L’affaire des moustaches d’avocat en 1844 : un différend capillaire porté d’Auvergne à Paris
Cependant que, sous le Second Empire, la lèvre rase était de rigueur au palais de justice, côté cour comme côté barreau, certains esprits dissidents parisiens arguèrent, en vain, que de « vénérables ancêtres portaient fort dignement la moustache », et se virent sévèrement sermonnés ; mais une poignée d’avocats exerçant au tribunal d’Ambert passèrent outre les injonctions du président et portèrent l’affaire devant la Cour de cassation de Paris contrainte de mener une véritable enquête historique.
Des moustaches à l’audience ! Quelle irrévérence majeure ! Quel crime abominable ! Le spirituel et si parisien maître Cléry raconte quelque part que le premier président Delangle fit retarder le serment d’un malheureux stagiaire qui s’était présenté, en moustaches, chez son concierge, pour déposer une carte de visite.
On se préoccupait même de la couleur de la cravate sous le rabat et de celle du pantalon sous la toge, d’où l’algarade fameuse adressée à un avocat qui, de retour de la campagne, n’avait pas eu le temps de passer chez lui pour remplacer son pantalon blanc et sa cravate noire : « Maître, si vous aviez votre pantalon autour de votre cou et votre cravate autour de vos jambes, vous seriez à peu près en tenue. » Les magistrats gourmés d’alors avaient des yeux de lynx pour découvrir, dans cet ordre d’idées, le moindre solécisme. Ils avertissaient d’abord, et, si la semonce restait lettre morte, ils prenaient des sanctions immédiates.
Quand s’ouvrirent, le 9 mai 1864, devant la Cour d’assises de la Seine, les débats de l’affaire du médecin empoisonneur Edmond-Désiré Couty de la Pommerais, un avocat en robe se vit inviter discrètement, mais fermement, à quitter l’audience, parce qu’il portait moustaches. Et comme il ne voulait rien perdre d’un procès plein de promesses, il courut au vestiaire emprunter une paire de ciseaux, afin d’affranchir incontinent son visage de tout motif d’exclusion.
La même année, au mois de décembre, dans le prétoire de la deuxième Chambre de la cour impériale de Paris, un stagiaire s’entendit réprimander, parce qu’un léger duvet estompait sa lèvre supérieure.
— Monsieur, lui dit une voix sévère, celle du président, vous ne devriez pas ignorer que l’usage interdit de se présenter à la barre avec des moustaches.
— Je croyais pourtant les miennes assez imperceptibles, pour que messieurs les conseillers ne pussent les apercevoir.
— Ce n’est pas une question de quantité, c’est une question de principe.
Et c’était bien, en effet, une question de principe. Toutefois,en 1868, devant la sixième Chambre du tribunal de la Seine, un avocat, moins timide que les autres, osa regimber : « Je cherche en vain l’ordonnance qui règle la nudité de ma lèvre. Et chaque fois que je lève les yeux vers les portraits des magistrats de l’ancien parlement qui ornent les galeries du palais de justice, je constate que ces vénérables ancêtres portaient fort dignement la moustache. Permettez-moi donc de garder la mienne. » On ne lui permit rien et même on le rappela à l’ordre.
La raison du plus fort était toujours la meilleure, et le dernier mot restait chaque fois à un rigorisme que nous avons peine à comprendre aujourd’hui. Ce rigorisme pilaire avait d’ailleurs commencé sous la Restauration et sous la Monarchie de Juillet. Mais, s’il n’y eut point à Paris de moustaches rebelles, en revanche, dans un infime tribunal de province, naquit, à ce propos, le plus burlesque des procès, est rapporté tout au long dans d’austères recueils de jurisprudence. Quel titre lui donner ? Le plus simple. Disons l’affaire des moustaches. Et, de cette petite guerre de l’indépendance, voici le récit fidèle.
En 1844, une révolution de palais — de palais de justice — éclata à Ambert, dans la Basse Auvergne, Quel vent de fronde avait soufflé sur cette minuscule ville qui, pour avoir été la capitale du Livradois, ne groupait guère que trois ou quatre centaines de maisons autour du haut clocher de son église aux voûtés ogivales ?
