RÉGLEMENTATION DE LA CIRCULATION AUTOMOBILE DEPUIS DE XIXe SIÈCLE

Réglementation la circulation automobile depuis le XIXe siècle





Au XIXe siècle, une réglementation de la circulation routière s’impose aux pouvoirs publics, les autorités ayant été brutalement confrontées à la difficile cohabitation du véhicule motorisé…

 

Décret réglementant la circulation automobile

 

Au XIXe siècle, une réglementation de la circulation routière s’impose aux pouvoirs publics, les autorités ayant été brutalement confrontées à la difficile cohabitation du véhicule motorisé avec les autres moyens traditionnels de locomotion : la traction animale et la population piétonne. Inévitablement, l’apparition des premières automobiles fait naître corrélativement un nouveau contentieux, celui des accidents de la circulation routière. On parle à l’époque d’une véritable « crise du piéton », tant les victimes de ces véhicules à moteur sont nombreuses et notre droit de la responsabilité totalement inadapté à gérer ce nouveau fléau social.

Du développement des accidents de la circulation découlera une importante transformation de notre droit de la responsabilité civile. Jusqu’alors, la législation des véhicules se limite à la réglementation des véhicules à traction animal avec pour principal objectif l’identification et la mise en place des règles élémentaires de circulation. Ainsi, la plaque d’immatriculation numérotée avait été rendue obligatoire sur les véhicules par l’ordonnance du 2 mai 1725 qui régissait par ailleurs les règles de stationnement et posait les conditions d’aptitude à la conduite.

Mais c’est le décret du 28 août 1808 qui instaure pour la première fois les règles du partage de la route et des voies à double sens. Ainsi, « les rouliers, voituriers, charretiers, sont tenus de céder la moitié du pavé aux voitures des voyageurs » — les règles seront étendues par un décret du 16 août 1852, aux termes duquel les autorités imposent l’obligation de circulation à droite et de partage pour moitié de la route.

Dans une ordonnance du 16 juillet 1828, les pouvoirs publics proscrivent pour la première fois les vitesses qu’ils qualifient « d’excessives » et imposent des règles de vitesse circulation. Ainsi, « les postillons ne peuvent, sous aucun prétexte, descendre de leurs chevaux. Il leur est expressément défendu de conduire les voitures au galop sur les routes, et autrement qu’au petit trop dans les villes ou communes rurales, et au pas dans les rues étroites ».

 

Trafic sur le boulevard Montmartre vers 1910

 

La loi organique du 30 mai 1851 constitue la première législation globale de la circulation routière qui codifie les précédents textes en vigueur. Elle régit « la police du roulage et des messageries publiques » et servira plusieurs années plus tard au fondement juridique des premiers Codes de la route — elle sera finalement abrogée par le Code de la route de 1958. Cette loi organique répressive constitue le premier édifice du droit français de la circulation routière.

Ainsi, certains comportements dangereux sont identifiés et dès lors incriminées par la loi, notamment la circulation sans plaque d’immatriculation, le refus d’obtempérer et les dommages à l’ouvrage public. Cette loi régit en outre le stationnement des voitures qui ne servent pas au transport de personnes. Le stationnement est considéré comme un encombrement de la voie.

Le législateur, préoccupé par la protection des sols et la préservation des voies publiques, confère à l’autorité administrative l’autorité de fixer les normes techniques des véhicules, la forme des routes et la longueur des essieux étant concernées.

Au bout de quelques années, le développement de la circulation automobile à Paris impose au préfet de police de réglementer par l’ordonnance du 14 août 1893 le fonctionnement et la circulation sur la voie publique. Dans le ressort de la préfecture de police, sont visés par l’ordonnance les « véhicules à moteur mécanique autres que ceux qui servent à l’exploitation des voies ferrées concédées ».

Ces nouvelles règles imposent pour la première fois à l’automobiliste l’obtention d’une autorisation de circuler ainsi qu’un certificat de capacité dans le département de Paris. Le certificat donnant le droit de posséder un véhicule à moteur est vérifié par un ingénieur des service des mines qui s’assure de la conduite et des connaissances du véhicule par le candidat.

