L’AFFAIRE MARTIN GUERRE

L’affaire Martin Guerre

 

 

Mais comment un homme a-t-il pu prendre la place d’un autre pendant trois ans sans que personne, pas même sa propre épouse, ne s’en rende compte ?

Pittoresque histoire que celle de Martin Guerre qui, ayant quitté son foyer pendant plus de dix ans, vit son identité usurpée par Arnaud du Tilh, un compagnon de route qui avait appris méthodiquement son texte et répété inlassablement son rôle au pied et au nez de sa victime un peu trop bavarde. Le cas, peu ordinaire, fut porté jusque devant le parlement de Toulouse qui allait donner raison à l’imposteur sans le retour inopiné du véritable Martin Guerre. Un des plus célèbres procès de la Renaissance et l’une des plus célèbres affaires de la justice française où le principal protagoniste érigea l’imposture au rang de véritable art.

 

 


A l’été 1548, Martin Guerre, accusé d’avoir volé son père, quitte son village d’Artigat (Ariège). Il laisse derrière lui sa femme Bertrande de Rols, épousée très jeune, et leur fils Sanxi – né bien après la célébration du mariage, le couple ayant longtemps été « maléficiez » (en raison de l’impuissance de Martin). La jeune femme ne se remaria pas.

Huit ans plus tard se présenta au petit village d’Artigat en Ariège un homme qui prétendait être Martin Guerre, revenu auprès des siens. Son apparence ainsi que les détails précis qu’il put fournir sur la vie du disparu lui valurent d’être accueilli à bras ouverts par ses proches.

Outre une ressemblance presque troublante, sa famille, ses amis et surtout sa femme, Bertrande de Rols, n’eurent plus aucune hésitation lorsque celui-ci leur donna un certain nombre d’informations que seul le vrai Martin Guerre pouvait connaître. Le faux Martin Guerre intégra alors le foyer familial. Le couple vécut alors ses retrouvailles en parfaite harmonie et donna naissance à deux nouveaux héritiers en plus de l’enfant mis au monde avant le départ du mari.

Mais les choses se compliquèrent lorsque l’oncle de Martin, Pierre Guerre, commença à émettre des doutes sérieux sur la véritable identité de l’individu, notamment exacerbés par une violente altercation avec son « neveu » ; Pierre remarqua notamment que ce dernier ne pratiquait plus sa passion première, l’escrime, et que le premier fils du couple ne ressemblait absolument pas au nouveau Martin Guerre. La famille ainsi que tout le village se divisèrent sur la question mais Bertrande défendit corps et âme son mari. Le village se divisa alors en deux camps : celui qui soutenait la thèse de l’usurpation d’identité et celui qui, à l’instar de Bertrande, semblait persuadé de l’honnêteté de cet homme (il est plus vraisemblable que sa femme s’accommoda en toute connaissance de cause de ce « nouvel époux »).

Pourtant,  des témoignages vinrent bientôt corroborer les doutes de l’oncle. Tout bascule le jour où un voyageur confia aux habitants que Martin Guerre eut un des deux membres inférieurs sectionné dans une bataille, probablement à Saint-Quentin en 1557 et était désormais contraint de marcher à l’aide d’une jambe de bois. Encore plus accablant, un autre témoin reconnut formellement, en la personne de Martin Guerre, Arnaud du Tilh, membre d’un village voisin, qui n’en était pas à son premier coup d’essai en matière de fraude.

Jeté en prison sans attendre, comme c’est le cas lorsqu’il y avait soupçon de « plusieurs grands et énormes délits », l’homme eut à répondre de ses actes devant le juge en première instance de Rieux en 1560 qui instruisit son procès pour usurpation d’identité, adultère et fraudes.

Le faux Martin Guerre dût se défendre seul conformément à l’ordonnance de Villers-Cotterêts prise par le roi François 1er en 1539. Ce dernier récita une nouvelle fois ses gammes et fournit des indications très précises sur la vie de celui qu’il prétendait être. Bertrande défendit le faux Martin Guerre ; Mais le juge, méticuleux, auditionna plusieurs centaines de témoins qui, pour la plupart d’entre eux, reconnurent clairement Arnaud du Tilh.

Malgré une défense plus qu’énergique de la part de l’accusé, la cour finit par admettre qu’il s’agissait bien d’Arnaud du Tilh et non de Martin Guerre et, en conséquence, ordonna que ce dernier fut condamné à avoir la tête tranchée. Mais l’histoire n’allait pas s’arrêter là. Le condamné, sûr de lui, fit appel de la décision devant le Parlement de Toulouse. La chambre criminelle du Parlement fut donc saisie de cette affaire dans le courant du mois d’avril 1560.

Le juge rapporteur du procès, Jean de Coras (1515-1572), figure de l’humanisme juridique et chef de file du parti calviniste local, n’était pas du même avis que le tribunal de Rieux et restait persuadé de l’innocence du prétendu Martin Guerre, en raison notamment du soutien indéfectible de son épouse. Il pensait que les témoins prenaient fait et cause pour Pierre Guerre dans le différend originel qui l’opposait à Martin. Mieux, il ne pouvait se résoudre à croire que sa femme Bertrande ait pu se tromper sur la qualité de son époux et avoir avec lui deux enfants. Il restait persuadé que ces faits démontraient par eux-mêmes qu’il s’agissait bien là du véritable Martin Guerre.