Son barreau, nous dit l’histoire, était turbulent et nombreux. Dix-neuf avocats pour une population citadine de trois mille cinq cents âmes à peine ! Il est vrai que l’arrondissement, fort processif, leur taillait de l’ouvrage. Les dix-neuf avaient-ils de l’esprit comme quatre, suivant le mot que l’on appliqua jadis à une illustre compagnie compagnie de quarante fauteuils ? En tout cas, ils faisaient du bruit comme cinquante, et, peut-être pour se donner l’air plus martial, trois d’entre eux imaginèrent un jour — c’était le 17 avril — de paraître à là barré, la lèvre supérieure ornée d’imposantes moustaches.
Enfoncé dans son double rabat à petits plis, le président Jean-Pierre Calemard de Genestoux s’avisa de s’en offusquer. Il adressa aussitôt aux manifestants une semonce qui, pour être publique, n’avait rien de paternel : « Je n’admets pas, dit-il, une semblable tenue. D’abord, parce que je l’estime peu en rapport avec les habitudes de l’ordre ; ensuite et surtout, parce que j’y vois, sous la toge, un travestissement qui constitue, au premier chef, un manque d’égards envers la justice. À l’avenir donc et dès la prochaine audience, j’entends qu’on se présente ici sans moustaches. »
Alors, l’un des avocats visés, maître André Imberdis, se leva et prit la parole : « Monsieur le président, est-ce une invitation ou une injonction ? — C’est une injonction, maître », répondit sèchement Jean-Pierre Calemard de Genestoux. Mais, sur un ton plus radouci, il daigna expliquer qu’il n’exigeait pas le sacrifice total de la barbe. Ce qu’il prohibait dans le prétoire et pour la majesté du lieu, c’était la moustache, la moustache seule.
Il existe cent manières d’accommoder les restes. Le président insinua qu’il était bien des façons d’accommoder la barbe, une fois les lèvres déchargées de tout futile ornement : en éventail, en collier, à l’américaine, en épais favoris. Au coiffeur de l’harmoniser avec le visage, suivant le goût de chacun. Puis, redevenant sévère, il ajouta, et ce fut son dernier mot : « J’ai prévenu avant de sévir. Si mes prescriptions demeurent lettre morte, le tribunal n’hésitera pas à faire usage de son autorité et à employer des moyens de rigueur. J’ai dit. »
Le lendemain même, il écrivit une longue lettre au bâtonnier de l’ordre, pour lui signaler l’incident. Le bâtonnier répondit, non sans y mettre de l’humour, que les attributions présidentielles, si hautes qu’elles fussent, ne pouvaient faire échec aux privilèges attachés à la profession de l’avocat et aux droits inhérents à sa personne. « Les observations, disait-il, que vous avez cru devoir adresser en public à certains de mes confrères ont dû éveiller leurs justes susceptibilités. Sans avoir, le moins du monde, l’intention de contrarier votre manière de voir, non plus que de manquer de respect à la magistrature, et si peu grave au demeurant que le conflit réapparaisse, j’ai l’honneur de vous faire connaître que les intéressés m’ont exprimé le désir de consulter les anciens jurisconsultes, exerçant près les sièges supérieurs, sur la question de savoir si l’on peut, sans déroger à la dignité et à l’indépendance de l’ordre, sacrifier obséquieusement un ornement admis dans la bonne société et que l’on voit toléré en maints autres prétoires. Souffrez donc que je sollicite un sursis de grâce, jusqu’à réception des avis que je me propose, en leur nom, de provoquer. »
Cette lettre, dont Jean-Pierre Calemard de Genestoux goûta peu, sous la fermeté du ton, certaines ironies, acheva de mettre le feu aux poudres. Le 22 avril, le président du tribunal d’Ambert fit tenir au bâtonnier une seconde missive, et, cette fois, il ne gardait plus de ménagements envers es moustaches insurgées. Il y qualifiait tout net la conduite des avocats réfractaires de provocation irrespectueuse, d’opposition préméditée, de résistance individuelle et outrageante à un ordre de police intérieure. « Point de sursis, décidait-il. Un chef de compagnie judiciaire ne saurait, sous peine de diminuer son prestige, couvrir de telles incorrections, en tolérant, fût-ce à titre provisoire, l’état de choses. »
On attendait, avec une curiosité narquoise, la prochaine audience. Elle se tint le 30 avril. Ce jour-là, un seul des rebelles avait fait sa soumission, mais les deux autres se dressaient à la barre, revêtus de leur robe et la moustache en bataille. C’en était trop. Cette fois, Jean-Pierre Calemard de Genestoux se fâcha tout rouge. Incontinent, le tribunal d’Ambert rédigea un procès-verbal, où il était dit, en propres termes, « que maîtres André Imberdis et Charles Pacros s’étaient assis au banc de la défense en robe et en moustaches, malgré les observations et injonctions de M. le président exerçant son droit de police, lesdites observations et injonctions ayant été réitérées, soit publiquement, soit sous forme de lettres à M. le bâtonnier de l’ordre ; que cette tenue négligée, peu en rapport avec les habitudes du barreau, en même temps que contraire à ses usages et à ses traditions, constituait une atteinte portée à la dignité de la justice et une irrévérence grave envers ses magistrats ». Le grimoire ajoutait que « cette offense majeure, du seul fait qu’elle avait été commise à l’audience, constituait une infraction aux règles de la discipline, et, comme telle, susceptible d’être réprimée immédiatement ».