L’automobiliste du XIXe siècle aura ainsi assisté aux balbutiements d’un corpus de règles, mais il faudra attendre le décret du 10 mars 1899 portant règlement relatif à la circulation des automobiles pour avoir le premier Code de la route en France. Le Code impose « une limitation de vitesse à 30 km/h en campagne et 20 km/h en agglomération, la vitesse devant être ramenée à celle d’un homme au pas dans les passages étroits ou encombrés ». Il précise que « nul ne peut conduire une automobile s’il n’est porteur d’un certificat de capacité délivré par le préfet du département de sa résidence, sur l’avis favorable du service des mines ». Et surtout, il prévoit le retrait de ce certificat par arrêté préfectoral après deux contraventions dans l’année.

À l’époque déjà, les associations de défense des automobilistes soulèvent l’illégalité d’une telle prérogative. Elles soutiennent que le retrait du permis de conduire constitue une peine de nature pénale que seule la loi peut prévoir et un tribunal judiciaire prononcer. Cette argumentation juridique est écartée dès cette époque par la Haute juridiction administrative.

Enfin, le décret de 1899 rend pour la première fois obligatoire le recours à des équipements de sécurité des automobiles. Il impose ainsi que « les réservoirs et pièces quelconques destinés à contenir des produits explosifs ou inflammables soient construits de façon à ne laisser échapper ni tomber aucune matière pouvant causer une explosion », que « les organes de manœuvre doivent être groupés de façon que le conducteur puisse les actionner sans cesser de surveiller la route », que « le véhicule doit être pourvu de deux systèmes de freinage distincts, suffisamment efficaces, dont chacun est capable de supprimer automatiquement l’action motrice du moteur ou de la maîtriser ».

Plus tard, le décret du 27 mai 1921 s’apparente à un Code de la route puisqu’il réglemente de façon générale la circulation automobile en compilant l’ensemble de la législation passée en vigueur et reproduit dans son article 29 les dispositions contenues dans les articles 11 et 32 du décret de 1899, notamment l’exigence du certificat de capacité. Le décret de 1921 est remplacé par celui du 31 décembre 1922 portant règlement général sur la police de la circulation routière. Désormais, le certificat de capacité est appelé « permis de conduire ».

 

Guetteurs et feux de signalisation pour désengorger la capitale ?

 

Quelques semaines après l’avènement du premier feu de signalisation le 5 mai 1923, au croisement des boulevards Saint-Denis et Sébastopol à Paris, le journaliste Jacques Chabannes nous explique combien il devenait crucial de résoudre le problème de la circulation dans la capitale, cependant que rien ne semblait moins certain que de voir les automobilistes se conformer aux indications d’une machine

Le problème de la circulation dans Paris n’est toujours pas résolu, et il ne semble pas près de l’être, écrit Jacques Chabannes en 1923. Depuis déjà avant la guerre, de nombreux projets étaient à l’étude pour permettre de dégager les rues parisiennes, transformées, à certaines heures, en inextricables écheveaux de véhicules.

Mais c’est dès 1919 que l’urgence fut constatée. La question est double. Il s’agit d’éviter, autant que faire se peut, les accidents de la rue, d’une part, et d’autre part d’empêcher l’embouteillage des voies. Ces deux questions se touchent, d’ailleurs, et il apparaît, de toute évidence, que les accidents ne peuvent être mieux évités que par une circulation bien réglée. En outre, un projet de loi vient d’être déposé au bureau de la Chambre, tendant à rendre obligatoire pour les propriétaires de voitures automobiles, l’assurance contre les accidents causés à des tiers.

Mais le problème de la circulation n’en est pas moins complexe. Est-il insoluble ? Pour faciliter le dégorgement, la première mesure prise fut l’interdiction de circuler faite, dans certaines artères, aux voitures lourdes, pendant un nombre d’heures déterminé. Puis vinrent le sens unique, les agents vigie, et enfin le signal lumineux. L’interdiction de circuler aux voitures à bras et lourdes voitures n’alla pas sans soulever les protestations de nombreux commerçants. Il en fut de même, d’ailleurs, pour le sens unique.

 


Le boulevard Sébastopol au début du XXe siècle

 

Certains n’allèrent-ils pas jusqu’à dire que l’activité commerciale d’une rue naît de son encombrement ? Et que le sens unique, dégageant les rues, nuisait considérablement à leur chiffre d’affaires ! Quoi qu’il en soit, ces deux systèmes ont fait leurs preuves. Et le Parisien n’a qu’à se louer du nouveau mode de circulation centrale, alors que deux voitures stationnant en sens inverse barraient autrefois presque totalement certains passages.

