la même chose et que chaque maître eût à renouveler tous les huit jours les certificats qu’ils devaient donner à leurs compagnons et à leurs apprentis, faute de quoi étant pris par les archers ils seraient envoyés au Mississippi », rapporte Jean Buvat. On racontait à Paris que la tempête ayant fait sombrer les bâtiments partis de La Rochelle le 11 février, on enlevait à nouveau des gens en grand nombre pour remplacer ceux qui avaient péri en mer.
Les émeutes d’avril avaient donné de grandes appréhensions aux magistrats, car lorsque, le 18 mai, le conseiller et le Procureur général visitèrent la prison du Châtelet, « suivant la coutume qui se pratique la veille des fêtes solennelles », ils firent mettre en liberté vingt-deux prisonniers pour dettes et « douze autres particuliers qui y avaient été mis pour être envoyés au Mississippi. (…) Ensuite, ces magistrats ordonnèrent au concierge de leur porter toutes les semaines une liste de tous ceux qui y seraient enfermés et destinés pour les colonies ».
Rencontrant à Paris non seulement les menaces suivies d’effet de la population, mais encore une opposition absolue des magistrats à leurs arrestations arbitraires, les archers et exempts se rejetèrent sur les campagnes proches de la capitale. Les arrestations y furent assez nombreuses pour obliger le roi à rendre le 15 juin une nouvelle ordonnance « portant défense d’arrêter et d’inquiéter les habitants de la campagne et gens de profession ». Cette ordonnance suspendait pendant le cours de l’année 1720 l’exécution de la malencontreuse ordonnance du 10 mars, afin de « faciliter autant qu’il est possible la prochaine récolte et la culture des terres ». Le lieutenant de police d’Argenson était chargé de veiller à l’exécution de l’ordonnance, ce qui prouve bien qu’elle avait été rendue par suite des arrestations arbitraires opérées dans les banlieues de Paris par les agents de la police parisienne.
Ce mouvement calmé, des ordres sévères ayant été vraisemblablement donnés aux archers et exempts, il continua pourtant à subsister, dans la population parisienne, la ferme croyance que des enfants étaient enlevés à leurs parents dans un dessein ignoré. L’avocat Barbier, dans son Journal, mentionne qu’en mars 1734 on envoya « à la Morgue du Châtelet quinze ou seize petites enfants, parmi lesquels il y en avait un âgé de trois ans et tous les autres plus jeunes ou nouveau-nés. Ce spectacle a attiré un grand concours de monde et a effrayé le peuple ». Ces petits cadavres avaient été réunis par un médecin pour des études d’anatomie et avaient été transportés à la Morgue à la suite d’une plainte des voisins. Mais il est certain que la grande majorité du peuple se refusa à croire à cette explication et resta persuadée qu’il y avait eu là rapt d’enfants.
Sources : Article paru en 1922 dans « Revue historique »