Mais, quand les juges se furent retirés en Chambre du conseil pour délibérer, les difficultés commencèrent. L’un d’eux, M. Chabrier-Gladel, était le propre oncle de Charles Pacros. Il estima, dès lors, qu’il ne devait et ne pouvait connaître du différend. Mais, alors, comment faire ? Il ne restait plus, pour composer le tribunal, que le président Calemard de Genestoux et le juge d’instruction Bravard-Laboisserie. Où trouver un troisième magistrat ? Sans doute, on pouvait faire appel à l’un des juges suppléants, Chabrier-Samson, Langlois et Féchet, mais tous les trois étaient inscrits au barreau. Et comme leur opinion s’était déjà manifestée dans un sens approbatif, elle ne pouvait plus être entièrement libre.
Alors, d’autorité, le président décida que M. Chabrier-Gladel garderait sa place, nonobstant ses scrupules, et, de la sorte, la délibération put avoir lieu. Au bout d’un quart d’heure, le tribunal rentra à l’audience et Jean-Pierre Calemard de Genestoux, prenant son ton le plus rogue, lut le jugement : « Vu l’arrêté au parlement de Paris de 1540, rapporté par Fournel [Histoire des avocats au parlement et du barreau de Paris depuis Saint-Louis jusqu’au 15 octobre 1790 par Jean-François Fournel, 1813], ensemble les usages suivis sans interruption, depuis Louis XIV, au barreau et dans la magistrature… »
En quels termes était donc conçu cet arrêté que le tribunal se bornait à citer par sa date ? C’était, en réalité, obtenue à la sollicitation du parlement, une ordonnance royale qui faisait défense à tous juges, avocats et auteurs, de porter barbe, pourpoints, chausses et habits dissolus. Déjà, on riait dans la salle, mais le président, armé d’un coupe-papier, frappa sur son pupitre plusieurs coups secs pour réclamer le silence et il poursuivit sa lecture :
« Vu les articles 88 du code de procédure civile, 105 du décret du 30 mars 1808, 38 du décret du 14 décembre 1810, vu les articles 16, 18, 38 et 45 de l’ordonnance royale du 20 novembre 1822 ;
« Attendu que les faits constatés constituent une infraction aux règles de la discipline, une atteinte à la dignité de la justice et un manque de respect envers les magistrats ;
« Le tribunal fait défense à maîtres André Imberdis et Charles Pacros fils, avocats, de se présenter, à l’avenir, dans les bancs de la défense, en moustaches ; et, pour l’avoir fait, malgré les avertissements réitérés de son président, les condamne à la censure simple. »
Les deux censurés ne s’inclinèrent pas. Ils s’inclinèrent d’autant moins qu’ils venaient de recevoir, sous forme d’avis, des encouragements des barreaux de Clermont-Ferrand et de Riom. Moustachus ils étaient, moustachus ils entendaient demeurer. Estimant que l’infime tribunal de la Basse Auvergne, dont ils avaient éprouvé les foudres, ne possédait pas le prestige nécessaire pour leur imposer sa loi, ils saisirent la plus haute juridiction de France, celle qui dit le droit et dont les décisions sont souveraines, à savoir la Cour de cassation.
