LA GRANDE PEUR EN BAS-DAUPHINE

La Grande Peur en Bas-Dauphiné





 

 

 

 


Les débuts de la Révolution française sont surtout marqués par des épisodes urbains. Les premiers se déroulent en province, dès 1788, comme la Journée des Tuiles à Grenoble puis à Paris où se réunissent dès le mois de mai 1789 les Etats Généraux
L’événement phare retenu dans la capitale est la prise de la Bastille le 14 juillet. Dans plusieurs régions de France, les paysans ont largement participé aux préliminaires du processus révolutionnaire qui s’engage. Les troubles ont été nombreux, en province, tout au long de l’année 1788 et au cours du printemps 1789. Ce n’est pas le cas en Dauphiné pendant cette période. La province est relativement calme. Les paysans dauphinois sont restés en dehors des événements qui se sont déroulés à Romans, à Vizille puis à Grenoble. Les habitants du Viennois, la région située au Nord de la Province, entre le Rhône, le Guiers et le cours inférieur de l’Isère, aux environs de Bourgoin, semblent peu concernés par les émois parlementaires de leurs compatriotes citadins du Tiers-Etat par exemple. Il est probable qu’ils savent fort bien n’avoir rien à attendre d’un parlement composé pour l’essentiel de bourgeois, de nobles et de représentants du haut clergé. Beaucoup de ces « élus » sont de gros propriétaires terriens et n’entendent aucunement porter atteinte à leurs privilèges  en ce qui concerne le régime foncier et son imposition. Car c’est bien là que se situe la préoccupation principale de ceux qui cultivent la terre ; ils représentent pourtant plus des trois quarts de la population du futur département de l’Isère mais ne sont guère représentés par « ces messieurs du Parlement »…

A partir de la fin du mois de juillet 1789, les troubles parisiens vont avoir de nombreux échos dans toute la France, et cette fois surtout en milieu rural. C’est la période de la Révolution française que les historiens nomment la « Grande Peur ». Les faits survenus au cours de cet épisode dans le Bas-Dauphiné, même s’ils ont été mal perçus et globalement rejetés avec effroi par les principaux leaders politiques du moment, vont avoir une influence considérable sur le cours des événements de 1789 à 1792.

 

 


La Grande Peur c’est l’irruption des masses paysannes sur le devant de la scène de la révolution Française ; irruption brève, qui a duré une dizaine de jours à peine, du 27 juillet au début août 1789, mais d’une ampleur sans précédent dans le nord de l’Isère, puisqu’environ 80 châteaux furent attaqués, 43 pillés ou dévastés et 12 réduits en cendres. Bourgoin et tous les villages environnants ont été l’épicentre, c’est-à-dire un foyer majeur, de cette révolte qui compte parmi les épisodes les plus importants de l’histoire de notre nation, selon Georges Lefebvre, l’historien de la Grande Peur. Cette panique collective a touché plus de la moitié du territoire français . Les événements de Bourgoin et des Terres Froides, qui sont à l’origine des troubles dans tout le Dauphiné, nous sont particulièrement bien connus car nous disposons de plusieurs sources. Nous disposons des dépositions recueillies par une commission qui a été créée pour enquêter sur ces événements et dont les conclusions ont été publiées par Roux, dans un Mémoire des brigandages. Nous possédons également d’un précieux document, un procès-verbal commencé le 27 juillet à 6 heures et demie du soir, et rédigé par les officiers municipaux de Bourgoin, jusqu’au 3 août 1789. Nous disposons du procès-verbal rédigé le 29 juillet par le sous-lieutenant de maréchaussée de Bourgoin, Pierre-Alexandre de Rivals, ainsi que des lettres reçues et envoyées par la municipalité de Bourgoin entre le 27 et le 31 juillet. Enfin, dans les registres paroissiaux de Bourgoin, Hilaire Engelvin, curé de Jallieu (il a été enterré par permission spéciale dans l’église de Jallieu ; la municipalité fit ériger un monument avec plaque commémorative), fait un récit détaillé des événements de juillet et août 1789.

 

Première partie : Pourquoi la Grande Peur ?



Avant de décrire ces évènements qui comptent parmi les épisodes les plus importants de l’histoire de notre nation (Georges Lefebvre), il convient d’en rappeler le contexte économique, social et politique qui permet de mieux les comprendre.


Le contexte économique, social et politique

 


En 1789, la France compte 28 millions d’habitants dont les deux tiers sont des paysans. En Isère sur 400 000 habitants  plus de 330 000 vivent du travail de la terre. Nivolas (580 habitants) fait partie du mandement ( territoire sur lequel un seigneur exerce le droit de rendre la justice) de Chateauvillain et Quinsonnas qui inclut Biol, Saint Victor de Cessieu, Torchefelon, Sucieu et Sérézin, tandis que Vermelle (340 habitants) est intégrée au mandement des Eparres ; en 1790 la commune de Vermelle est détachée des Eparres puis à nouveau rattachée à elle en 1801. Ruy avec ses 930 habitants dépend du mandement de Bourgoin. Un anglais, Arthur Young, qui traverse notre région en 1789, est frappé par « l’air de pauvreté et de misère » des hameaux qui contraste avec l’agréable apparence des châteaux situés sur les hauteurs. De nombreux documents nous éclairent sur les conditions de vie de ces paysans.