Mais la grande question à l’étude est celle de la signalisation. La division de la Préfecture de Police chargée de la circulation, d’accord avec la 2e Commission du Conseil Municipal, a mis bien des projets à l’étude. Il en est sorti tout un système de signaux dont les Parisiens devront bientôt connaître l’application. Déjà au coin du boulevard Sébastopol et du boulevard Saint-Denis un premier signal fonctionne. D’autres ne tarderont pas à être mis en service. Ils offrent l’énorme avantage de remplacer, à un carrefour, les quatre agents et le chef, par deux agents, l’un faisant manœuvrer le signal cependant que l’autre surveille la circulation.

Ces signaux ne permettent aucune erreurs, et ils remplacement heureusement, à tous points de vue, le bâton blanc. Reste à savoir si les conducteurs se conformeront strictement aux indications d’une machine. Il en est ainsi dans tous les pays du monde, mais le Parisien est frondeur. La désobéissance possible est le seul inconvénient du signal lumineux.

Le type en a été définitivement établi. Il fallait qu’il soit pratique, facile à manœuvrer, solide, bien visible et point trop inesthétique. Le service de la circulation à la Préfecture de Police, a de grandioses projets. Il entrevoit, en rêve, une ère merveilleuse, où les voitures rouleront avec facilité à travers les rues de la capitale. Peut-être, pour cela, faudrait-il que le piéton y mette un peu du sien ? Traverser les places en diamètre est un grand danger et une cause de perturbation. Il faut que le Parisien s’habitue au mouvement giratoire et conserve sa droite. Pour l’en convaincre, les refuges seront bientôt remplacés par des bornes de virages munies de feux clignotants allumés nuit et jour.

Plusieurs projets de bornes ont été étudiés. Par ailleurs, aux coins des rues à sens interdit d’autres signaux à feux clignotants seront placés. Enfin, aux grands carrefours, l’agent vigie à cheval sera remplacé un jour par un guetteur qui habitera une tour de verre, ou tout au moins une plate-forme, d’où il dirigera l’écoulement des voitures. L’heure de l’apaisement venue, pour éviter les dégradations éventuelles des gamins et des ivrognes, cette plate-forme descendra et rejoindra le niveau du sol, pour reprendre, au lendemain matin, sa place.

D’autres moyens de dégorgement ne tarderont pas à entrer en pratique. C’est ainsi que la ville de Paris a retenu plusieurs projets de trottoirs roulants, destinés à dégager les autobus, le métro et le trottoir, le long des grands boulevards. Des autobus express ne s’arrêtant qu’aux stations principales diminueront les haltes trop fréquentes causes d’encombrements.

Que sais-je encore ! s’exclame notre journaliste. Avec une activité et un dévouement inlassables, les organisateurs de la circulation (qui ont un rôle bien ingrat) préparent un concours de pare-boues et imaginent en même temps, un tramway suspendu qui serait destiné à relier rapidement Paris et la banlieue. Ce serait un tramway à hélice, accroché et glissant le long d’un rail.

Des essais de toutes sortes sont tentés chaque jour. D’aucuns sont fructueux, mais l’intérêt général nuit parfois au particulier. Quoi qu’il en soit le problème de la circulation intense est loin d’être résolu et les esprits les plus ingénieux ne trouvent guère de solutions nouvelles.

 

La circulation automobile déjà considérée comme un fléau dans les années 1930

 

L’accroissement inquiétant du nombre de morts dus aux accidents automobiles dans les années 1930 – 200 000 personnes au niveau mondial – suggère, déjà, aux spécialistes de la question d’imposer notamment l’examen médical obligatoire. Dépeignant la route comme le « cercle de la mort » parcouru « toujours plus vite pour gagner deux minutes, alors qu’on perdra deux heures au café », le chroniqueur Jean Madelaigue rappelle qu’un nombre considérable de contraintes a déjà été adopté : suppression des arbres bordant les chemins, agents disposés aux carrefours ou encore avènement du sens interdit

J’aurais tout l’air d’émettre un paradoxe si j’écrivais que plus on peut aller vite plus on va lentement, plus les voitures se perfectionnent moins elles circulent librement, écrit Madelaigue. Pourtant, cela est un fait dont toutes les capitales du monde donnent aujourd’hui la preuve. Le progrès est un serpent qui se mord la queue : ce qu’il créé d’un côté, il le perd de l’autre, et tout ce qu’on fait pour pallier cela n’y change rien du tout.