Et leur mémoire de dénombrer ce qu’ils considéraient comme les arguties du tribunal. Excès de pouvoir, disaient-ils, en ce que le tribunal d’Ambert, composé de trois membres seulement, y compris celui qui s’est déporté (sic), a statué sur la récusation, alors que ledit juge ne pouvait en connaître, et statué hors l’audience publique. Excès de pouvoir encore, en ce que les deux avocats n’ont pas été appelés à se défendre et que le ministère public, bien que présent, n’a conclu, ni sur la récusation, ni sur le fond. Excès de pouvoir enfin, en ce que le tribunal a puni un fait qu’aucune loi ne considère comme répréhensible.
Le 6 août 1844, la Chambre des requêtes s’assembla au grand complet, sous la présidence de Joseph Zangiacomi, et elle consacra une après-midi entière à l’examen de ce grave litige. On aime à croire qu’elle avait d’autres sujets de méditations. Mais le clou de l’audience, si l’on ose écrire, fut le rapport de Marc-Antoine-François de Gaujal, auparavant procureur à Carcassonne et premier président à Limoges. L’érudit conseiller fit un historique complet de la question et disserta avec une rare compétence sur le port de la barbe à travers les âges. Il parlait une langue châtiée, avait le souci des nuances et se servait toujours des termes les mieux séants.
Chacun put s’instruire, et le public, trié sur le volet, qui garnissait la salle, ne lui ménagea pas les marques discrètes de sa faveur. Voici d’ailleurs le passage le plus curieux de cette… conférence :
« Nous éprouverions, messieurs, quelque embarras à vous parler barbe et moustache, si tel n’était pas précisément, quant au fond, l’objet de ce singulier procès. Que la Cour veuille donc excuser les détails historiques, dont il nous faut bien l’entretenir.
« Ce fut en l’an 1143. que Louis le Jeune, frappé d’interdit suivant bulle pontificale, se laissa raser le menton en public par l’évêque Lombard. À partir de cette époque, s’introduisit l’usage de ne plus porter la barbe, et cet usage subsista en France jusqu’en 1521. Un accident survenu à François Ier amena une mode nouvelle. Les plaisirs d’alors étaient violents, même à la Cour. En jouant avec le roi, au château de Romorantin, le capitaine de Lorges eut le malheur de lui lancer à la joue un tison enflammé, le blessant à la joue et le marquant. Pour dissimuler cette déplaisante cicatrice, le vainqueur de Marignan laissa croître sa barbe. Déjà, le pape Jules II avait adopté ce changement ; Charles-Quint ne tarda guère à s’inspirer de ces illustres exemples. Un souverain pontife, un roi, un empereur ! Tous ceux qui pratiquaient alors la maxime de cour regis ad exemplar totus componitur orbis furent, à travers l’Europe, de fervents adeptes de la barbe.
« Dans le principe, cependant, le clergé et la magistrature se montrèrent assez réfractaires à cette imitation, mais bientôt le premier céda, pour se conformer à l’usage créé par le souverain de l’Église. En vain, François Ier mit un impôt sur la barbe des prêtres ; en vain, le pape Paul III ordonna à ceux-ci de se raser le visage ; l’engouement était devenu tel, que des évêques, plutôt que de sacrifier la parure de leur menton, renoncèrent à prendre possession de leur siège.
« Cependant, dès 1535, le parlement de Paris avait, par ordonnance du 6 novembre, défendu à tous autres qu’aux gentilshommes, officiers royaux et militaires, de laisser croître leur barbe. Il paraît que cette interdiction avait pour but de démasquer plus aisément les criminels, les suspects et les solliciteurs de procès, qui, tous, avaient pris l’habitude de dissimuler leur visage sous une forêt de poils.
« En tout cas, elle ne fut pas obéie par toute la magistrature. Ceux qui siégeaient dans les conseils du roi subirent l’influence du souverain et portèrent la barbe. Tel était François Olivier, qui remplissait alors la charge de maître des requêtes. Comme il se présentait à une audience du parlement, afin d’y occuper la place à laquelle il avait droit, il fut averti qu’il ne serait reçu à assister au plaidoyer qu’après avoir émondé sa figure. Et afin que, dans l’avenir, une prétention contraire ne pût s’élever, la haute assemblée sollicita et obtint, en 1540, une ordonnance royale qui faisait défense, à tous juges, avocats et auteurs, de porter pourpoints, chausses, et habits dissolus.
