LES ENFANTS MENDIANTS

 





Dans nos villes de France, surtout dans les grandes, et sans doute à Paris plus qu’ailleurs, vous êtes souvent accostés dans la rue par des enfants qui implorent d’un ton dolent votre charité. Hâves sous leurs haillons, tantôt avec des yeux épeurés de chiens battus, tantôt avec un regard d’impudente effronterie, ils s’imposent à votre attention, geignent, insistent, soit pour obtenir votre aumône, soit pour vous faire acheter l’unique article de mercerie ou de papeterie qui ne les charge guère. Et vous, neuf fois sur dix apitoyé — surtout si l’hiver souffle en froid, ou si la pluie ruisselle au long des tristes loques du petit, — vous sortez votre porte-monnaie…

Vous avez tort. Vous péchez contre la société, car vous favorisez l’extension d’un mal infectieux envahissant déjà, malheureusement pas assez connu; et vous péchez contre cet enfant vous contribuez au progrès de sa déchéance et peut- être à l’accomplissement sans retour d’un destin de mensonge, de fainéantise et de crime.

D’abord, quels sont-ils, ces enfants qui mendient? S’il en est d’exploités par leurs propres parents, beaucoup le sont par des loueurs qui paient une redevance mensuelle ou hebdomadaire aux auteurs de l’enfant. Et c’est par milliers que se chiffre, dans notre beau Paris, la traite des mioches dressés à cette manœuvre— Un vieillard dont l’existence côtoie depuis quelque soixante-cinq ans les bas-fonds de la capitale — il pose, les « Père Éternel ; et les Saint-Joseph » dans les ateliers de la rive gauche — me renseigna un jour sur les taux de louage qui ont cours dans son quartier, et sur certaines conditions coutumières des locations infantiles. Cette industrie bat son plein en décembre et janvier. Dans les nuits de Noël et du Nouvel an, le bébé au maillot, surtout s’il est chétif, se loue de 25 à 30 francs; l’enfant de un à cinq ans ne vaut, aux mêmes dates, que 10 francs ; au-dessus de cet âge, ils ne sont plus cotés que cent sous. Aux jours ordinaires, le même bébé au maillot qui se maintient à 10 francs et 15 francs durant la semaine des fêtes hivernales retombe à 5 francs; l’enfant au-dessous de cinq ans se replace à francs, et va jusqu’à 3 francs les jours de froidure, et celui au-dessus de cet âge ne fait plus que 20 sous… à moins que, roublard et bien stylé, il ne soit d’un rapport excellent : mais en ce dernier cas les parents trouvent souvent leur avantage à l’exploiter eux-mêmes — à moins que, pourtant, ils ne soient occupés ailleurs à quelque louche besogne.

Généralement quand la location commence à six heures (pour la sortie des bureaux et ateliers), le loueur doit le dîner à l’enfant; d’aucuns stipulent la chose par écrit, et j’ai pu de mes yeux contempler deux contrats de ce genre. S’il y a accident, ou maladie du sujet, les frais retombent sur le loueur qui n’a pas eu de l’objet loué tout le soin nécessaire. Fort souvent, pour ne pas laisser trop de facilités aux recherches policières, les loueuses viennent s’approvisionner en banlieue, — ainsi agissait la bande qui fut arrêtée, le dernier hiver, sur les marches de l’église de la Trinité.

Les principales causes de la mendicité infantiles sont donc, à n’en pas douter, — comme en font foi les études faites par plusieurs sociétés de patronage, préservation ou correction — premièrement la paresse des parents ou exploiteurs des petits mendiants, trafiquants rusés entre tous, passant impunément à travers toutes les lois et tous les règlements, dépistant les plus fins limiers de la police avec d’autant plus de facilité qu’ils sont, à peu d’exceptions prés, des errants, passant chaque semaine d’un garni dans un autre, d’un arrondissement du centre à un quartier de barrière (Porte de clôture qui interdisait l’accès d’une ville ); — deuxièmement, l’amour du vagabondage, inné chez ces enfants, dont les parents sont des professionnels du genre, cette fatalité de lazzaronisme (tendance à l’indolence) et de maraude qui les fait réfractaires à la vie ordonnée et captive de l’écolier; — troisièmement, le manque de place dans les écoles, qui est malheureusement, à la grande ville, plus fréquent qu’on ne croit.