Les embarras de voitures ont existé de tout temps dans les grandes villes, allez-vous me dire, et vous ne manquerez pas de citer celui qui fut mortel à Henri IV, rue de la Ferronnerie, ceux que dépeignit Boileau, ceux qui favorisèrent l’explosion des machines infernales sur le passage des empereurs et des rois, et peut-être même ceux qui gênaient le passage des rois fainéants, et vous aurez raison. Mais tout de même il y avait, en ce temps-là, d’autres causes a ces engorgements que celles d’aujourd’hui.

Si une crise existait, elle affectait surtout l’état des routes, la largeur des rues, l’état de la chaussée, la lourdeur des voitures et leurs trop grandes dimensions. Tout cela a été modifié, amélioré ; pourtant une crise subsiste sur laquelle s’appesantissent des spécialistes, sorte de médecins des rues dont l’expérience se fortifie par des voyages en pays étrangers, mais dont les cures qu ils prescrivent n’ont, jusqu’à présent, donné que peu de résultats. C’est la crise de la circulation qui a donné naissance à des fonctions, à des habitudes, à des lois nouvelles. On écrirait un énorme volume avec les articles de journaux, les arrêtés, les décrets qu’elle a suscités. Mais aussi hélas ! quel réservoir immense n’emplirait-on pas avec le sang qu’elle a fait couler.

Point de jour ne se passe sans que la chronique de la route ne signale un accident, dix accidents mortels. Leur statistique est effrayante. Songez donc que pour le département du Nord mensuellement elle se maintient depuis quelque temps à cinquante morts et plus de trois cents blessés. Comme on le voit, ce n’est pas une plaisanterie, et l’on aurait tort de penser que tout ce qui s’écrit, se dit et se réglemente à ce sujet est peut-être fastidieux. En France, où l’on plaisante assez facilement avec le pire, on ne s’est pas privé de tourner en dérision les multiples essais tendant à améliorer la circulation. Et a-t-on dit sur les passages à clous parisiens et a-t-on assez blagué la belle barbe du premier agent de service au carrefour, l’agent à cheval, etc., mais peu à peu on a compris.

Le temps n’est plus, hélas ! où s’en allaient en trottinant sur les chaussées vides les fiacres dont le cocher donnait d’un paisible sommeil, déplore notre journaliste. Une auto n’a pas sitôt surgi au tournant qu’elle est sur vous, et quand je dis : une auto… c’est dix, vingt, trente qu’il faut dire, et l’an prochain ce sera quarante, soixante-dix qui fonceront à des vitesses encore accrues sur votre misérable personne qui n’aura toujours que deux yeux et deux oreilles pour les voir et les entendre et que deux pauvres jambes pour les fuir.

Vous voyez cela d’ici. La question est grave et vaut qu’on lui trouve une solution. Les spécialistes cherchent. On parle de synchronisation, et d’un tas d’autres choses très compliquées, on crée un code de la route, que nul n’est censé ignorer mais qui ne donne aucun résultat, on plante aux carrefours des gardiens, on crée une police spéciale, on tend un téléphone le long des routes, ou encore des pharmacies de secours. Bref, on accumule remèdes préventifs et curatifs sans rien changer au sinistre résultat : un total de 200 500 morts par l’auto dans le monde entier.

La question est grave, si grave, qu’on vient d’ouvrir un salon, le « Salon de la route », où l’on peut voir tous les moyens mis en œuvre pour faciliter le roulement des voitures. On eût pu sans doute faire autre chose. Par exemple, refuser le permis de conduire aux- gens dont on n’est pas sûr. On fait passer aux chauffeurs d’autobus parisiens un examen médical : ne pourrait-on généraliser cela ? La grande inquiétude de celui qui conduit une auto aujourd’hui est : Savoir si celui-là qui vient devant moi n’est pas fou ou malade ? Et y voit-il bien ? N’a-t-il pas bu ?

On ne sait qui surgit devant, qui suit derrière. On ne sait ce dont sa voiture et la vôtre sont capables. On ne sait rien. On file dans la nuit comme si l’on courait sur un fil en travers d’un précipice. La route est le cercle de la mort, mais on n’y prête point d’attention. Filer, filer toujours plus vite pour gagner deux minutes, alors qu’on perdra deux heures au café ; filer pour se vanter d’avoir battu le record du voisin, filer pour griller celui qui vous précède avec un méchant tacot. Filer pour mille autres raisons aussi déraisonnables, voilà l’idéal d’aujourd’hui. Et l’on s’étonnerait que cette folie conduise directement à la catastrophe ! Rien n’est plus normal.