« Pourtant, à la Cour, les magistrats continuèrent à n’user, ni des ciseaux, ni du rasoir. Et quand L’Hospital, ancien conseiller au parlement, fut devenu chancelier de France, Brantôme lui trouva, avec sa grande barbe blanche, l’air de Caton le censeur. René de Birague, qui garda les sceaux après lui, eut également le menton fort touffu.
« L’exemple des grands chefs trouva, comme bien on pense, des imitateurs. Malgré l’ordonnance de 1540, on en revint insensiblement à la barbe, et le parlement lui-même finit par céder à la contagion. La Roche-Flavin [Bernard de La Roche-Flavin (1552-1627), président des requêtes au parlement de Toulouse et historien du droit] qui écrivit, en 1590, les Treize livres des parlements de France, y parle, non sans amertume, des jeunes conseillers qui portent une barbe taillée presque au ras du menton, la surmontent de grandes moustaches fort relevées, retroussées et frisées avec certains fers chauds à la manière turquesque.
« Jusqu’à la mort d’Henri IV, les gens de robe se remirent à la barbe, mais, à l’avènement de Louis XIII, cet usage commença à déchoir. C’est que la moustache et la royale venaient d’apparaître. Cependant, la magistrature, lente, comme on l’a vu, à adopter de nouvelles modes, mais qui ne renonce pas facilement à celles dont elle a fait choix, la magistrature, dis-je montra autant de répugnance à reprendre la barbe qu’elle en avait mis à la quitter.
« Guillaume Duvair, évêque de Lisieux, garde des sceaux en 1612, la portait. De même, Achille de Harlay, premier président du parlement de Paris, qui brava si intrépidement le duc de Guise. De même encore, le docte avocat Charles Loyseau, à qui nous devons le Traité des offices. Et, sous la barbe, leur figure apparaissait aussi vénérable que leur caractère.
« Toutefois, la moustache et la royale gagnèrent la partie. Jacques-Auguste de Thou, l’avocat général Omer Talon, Jérôme Bignon, qui vivaient au milieu du dix-septième siècle, Guillaume de Lamoignon, premier président en 1657, le chancelier Le Tellier en 1685, tous ces grands magistrats avaient sacrifié à l’usage. Il en était de même au barreau : exemple, le célèbre Patru.
« Remarquez-le, messieurs. Toutes les fois que la chevelure a été longue, la barbe a été courte. Et quand on a laissé allonger celle-ci, on a émondé celle-là. Et savez-vous d’où vint, sinon l’invention, du moins la grande faveur de la perruque ? Tout simplement, de ce que, vers 1630, Louis XIII perdit ses cheveux.
« En 1643, époque de sa mort, on ne portait presque plus la barbe, et les monumentales perruques, dont se couvrirent les têtes sous Louis XIV, amenèrent sa suppression complète. Ce fut alors que, pour atténuer l’absolue nudité du menton, on imagina le col de chemise rabattu, puis la cravate à bouts flottants, et enfin le rabat, tel que le portent aujourd’hui les ecclésiastiques.
« Sous Louis XV et sous Louis XVI, il n’y eut rien de changé. Toutefois, la magistrature et le barreau portèrent la perruque courte ou les cheveux poudrés, cheveux étalés dans toute leur longueur et se terminant en une ou plusieurs boucles. Mais vint la révolution de 1789 qui modifia profondément les anciens usages. On adopta la mode des cheveux coupés en rond, ce qui laissait présager, pour une époque plus ou moins lointaine, le retour à la barbe. Et, comme cet événement ne se produisit pas, le gouvernement, en réglant le costume du barreau, ne s’occupa que de la chevelure.
« L’arrêté des consuls du 2 nivôse an XI [23 décembre 1802] fut conçu en ces termes : Les gens de loi et les avoués porteront la toge de laine, fermée par devant, à manches larges, toque noire, cravate pareille à celle des juges, c’est-à-dire tombante, de batiste blanche, plissée, cheveux longs ou ronds. De ce qui précède, il résulte que les magistrats et les avocats, après avoir eu, avant 1521, le menton rasé, ont adopté la barbe, pour passer ensuite à la moustache accompagnée de la royale et en revenir au menton rasé.