J’ai là, notées sur mes tablettes d’inspectrice, toute une série de confidences, — sincères du moins en partie : alors que l’interviewé arrive, par vanité de métier, à étaler les ressources de son art. « Les bourgeoises, me disait un garçonnet de dix ans, « aboulent » plus vite que les bourgeois… mais les bourgeois, ils donnent davantage, surtout quand ils sont avec des autres, parce que ça leur fait pus d’orgueil de donner… Et puis, faut pleurer, n’y a pas ! On a toujours quand on sait bien pleurer… » Désignant son jeune frère : « Nénesse, lui, il chiale, comme il veut; moi pas : il me faut de l’oignon… Dans les poubelles ça se trouve toujours le matin. » Et le regard bleu du môme recelait tout un pan de firmament, et sa petite voix, en me contant ses trucs, était, ma foi, douce, flûtée et caressante… hélas il était aussi voleur à l’étalage, et c’est comme tel qu’il a été arrêté. Les parents ne le réclamèrent pas, parce qu’il avait fini par s’adjuger ses gains au lieu de les rapporter à la communauté : il ne valait donc plus rien pour eux. Condamné à la correction, il n’en fit pas, car il mourut bientôt de tuberculose à l’hôpital.

Un autre cas navrant, que j’ai déjà raconté ailleurs, est celui d’une petite Joséphine, — menacée de la même mort que le précédent.

Elle était « bouquetière », c’est-à-dire qu’elle trouvait des fleurs dans les poubelles des Halles, sur les tas d’ordures des marchés aux fleurs, dans les cimetières (notamment au cimetière Montparnasse). Avec beaucoup de goût elle arrangeait sa marchandise, la rafraîchissait à la fontaine, et partait en campagne aux alentours des cafés et théâtres. Joséphine empruntait, dans la tabatière de « l’associé » de sa belle-mère (seconde femme et veuve de son père, qui disait la garder par charité) de petites provisions de tabac en poudre : et elle en suçait une pincée au bon moment, pour se faire tousser… Tant et si bien qu’elle toussa un beau jour, plus qu’elle n’eût voulu et sans prise aucune… et que l’excellent docteur de qui je tiens l’histoire et qui soigna la mauviette fut stupéfait de trouver ses crachats teints et saupoudrés de tabac! Il interrogea et confessa la petite malheureuse : son amie Louisette, qui était « étisique » lui avait dit une fois qu’alors qu’elle toussait beaucoup, beaucoup, ses recettes dépassaient si bien les « quarante ronds » obligatoires qu’elle pouvait se payer gâteaux et chocolat, — bon chocolat chaud à la crémerie… Alors, elle se força à tousser aussi ; mais ça ne lui réussissait pas, on se moquait d’elle. Or un jour que l’associé de sa maman était ivre, il lui fourra plein le nez de tabac; il lui en tomba dans la gorge et elle toussa une soirée entière. Elle tenait son succès. Plus que Louisette elle fit des soirs de gros sous et de piécettes et put se gaver de gâteaux et chocolat… jusqu’à ce que la bronchite la clouât au lit pendant que son amie mourait à Trousseau.


« Les Petits Mendiants » de Joseph Soulan – photogravure – 1894 – Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais


Oui, ils sont légion, les misérables qui vivent de la mendicité de leurs enfants ou bien louent les enfants des autres, et l’on ferait un volume à mettre au jour les mœurs de ces gens, leur amour-propre de métier, leurs ruses insoupçonnées, leurs sens topographique et leur habileté géniale à dépister qui les traque.

Ce sont eux, parents vrais ou parents d’occasion, qui assurent ce perpétuel défilé de clients mineurs devant les tribunaux.