 

Revenons à la route et à la rue

 

Si la première est encore possible, la seconde ne l’est plus. Pourtant, on ne voit plus dans les grands journaux illustrés ces plans magnifiques de trottoirs aériens et de rues souterraines. Il semble que l’imagination se soit lassée à évoquer un avenir qui pourtant vient tous les jours. Mais non, chaque jour l’avenir devient du présent et peu à peu se réalisent les choses les plus invraisemblables. On passe insensiblement de l’imaginé au réel, des anticipations les plus saugrenues à leur réalisation.

Qui eût dit, voilà seulement vingt ans, qu’on fixerait dans les grands carrefours un agent à cheval pour diriger tant de voitures sans chevaux, que certaines rues ne pourraient être suivies dans les deux sens, qu’une sonnerie ouvrirait la voie et la refermerait, que des lampes clignoteraient incessamment jour et nuit pour barrer la rue aux voitures, que les chauffeurs se serviraient de leurs phares la nuit pour s’annoncer aux croisements de rues, que des milliers et des milliers de voitures consentiraient à s’arrêter cinquante fois de la Madeleine à la Bastille, que le fait pour les agents de coiffer un manchon blanc ou de passer un brassard de la même couleur ferait couler autant d’encre, que des parcs de stationnement seraient fixés en certains lieux et qu’il faudrait payer pour obéir à cela, qu’en certains autres points il serait permis de stationner trente minutes et qu’en d’antres ce serait impossible, qu’un seul agent pourrait commander la circulation de l’Opéra à Saint-Lazare sans se déplacer, en appuyant sur un bouton. Qui l’eût cru ?

Qui eût pensé aussi que sur les routes des plaques indicatrices, pourtant si soignées et si solides avec leurs lettres gravées, leurs flèches et leurs distance kilométriques deviendraient si vite ridicules et feraient place à de larges panneaux peints en hâte et d’une apparence provisoire, comme s’ils devaient eux-mêmes être remplacés par des panneaux électriques, ce qui viendra. Qui eût imaginé qu’un jour, et ce jour est venu, des postes de secours pour les victimes de la route attendraient le coup de téléphone qui leur signale un accident, que ce coup de téléphone on pourrait le donner de la route même.

Qui aussi eût osé penser alors qu’on défendrait les paysages contre les panneaux de publicité, qu’on parlerait de supprimer les arbres qui bordent les chemins pour éviter aux automobilistes la fantaisie de se casser contre eux la tête ; qu’ailleurs on leur peindrait un faux col blanc à ras de terre dans les tournants. Et n’eût-on pas haussé les épaules si on avait émis l’idée de la police de la route qui, elle aussi, voyage en autos dont on ne soupçonne pas la rapidité.

Tout cela pourtant se voit en France, et bien d’autres choses, et Paris n’a pas le monopole de la recherche. On en jugera par la photo ci-contre prise à Nantes, florissante cité maritime, qui a installé aux principaux carrefours de petites tours de bois rayées blanc et rouge, du haut desquelles les agents visibles de loin règlent le flot des autos. C’est là une innovation particulièrement intéressante et qui, il faut bien le dire, pourrait servir de leçon à Paris, dont l’agent monté ne manque peut-être pas d’allure, mais semble fort anachronique.

 

Paris sans voiture : on en rêvait déjà en 1790 !

 

Interdire l’usage des voitures particulières dans Paris ? Le débat ne date ni d’aujourd’hui ni de l’apparition de l’automobile. Immersion dans les rues de Paris au temps du tout-hippomobile, plus exactement au moment où la Révolution française bat son plein.

La place de la « voiture » (soit une caisse suspendue sur des roues dotées d’essieux) est un fait social majeur de nos sociétés urbaines. Elle s’inscrit dans une longue histoire qui pose de manière précoce des questions essentielles : le paraître et le faire-valoir, la discipline des conduites, la gestion policière des circulations et le droit à la ville opposé au privilège de la priorité et au pouvoir de doubler.

 

Un pamphlet anti-voiture

 

En 1790, un citoyen anonyme fait imprimer un in-octavo d’une étonnante modernité : Pétition d’un citoyen ou motion contre les carrosses et les cabriolets. Rédigé dans un style enlevé, ce texte de 16 folios relève à la fois du pamphlet, du traité moral, du mémoire policier et de la motion législative puisqu’il contient des propositions destinées à l’Assemblée nationale.