L’accusé fut sur le point de remporter son deuxième procès, quand, au moment même où le Parlement allait prononcer l’acquittement, surgit un homme, infirme de son état et marchant à l’aide d’une jambe de bois, se présenta devant les notables en affirmant être le vrai Martin Guerre.

A sa vision, Bertrande de Rols fondit en larmes et implora à genoux son pardon. Arnaud du Tilh lui-même, troublé par cette soudaine apparition et se sentant perdu, avoua finalement toute la supercherie. Il expliqua alors devant le Parlement comment il avait gagné la confiance de sa victime et, surpris que deux personnes qui le croisèrent un beau jour près du village le saluèrent en le prenant pour Martin Guerre, eut l’idée de se faire passer pour lui.

La sentence fut dès lors irrévocable : le dénommé Arnaud du Tilh fut reconnu pleinement coupable de forfaitures et, confirmant de plein droit le jugement de Rieux, les notables de Toulouse le condamnèrent à la peine capitale.

La fin de l’imposteur mérite quelques commentaires : sommé de faire « amende honorable », Arnaud du Tilh arpenta les rues du village en habit de pénitent et, la corde au cou, demanda pardon à Dieu, au Roi et à tous ceux qu’il avait pu offenser.

La potence fut alors dressée devant la maison familiale. Ses dernières volontés allèrent au vrai Martin Guerre qu’il supplia de ne pas violenter sa femme Bertrande par vengeance.

La dépouille d’Arnaud du Tilh fut ensuite brûlée vive, comme pour tenter d’effacer toute trace de ce qui restera l’une des plus extraordinaires histoires de la Renaissance.

 

Epilogue

 

Quelques mois après l’énoncé du verdict parurent deux ouvrages consacrés à ce cas remarquable : le premier, modeste et anonyme – depuis attribué à Guillaume Le Sueur –, Admiranda historia de pseudo Martino Tholosae (publié en latin fin 1560 par Jean de Tournes à Lyon, puis en français vers janvier 1561 par Vincent Sertenas à Paris), et celui, plus connu et plus ambitieux, de Jean de Coras, imprimé à Lyon chez Antoine Vincent et Symphorien Barbier en février 1561.

Le texte de Coras, structuré à la manière des ouvrages juridiques d’alors, alterne récit et commentaires mais témoigne d’un souffle véritablement littéraire ; nul doute que cette histoire d’épousailles précoces et de faux mari passionnait l’auteur des Mariages clandestinement et irrévéremment contractés par les enfans de famille, au deçeu ou contre le gré de leurs pères et mères (Toulouse, Du Puis, 1557). L’ouvrage rencontra un grand succès et fut réédité à plusieurs reprises avant la fin du siècle (1565, 1572, 1579 et 1596) et au début du siècle suivant (1605, 1608, 1610 et 1618).

A la suite de Guillaume le Sueur et de Jean de Coras, la dimension « prodigieuse » de l’affaire captiva les contemporains. Dès 1588, Montaigne remarquait dans ses Essais (livre III, chapitre XI) : « Je vy en mon enfance [il avait en réalité 27 ans], un procez que Corras Conseiller de Thoulouse fit imprimer, d’un accident estrange ; de deux hommes, qui se presentoient l’un pour l’autre : il me souvient (et ne me souvient aussi d’autre chose) qu’il me sembla avoir rendu l’imposture de celuy qu’il jugea coulpable, si merveilleuse et excedant de si loing nostre cognoissance, et la sienne, qui estoit juge, que je trouvay beaucoup de hardiesse en l’arrest qui l’avoit condamné à estre pendu. Recevons quelque forme d’arrest qui die : La Cour n’y entend rien ; Plus librement et ingenuëment, que ne firent les Areopagites : lesquels se trouvans pressez d’une cause, qu’ils ne pouvoient desvelopper, ordonnerent que les parties en viendroient à cent ans. »

Et c’est précisément à ce caractère extraordinaire que l’affaire doit d’avoir excédé les limites de la simple chronique judiciaire. Car une telle mystification – qui aurait berné jusqu’aux plus intimes de Martin Guerre – trouble et interroge les illusions entretenues par chacun sur sa propre vie. Plus encore, les liens avec le théâtre antique – signalés à plusieurs reprises par Coras lui-même – contribuent largement à donner à ce fait divers ariégeois une expression universelle, voire mythique, et à assurer sa féconde prospérité. Trois siècles plus tard, Alexandre Dumas et Narcisse Fournier, dans Les Crimes célèbres (1839-1840), ne s’y sont pas trompés, soulignant à propos du cas Martin Guerre et des mirages de la ressemblance : « Beaucoup de fables ont été bâties sur ce fait, depuis Amphitryon jusqu’à nos jours […] ; mais l’aventure que nous offrons à nos lecteurs n’est pas la moins curieuse ni la moins étrange. » Et Natalie Zemon Davis, dont les travaux sur l’affaire fournirent une imposante matière au film de Jean-Claude Carrère et Daniel Vigne (Le Retour de Martin Guerre), de conclure : « Là on peut applaudir au cocufiage d’un mari d’abord impuissant, puis absent. Arnaud du Tilh devient une sorte de héros, un Martin Guerre plus réel que l’homme au cœur sec et à la jambe de bois ; la tragédie est moins dans l’imposture que dans sa découverte. »

 

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