« Chaque fois, ils ont lutté contre la mode ; chaque fois, ils ont subi peu à peu son empire. Mais, cependant, la détermination de leur costume officiel appartint toujours à l’autorité supérieure. Ainsi, aux deux points extrêmes de la période dont nous venons de retracer l’histoire, que voyons-nous ? D’un côté, l’ordonnance royale de 1540, qui interdit aux avocats ce qu’elle regarde comme une vanité incompatible avec leur profession ; de l’autre, l’arrêté des consuls qui, se souvenant que les gens de loi portaient jadis les cheveux longs, les autorise, si mieux ils aiment, à les porter courts, prévenant de la sorte ce que ce changement pourrait avoir de singulier, au moment où leur était restituée leur antique robe.
« Revenons maintenant au fond même du procès. Trois avocats du barreau d’Ambert ont laissé pousser leurs moustaches. Le tribunal leur a enjoint de les faire raser, mais il n’a point proscrit leur barbe. Deux s’y sont refusés et ont été frappés de la censure. Y a-t-il là un excès de pouvoir ? Nous venons de démontrer que la détermination du costume des avocats a toujours été dans les attributions de l’autorité supérieure. Nul doute que les avocats ne soient point autorisés à dénaturer ce costume, de manière à le rendre peu convenable, peu digne de la majesté de l’audience, incompatible avec la gravité de leurs fonctions. Nul doute encore qu’en pareil cas les magistrats n’aient le droit et ne soient dans le devoir de sévir, et de sévir immédiatement.
« Y a-t-il eu inconvenance dans le fait reproché aux demandeurs ? Le tribunal a estimé qu’il y avait eu, de la part de ces derniers, infraction aux règles de la discipline, atteinte à la dignité de la justice, manque de respect envers les magistrats. L’infraction aux règles de la discipline serait peut-être difficile à justifier, en ce sens qu’il n’a été violé aucune des règles en la matière ; par contre, l’atteinte à la dignité de la justice et le manque de respect envers les magistrats peuvent résulter de beaucoup de circonstances.
« Le tribunal a vu cette atteinte dans le port de la moustache à l’audience par des avocats revêtus du costume officiel, avec lequel elle leur a paru se trouver peu en harmonie. Une telle appréciation peut-elle être critiquée, lorsque tout le monde sait que la moustache n’est d’usage que parmi les militaires ; et que, si elle apparaît exceptionnellement dans l’ordre civil, ni la magistrature, ni le barreau n’en admettent l’usage ? Impossible donc de s’autoriser de l’exemple des illustres devanciers, dont nous avons prononcé les noms. Aucune idée d’inconvenance ne s’attachait alors à la barbe et à la moustache dont ils se paraient, parce qu’ils ne faisaient que se conformer à la mode du temps…
« Quand des magistrats déclarent qu’il a été manqué à la dignité de la justice, est-ce à d’autres qu’eux-mêmes que nous devons demander s’ils ont été respectés comme le veut la loi ? La Cour ne manquera pas de se rappeler qu’il y avait eu, de la part du président, avertissements multiples, lettres au bâtonnier. Et, devant la persistance des intéressés à ne point se soumettre, le tribunal d’Ambert pouvait-il considérer avec indulgence cette espèce de défi et demeurer désarmé ?… »
Maître Garnier avait été chargé de soutenir les intérêts des avocats d’Ambert. Après avoir développé les moyens de droit, il se plut à ajouter à la note comique : « Sans doute, dit-il en substance, la barbe et les moustaches des gens de robe sont passées par bien des vicissitudes, mais je ne sache pas que jamais le pouvoir législatif ou réglementaire ait pris la peine de s’en occuper.
« N’oubliez pas que la grand’barbe fut longtemps considérée comme l’apanage de la gravité, du savoir et de la vertu. Telle était sa puissance, qu’elle était devenue un costume obligatoire, au point qu’un menton rasé faisait l’effet d’une jambe nue. On l’eût considéré comme une indécence dans la bonne compagnie.