On ne sait à peu près rien de son auteur. Sans doute un bourgeois aisé (un médecin ?) car il déclare lui-même posséder « une voiture, un cabriolet et quatre chevaux » qu’il désire « sacrifier sur l’autel de la patrie », scandalisé par la brutalité avec laquelle les cochers conduisent dans Paris et écœuré par l’« oisiveté et la mollesse des riches ». S’il est acquis aux idées des Lumières et loue les apports de la Révolution, il s’interroge : que peuvent bien valoir la liberté de la presse, la tolérance religieuse, la suppression des prisons d’État si « on ne peut aller à pied [dans Paris] sans un danger perpétuel » ?

 

La fontaine de la Samaritaine et le Pont Neuf. Peinture de Nicolas Raguenet (1754)

 

D’où le sous-titre du libelle — Ce n’est pas tout d’être libre, il faut être humain — qui pointe un paradoxe. Alors que les hommes clament tout haut l’égalité des droits à l’humanité tout entière, les habitants de la capitale continuent à être écrasés par les voitures dans l’indifférence du législateur. Il propose alors de terminer la Révolution (« achever l’ouvrage », dit-il) en faisant interdire l’usage des voitures particulières dans Paris.

En 1790 à Paris, la situation politique est inédite mais la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ne se concrétise pas sur le pavé. Les rapports de domination exercés par les usagers des cabriolets sur les gens à pied subsistent plus que jamais.

 

Les embarras de Paris

 

La voiture maudite est un topos littéraire qui plonge ses racines dans les rues embarrassées du Paris des XVIIe et XVIIIe siècles, de Scarron à l’abbé Prévost en passant par la fameuse satire de Boileau où c’est l’accrochage entre une charrette et un carrosse qui provoque un « embouteillage » monstrueux :

D’un carrosse en tournant il accroche une roue,
Et du choc le renverse en un grand tas de boue :
Quand un autre à l’instant s’efforçant de passer,
Dans le même embarras se vient embarrasser.
Vingt carrosses bientôt arrivant à la file
Y sont en moins de rien suivis de plus de mille.

Si les « embarras » ou les « tracas », comme on les appelait alors, étaient utilisés par les écrivains comme un ressort littéraire, ils n’en renvoient pas moins à une réalité bien réelle qui est celle des rues d’Ancien Régime. Il n’est guère de chroniques urbaines, de mémoires policiers ou de récits de voyage qui n’en fassent mention : éclaboussures, poussière, vacarme des roues cerclées de fer qui trouble le repos des malades, encombrements provoqués par un carrosse ou un charroi qui ne parvient pas à manœuvrer au détour d’une rue, etc.

 

La voiture homicide

 

Mais ce qui est radicalement nouveau dans les écrits de la fin du XVIIIe siècle est le thème de la voiture-homicide que l’on retrouve aussi bien chez Louis-Sébastien Mercier ou Nicolas Restif de la Bretonne. Publié en 1789, un autre pamphlet anonyme est intitulé Les assassins ou dénonciation de l’abus tyrannique des voitures. Cet auteur s’en prend avec virulence aux phaétons, wiskis, diables et autres coupés à l’anglaise alors à la mode, ces modèles de véhicules légers et « rapides comme l’aigle » étant particulièrement adaptés à la circulation en ville.

On croit, argumente-t-il, que les assassins sont les brigands de grand chemin prêts à égorger pour une bourse. Non, à Paris, l’assassin est « celui qui sans passion, sans besoin, ouvre tout à coup les portes de sa demeure, s’élance comme un furieux sur mille de ses semblables et pousse contre eux, de toutes ses forces un char rapide et deux animaux vigoureux ». C’est donc l’émergence de tout un courant de l’opinion publique anti-voitures et même une guerre sociale entre piétons et usagers des voitures que ces textes viennent illustrer.

 

Piétons et gens en carrosse à Paris

 

Plus concrètement, ce texte émerge à la croisée de deux phénomènes qui se manifestent au cours du XVIIIe siècle de manière divergente. D’un côté, la hausse prodigieuse des déplacements hippomobiles dans la capitale, hausse liée au trafic de marchandises et de subsistances — Paris, avec ses 700 000 habitants, est déjà un ventre — et à l’accroissement des usages particuliers comme l’a bien montré Daniel Roche.

Si le carrosse du XVIIe siècle était à l’usage exclusif des familles princières et de la noblesse, l’utilisation de la voiture dans ses versions légères s’élargit à de nouvelles classes moyennes : marchands, détenteurs d’office, financiers mais aussi maîtres artisans, prêtres qui se déplaçaient auparavant à pied, à dos de mulet, et au mieux, en cheval.

