Les chaisiers ambulants, faiseurs de chaises
L’histoire des chaisiers ambulants se perd dans la nuit des temps. Aussi loin que l’homme se plaît à s’asseoir il a toujours eu l’idée de fabriquer un siège pour son confort.
L’ancienne fabrication d’un objet bien modeste en apparence, la chaise, mais combien utile et durable, exécuté entièrement sur place avec les moyens du lieu. Fabrication faite par des chaisiers ambulants, italiens, appartenant à une toute petite corporation, venant d’une région parmi les plus pauvres d’Italie. Ils arrivaient ainsi à gagner leur vie grâce, autant à leur étonnante habileté qu’à leur sobriété. Ces hommes des montagnes durent s’expatrier par souci de survivre à la misère pour gagner leur pain et celui de leur famille restée au pays. Ces artisans venaient de la province de Belluno, région située au nord de Venise. Cette profession était localisée aux villages de Gosaldo, Tiser, Rivamonte et Valle d’Agordo.
Ils arrivaient au début de l’hiver et voyageaient toujours à trois et toujours à pied. Leur arrivée et leur traversée dans les communes ne passaient pas inaperçues, à cause du matériel hétéroclite qu’ils transportaient sur leurs épaules. Le patron de l’équipe, souvent formée de membres de la même famille, portait la hotte, sorte de civière dont l’assemblage ressemblait vaguement à une chaise et qui servait à transporter la caisse contenant les outils. La seconde personne portait le banc d’âne ou chèvre, sur la droite de laquelle on disposait les trois scies : la petite, la moyenne et la grande ; une chaise-modèle (la barelina) pendait sur la gauche. Le troisième homme portait les habits, les provisions ainsi que la réserve de blache(ou laîche, herbe de la famille des carex ).
Le plus imposant de ces instruments était la chèvre, banc d’âne particulier aux chaisiers, aussi aminci que possible pour peser moins lourd. Il reposait sur trois pieds. Une éparre réunissait les deux pieds situés sous la selle au tout par un membre courbe appelé la chevrette. Sur la partie supérieure se trouvaient deux pièces : l’une fixe et de forme carrée devant la selle, l’autre mobile avec un axe se déplaçant sur une crémaillère, selon la longueur de l’objet à façonner.
La panoplie du faiseur de chaise comportait aussi une hache courte qui excitait la curiosité des gens à cause de son emmanchement ; un couteau à deux poignées, la plane, pour tailler les montants ; un couteau rond à divers profils pour façonner les barreaux; un couteau à pointe ; un racloir long à deux poignées ; un vilebrequin avec ses mèches, et enfin la mesure, tige en chêne portant des graduations sur les deux faces. Celles-ci donnaient pratiquement toutes les dimensions des parties de la chaise ainsi que les emplacements des trous à percer dans les montants. On ne se servait jamais d’un mètre chez les chaisiers, la mesure suffisant à tout.
Une fois arrivés dans les fermes, ils avaient tôt fait de découvrir le bois nécessaire à la fabrication des chaises : ici, de belles billes de fayard vert, tirées du moule destiné au chauffage, pour façonner les montants ; là, sous la remise, des plateaux secs pour les barreaux. Sans perdre de temps, ils fendaient le bois à la hache, du gros bout. Ils charpentaient les montants, puis le dossier. Tout cela taillé au jugé, sans aucun tracé ! Il fallait bien connaître le bois et sa veine…
Quand tout était débité, un des chaisiers s’installait sur le banc d’âne pour façonner la surface des montants avec la plane, donner au pied de la chaise sa forme définitive avec l’effile-ment des extrémités, et former les barreaux avec le couteau rond.
Il restait ensuite à faire les trous et les mortaises. Pour percer les montants, les artisans se servaient d’une sorte d’étau en bois. Un coin bloquait ces montants par paires symétriques. Seul un œil exercé pouvait évaluer la direction des trous. La difficulté augmentait encore pour le dos, car la mortaise devait aller d’angle en angle ; et comme le montant était cintré, la mortaise n’était plus droite et aucune mesure ne pouvait diriger ces trous. Seule l’habitude permettait une précision quasi absolue, car si le trou était mal percé, il n’était guère possible de réparer l’erreur et l’équilibre de la chaise s’en trouvait compromis.
La solidité de la chaise dépendait du façonnage du barreau, car les faiseurs de chaises n’utilisaient pas de colle ! Leur système de fixation mérite d’être relaté.
Les barreaux sont polis sur la chèvre, les bouts amincis, mais de telle façon que leurs extrémités soient plus grosses. La section qui pénétrait dans le trou était ovale et était placée dans le sens du montant afin d’éviter son éclatement lors du retrait de ce dernier après séchage ; de plus, le barreau plus renflé à son extrémité se fixait ainsi d’une façon définitive.
Le devant et le dossier de la chaise étant assemblés, les chaisiers perçaient alors des trous pour les barreaux latéraux qui les relieront. Il fallait que les deux barreaux de la partie supérieure portant le paillage s’imbriquent avec les deux autres, empêchant ainsi toute dislocation du cadre lorsque les bois du montant auront séché.
L’empaillage était l’opération la plus longue : pailler une chaise, travail long et pénible, nécessitait une journée. La matière employée la plus couramment était la laîche ou blache des marais. Elle devait préalablement être mouillée. Tordu sur lui-même, le toron était fixé à une boucle, de ficelle ou de fil de fer, puis ramené de l’arrière vers l’avant, du dessous sur le dessus. Chaque fois que le pailleur rajoutait de la matière, il prenait soin que la raponse (rallonge, couture assemblant deux éléments ) se trouve au-dessous du travail. Certaines familles demandaient que le toron de blache soit recouvert de paille. Celle-ci devait alors être soigneusement fendue d’un nœud à l’autre, ouverte et enroulée. Elle recouvrait seulement les parties apparentes du toron, et là encore, il fallait que les raponses se trouvent dessous.
Évoquer ce travail et la vie de ces gens, c’est aussi rappeler la vie difficile de nos aïeux à une époque où il n’était guère possible, faute d’argent, de se pourvoir en meubles comme maintenant.