« Et voilà qu’en 1844 un tribunal du fond des montagnes d’Auvergne, seul de son espèce dans toute la France, se montre plus susceptible que tous les anciens parlements ; il voit une impardonnable atteinte à sa dignité dans le fait le plus innocent et le plus répandu. Il poursuit de jeunes avocats en moustaches. Devant l’impossibilité de s’appuyer sur aucune raison solide et légale, il exhume un prétendu arrêté du parlement de Paris, cité par Fournel, arrêté qui serait d’ailleurs une ordonnance royale. Or je ne suis pas bien sûr que cette ordonnance ait jamais existé, mais, à la tenir pour réelle, j’observe qu’elle laissait en paix les moustaches et n’entendait frapper que la barbe dissolue.
« Croyez-moi, les lois qui nous régissent ne se sont jamais occupées de telles vétilles. L’arrêté du 2 nivôse an XI, qui a déterminé le costume des avocats et des avoués, a simplement dit que les gens de loi porteraient les cheveux longs ou ronds, ce qui leur laisse, j’imagine, toute latitude à cet égard ; il n’a point parlé de la barbe, ni de la moustache. Or tout ce que la loi ne défend pas est permis. Comment mes confrères de là-bas seraient-ils coupables ? Quelle prohibition expresse ont-ils méconnue ? Quelle loi ont-ils violée ?
« Certain préfet du Midi imagina, il n’y a pas si longtemps, d’interdire la barbe et la moustache qu’il croyait le patrimoine exclusif des militaires et de quelques ordres religieux. L’opinion et la presse ont fait justice de ce burlesque arrêté. Je ne doute pas que les tribunaux n’en eussent usé de la même manière, si l’auteur avait osé traduire les contrevenants devant le tribunal de simple police… »
L’avocat général Claude Delangle — il deviendra garde des Sceaux en 1859 — vint mettre le point final à cette joute oratoire, quelque peu bouffonne. En quelques mots, il écarta tous les moyens de droit. « Il n’y a pas eu récusation, expliqua-t-il, mais abstention, de la part du juge Chabrier-Gladel, ce qui est tout différent. Dès lors, point de procès, ni de débat. Il s’agissait seulement d’une délibération intérieure, pour laquelle aucune forme n’est prescrite.
« On invoque encore que le ministère public n’a pas pris de conclusions et que les deux avocats censurés n’ont pas été admis à se défendre. Pardon ! L’un a été entendu et l’autre n’a point demandé à l’être. Quant au procureur du roi, nulle disposition n’édicte qu’il sera ouï sur tout, à peine de nullité, quand il s’agit, comme dans l’espèce, d’incidents d’audience. Enfin, les cours et tribunaux ont le pouvoir d’apprécier souverainement si de pareils faits sont attentatoires ou non, à la dignité du prétoire et à la gravité de leurs fonctions.
« Sans doute, messieurs, je ne verrais pas grand mal à ce qu’un avocat plaidât en moustaches, surtout s’il plaidait bien. Mais le fait le plus indifférent peut devenir un acte de résistance. Qu’on ne cite pas trop haut, non plus, l’exemple des Matthieu Molé et des Omer Talon. Sans doute, ces grands magistrats portaient moustaches. Mais ce n’est pas par ce côté seulement qu’il leur faut ressembler.
« On comprend que des avocats tiennent avant tout à la dignité, à l’indépendance de leur ordre ; que, s’il y est porté atteinte, ils s’en montrent vivement émus et viennent frapper jusqu’aux portes de la Cour de cassation. Mais, dans la cause actuelle, je cherche en vain de graves motifs et une susceptibilité bien entendue. Je conclus donc au rejet du pourvoi. »
Ainsi jugea la Cour suprême le 6 août 1844, et les avocats d’Ambert n’eurent, pour fiche de consolation, qu’un avis du conseil de l’ordre du barreau de Paris, formulé le même jour dans un sens entièrement favorable à leur thèse. Mais c’était assez pour que, si le procès fût perdu, du moins leur honneur demeurât sauf. Dalloz et Sirey, gardiens séculaires de la jurisprudence, enregistrèrent pieusement l’arrêt de la Cour de cassation (Jurisprudence générale, année 1844, par Dalloz ; Recueil général des lois et des arrêts, année 1844, par Sirey).
Sources : (D’après « Autres procès burlesques » (par Pierre Bouchardon), paru en 1930)