Être propriétaire d’une voiture est certes encore le privilège des nobles et des riches bourgeois, car cela implique de posséder une écurie, une remise pour le foin et la paille, d’avoir un cocher ou un laquais à sa disposition et de pouvoir s’approvisionner en avoine et en eau en grande quantité. Mais le développement des voitures de louage et des fiacres, les ancêtres de nos taxis, qui se louent à la journée ou à l’heure, ouvre peu à peu le panel des usages.

Au cours du siècle des Lumières, selon des estimations plausibles, le nombre de voitures particulières bondit. De 300 véhicules au début du XVIIIe siècle, il passe à plus de 20 000, date à laquelle notre auteur rédige sa pétition, soit une augmentation de 700 % ! La voiture est devenue une chose banale des villes bien avant l’automobilisme de masse.

De l’autre côté, selon un processus inverse quoiqu’encore marginal, les déplacements à pied qui caractérisaient le petit peuple parisien sont en vogue dans les milieux éclairés. Non pas pour aller d’un lieu à un autre mais pour se promener. Les élites descendent progressivement de leurs carrosses pour se promener le long des boulevards arborés ou dans les jardins.

Pour les philosophes des Lumières, aller à pied devient une vertu opposée à la mollesse de ceux qui vont en voiture. La marche devient une pratique socialement valorisée pour des raisons d’hygiène corporelle, de clairvoyance de l’esprit, de contact avec le monde. Rousseau s’en fait le chantre, Restif de la Bretonne une discipline quotidienne et nocturne. Sous la Révolution, le piéton devient une figure politique majeure incarnée par le sans-culotte comme le souligne l’historien Guillaume Mazeau, dans un article à paraître bientôt dans Chimères.

 


Les voitures, première source d’insécurité des Parisiens

 

Imaginez désormais cette scène maintes fois vécue et décrite par les contemporains. Vous marchez tranquillement en tenant le haut du pavé dans une rue étroite et encombrée. Ici, un étal de vendeur à la sauvette, là des gravats d’un chantier provisoire, un peu plus loin une forge de plein-vent qui empiète sur la chaussée, au-dessus de votre tête une enseigne de cabaret qui oblige les cochers à de dangereuses embardées. Soudain, propulsé par deux chevaux vigoureux, un cabriolet de près de 700 kg, sans système de freinage efficace, s’engage à toute allure. Le cocher, pressé par le propriétaire du véhicule, fait claquer son fouet tout en criant : « Gare, gare ! » Sauve qui peut ! Comment alors échapper aux roues du bolide lorsqu’il n’y a ni parapets ni trottoirs ?

Dans ses Tableaux de Paris, Jean-Sébastien Mercier dit avoir été victime à trois reprises des voitures-homicides. Le citoyen anonyme de la Motion contre les carrosses avance quant à lui des chiffres qui font froid dans le dos : plus de 300 morts par an, tués sur le coup ou à la suite de blessures fatales. Sans compter les estropiés de tout genre amputés d’un membre, une main, un bras, une jambe auxquels il faudrait ajouter les milliers de balafrés à la joue lacérée par les coups de fouet.

 

Les accidents

 

Les accidents étaient-ils plus importants à la fin du siècle qu’au début ou les habitants désormais tous citoyens se sentent-ils plus libres de prendre la plume pour dénoncer les excès hippomobiles ? Une chose est sûre, la vitesse des véhicules a considérablement augmenté au cours du siècle des Lumières.

D’abord pour des raisons techniques : des voitures, plus légères et plus maniables que les pesants carrosses, font leur entrée sur le marché et mènent l’équipage à plus de 50 km/heure sur les grands boulevards. Ensuite, pour des raisons urbanistiques : la multiplication des portes cochères, l’alignement des façades, la création des grands boulevards et des promenades autorisent des vitesses jusqu’alors jamais atteintes en ville malgré les limitations fixées par les décrets de police.

Si la voiture marque les corps dans leur chair, elle transforme aussi durablement le visage de la ville, un processus qui se prolonge jusqu’à nous au point d’exclure les piétons de certaines voies — les boulevards périphériques — notamment celles le long des berges de la Seine qui font aujourd’hui tant couler d’encre.

 

Le prix de la vie

 

Au XVIIIe siècle, les victimes des voitures dans la capitale sont surtout des enfants occupés à jouer dans la rue, des vieillards peu lestes, malentendants ou malvoyants, des portefaix trop chargés et, d’une manière générale, tout piéton inattentif ou distrait. En cas d’accident, les témoins et les commissaires doivent déterminer les responsabilités. Si la victime est passée sous les grandes roues (arrière), tant pis pour elle ; en revanche, si elle est happée par les petites roues du train avant alors elle est en droit de réclamer réparation.