En dix années 64 000 mineurs furent prévenus de délits ou crimes en France. Et de ce contingent monstrueux, Paris, à lui seul, peut revendiquer le tiers. Les cas les plus graves, les plus sauvages n’ont jamais été plus fréquents, et des assassins, presque adolescents, semblent déments et irresponsables, par l’énormité de leurs actes; ils se ruent au meurtre sans choisir la victime : c’est tantôt le petit rentier auquel de jeunes escarpes font le « coup du père François » pour lui prendre quelques pauvres papiers, tantôt le modeste lycéen qu’on abat à coups de couteau (le fait ne date pas de si loin) pour lui voler la somme de huit francs et sa bicyclette. Tous nous sommes menacés par cette marée montante de la criminalité précoce…

Or, secourir d’une aumône le petit mendiant, sans plus, n’est-ce pas perpétuer bénévolement cet état de choses?… Ne pensez-vous pas que votre pitié, sincère, doit pouvoir se réaliser autrement?

Oui, certes! D’abord, interrogea-le; — interrogez-les tous, même ceux qui ne s’adressent pas à vous, mais à votre voisin, ceux que vous voyez arpenter le trottoir avec leur petite botte de marchandise devant eux ou leur panier au bras.

— Pourquoi n’es-tu pas à l’école ?

— Où demeures-tu ?

Plus d’une fois, vous les verrez se sauver à toutes jambes… Pour prévenir cette fuite, nous sommes quelques-unes qui, expertes en ces interrogatoires, prenons au préalable la main de l’enfant — doucement — pour ne lâcher prise qu’au moment où nous croyons avoir obtenu la bonne adresse : car, généralement, il y en a plusieurs… à moins pourtant qu’il n’y en ait pas du tout. Souvent, il y a une adresse de « complaisance » dans quelque garni louche, plutôt à l’autre bout de la ville pour qu’on soit moins tenté de vérifier; et plus souvent encore, une adresse de pure fantaisie. Pour faire avouer la fictivité de celle-ci, voici le moyen le meilleur, ce me semble :

— Eh bien, viens, mon petit nous y allons de ce pas, pour voir si vraiment ta maman est si malheureuse et si c’est bien pour ton manque de chaussures (prétexte fréquemment invoqué) qu’on t’a refusé à l’école.

Le novice, en ce cas, se troublera de suite, se mettra peut-être à pleurer, avouant la véritable adresse. Le plus aguerri feindra d’être tout à fait de votre avis, marchera docilement à vos côtés… jusqu’au premier coin de rue où il verra la possibilité de vous glisser des mains en filant à fond de train; tel autre (je l’ai vu) sautera prestement sur l’omnibus qui passe et vous saluera d’un pied de nez.

En tous cas, il ne faut pas donner d’argent. Si l’enfant parait affamé ou refroidi, qu’on entre avec lui en quelque crémerie où il ait de quoi se sustenter provisoirement, et qu’on l’interroge ensuite, maternellement, patiemment, en tâchant de capter son entière confiance. Si vous ne pouvez personnellement vous occuper de ce petit, essayez son sauvetage en le recommandant à l’une des œuvres parisiennes de protection ou de préservation (Société protectrice de l’Enfance, 47, rue de Lille, — Sauvetage de l’Enfance, 108, rue Richelieu; — Ligue fraternelle des Enfants de France, etc.). — Vous pouvez aussi le signaler au maire de son arrondissement, intéresser à son sort, vos parents, vos amis, vos enfants, montrant à ces derniers combien serait belle pour eux la tache de venir en aide à un petit déshérité dont ils sauraient obtenir la confiance.

Quatre ou cinq personnes, dans une petite ville, ou dans un quartier de grande ville, peuvent atteindre des résultats merveilleux en interrogeant ainsi les enfants mendiant autour d’eux. En quelques arrondissements de Paris, la plaie dont nous parlons a été sensiblement réduite déjà, grâce au zèle de quelques adhérents de la Société contre la mendicité des enfants.

Il faut connaître les mœurs des mendiants de profession, lire les études documentées qui leur ont été consacrées, apprécier la quantité de bienfaisance qui s’écoule en pure perte, comme d’un réservoir criblé de fissures. Avec tout ce déchet (chaque année des millions!) on bâtirait pour les tuberculeux plus d’un sanatorium comme en ont nos voisins, les Allemands et les Suisses.


Source : Article d’O. OEVIN-CASSAL paru en 1905 dans la revue « Le Magasin Pittoresque »



 

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