 

Les embarras de Paris. Gravure du XVIIIe siècle

 

Bien souvent, les accidents sont réglés à l’amiable contre une poignée d’argent. Quel pouvait être le prix d’une jambe broyée pour un pauvre hère ? Mais la plupart du temps, ni le cocher ni le propriétaire ne daignent s’arrêter et prennent la fuite. C’est cette inhumanité profonde qui révulse l’auteur du pamphlet.

Aujourd’hui, la voiture tue moins à Paris qu’à la fin du XVIIIe siècle (une trentaine de morts en 2017) même si elle continue à blesser, notamment les cyclistes toujours plus nombreux. Le problème se pose désormais en termes de santé publique en lien avec les émissions des particules fines responsables selon les spécialistes de plusieurs centaines de cancers du poumon chaque année dans la capitale.


Supprimer l’usage des voitures dans la capitale

 

C’est sous la forme d’un décret en dix articles que le citoyen anonyme formule sa proposition d’interdiction totale de circuler en carrosse ou en cabriolet. Seules les sorties des carrosses vers la campagne et les déplacements intra-muros en cheval sellé, limités au trot, et pour les urgences médicales, seront tolérés. Les voitures particulières et les fiacres seront remplacés par des chaises à porteurs créées en nombre suffisant et situées dans des stations à chaque carrefour où les tarifs seront clairement affichés.

L’auteur a conscience des bouleversements occasionnés par une telle décision : « Vous allez m’objecter que je vais ruiner une grande quantité de citoyens. » Car en s’attaquant aux usages hippomobiles des particuliers, c’est tout un pan de l’économie urbaine qui allait être affectée : les « charrons, peintres, selliers, bourreliers, serruriers, maréchaux » mais aussi « loueurs de carrosses, cochers […] domestiques ».

Mais, argumente-t-il, en multipliant les chaises, ce sont autant de nouveaux emplois créés : des porteurs de chaise, des artisans capables de les fabriquer, sans compter les économies réalisées par les propriétaires de chevaux qu’il faut nourrir chèrement, entretenir et loger dans des écuries qui occupent la majeure partie des rez-de-chaussée de la capitale au détriment de « tous nos habitants qui vivent dans la médiocrité ». Quant aux cours cochères, il suggère de les faire dépaver et de les transformer en pelouses, en potagers et en vergers ! La ville sans voitures appelle une autre utopie, celle de la ville végétale.

 

L’invention du trottoir

 

Difficilement applicable sur le plan économique et policier, socialement explosive, cette mesure ne sera jamais discutée à l’Assemblée nationale. Le citoyen anonyme propose également de généraliser les trottoirs sur le modèle londonien, anglophilie oblige. Chaque nouvelle rue devra comporter un « trottoir dont la largeur ne peut être inférieure à quatre pieds », soit 130 cm.

Promise à un bel avenir, cette mesure suggère que le choix d’aménager la ville en séparant les flux des voitures et des piétons, et en réservant à ces derniers la portion congrue, fut privilégié de manière très précoce par les politiques de gouvernance urbaine. Attestés à Rome sous l’Empire, les trottoirs disparaissent progressivement des villes médiévales au tracé trop contraignant. Ils font leur réapparition dans les villes occidentales à l’époque moderne, remplaçant les bornes et les parapets, d’abord à Londres et dans les grandes cités anglaises dès la fin du XVIIe siècle, mais aussi dans certaines villes du Nouveau Monde comme à Mexico où une dizaine de kilomètres de trottoirs ont été érigés dans les années 1790.

Au moment où la Motion contre les carrosses est imprimée, les trottoirs sont alors quasiment absents des rues de la capitale, limités au Pont Neuf, au Pont Royal et au quartier de l’Odéon. Ils ne se développent qu’au cours du XIXe siècle, notamment dans les quartiers centraux, les faubourgs restant jusqu’au début du XXe siècle sous-équipés.

 

 

Sources :

  • « Contentieux de la circulation routière » paru en 2010 par Rémy Josseaume et Jean-Baptiste Le Dall)
  • « Le Petit Journal illustré », paru en 1923
  • Article paru en 1932 dans « Rustica. Revue mensuelle de la campagne »
  • « The Conversation »

 

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