En 1745 l’enquête d’Orny fait apparaître que le niveau de vie moyen en Dauphiné est parmi les plus bas de France. Dans les Terres-Froides,  la rigueur relative du climat, l’humidité des marais, les sécheresses parfois désastreuses des étés, l’importance des sols boueux et caillouteux rendent les cultures difficiles. Les rendements sont faibles (3 grains récoltés pour un semé).
Les paysans vivent dans des masures de terre battue qui n’ont pas toujours une cheminée, la fumée s’échappant par le couvert ou par la porte, un couvert souvent en paille, car les tuiles sont chères (quatre mètres carrés coûtent 15 livres à Montrevel). A Saint Marcel Bel Accueil, les paysans ne pouvaient brûler que le bois vert moyennant le paiement d’un droit annuel au seigneur, ainsi que de la tourbe. Le mémoire,  de Monsieur Magnard, instituteur à Saint Marcel Bel Accueil en 1887,  rédigé  à partir des archives locales, nous permet de connaître la nourriture des paysans. Elle consiste toute l’année en soupe de bouillie claire, composée de farine jaune, de fèves ou de haricots et d’un peu de lait. complément de la nourriture était du pain et des crêpes appelées matefaims et il précise « que les chiens dédaigneraient aujourd’hui », des fruits lorsque la saison est favorable, peu ou point de vin. Le pain de pur froment est un luxe. On le réserve pour payer les charges et on mange le mauvais pain de blé noir. A Saint-Savin, le repas de midi se compose généralement de matefaims de blé noir et de légumes secs ; les soupes de millet, orge, fèves et le caillé constituent la collation du matin et du soir. L’habillement était aussi des plus rustiques. Voici ce qu’écrit M. Magnard : «  Les enfants de 4 à 16 ans allaient nu-pieds et étaient à peine vêtus ;  une robe de toile grise servait de chemise et de vêtement. Ils portaient en hiver un bonnet à trois pièces. Les bonnets des filles avaient de plus que ceux des garçons, un gros nœud en ruban ou en étoffes bariolées. L’habillement des hommes consistait en une chemise de toile grossière, un pantalon et une blouse en toile grise dite cordaille fabriquée au pays. Les hommes âgés portaient de plus un habit à queue de morue en gros drap gris bleu et avaient un large chapeau de feutre ou un gros bonnet de laine en forme de pain de sucre. Un gros foulard rouge complétait souvent cet accoutrement. Les femmes portaient aussi l’étoffe dont s’habillaient les hommes. Elles se confectionnaient une capote en tresse de paille très serrée qui  durait autant qu’elles ».

Il ne faut pas, bien sûr, noircir un tableau déjà bien sombre ; il y avait des paysans plus aisés, mais tous supportaient depuis des siècles le poids d’une lourde fiscalité seigneuriale et nourrissaient une haine profonde contre  la barbarie féodale. Le système féodal a été mis en place à partir du XIème siècle.

Tous les paysans, sauf les alleux,  propriétaires ou non de la terre qu’ils cultivaient étaient soumis, dominés, exploités par un seigneur à qui ils devaient payer des droits, inscrits dans des terriers c’est-à-dire des registres. Le seigneur pouvait être, un noble (350 000 soit 1,5 % de la population) en 1789, un monastère, une abbaye, un évêque, un curé ou un bourgeois qui avait acheté une seigneurie. Le paysan propriétaire de sa terre pouvait cultiver ce qu’il voulait, vendre sa terre, la léguer, mais il devait payer des droits seigneuriaux ou féodaux.

A Vermelle, les laboureurs, qui  possédaient des bœufs devaient verser un métier de froment (43 litres) ; ceux qui n’en possédaient pas devaient livrer 21 litres de seigle ; à cela s’ajoutait le vingtain (1/20ème) de leur récolte et le gélinage qui assurait au seigneur la volaille.

Voici ce que l’on peut lire dans le « cahier de doléances » de Montrevel-Doissin datant du 26 avril 1789 : « chaque habitant faisant feu et qui a une couble de quatre bêtes de labourage est forcé, à peine de prison et de subhastation ( Vente de meubles ou d’immeubles qui se faisait à cri public, par autorité de justice, au plus offrant et dernier enchérisseur) de ses biens, de payer au seigneur du lieu ( qui était François Henri de Virieu), à raison de l’air qu’il respire, la quantité de 4 bichets (1bichet=20 litres) de seigle, 4 bichets d’avoine combles (lesquels par le large diamètre de la mesure, emportent le double ras), une poule, deux journées d’hommes, une trousse de foin et comme on n’a pas besoin d’employer les hommes, on a la précaution de leur faire payer 16 sols les 2 journées d’homme…( 1 livre de pain = 3 sols en 1788 ; 1 livre de bœuf = 6 sols ; un journalier gagne  8 sols par jour, ; 1 livre = 20 sols ; 1 sole = 12 deniers). Le souverain ne permet de mettre aucun impôt sur l’artisan n’ayant que ses deux bras…, le seigneur lui fait payer à raison de l’air qu’il respire, environ 14 livres. ». faut ajouter à ces prélèvements la multitude de droits dont dispose le seigneur comme les banalités(obligation d’utiliser, contre paiement, le moulin, le four le pressoir du seigneur), les lods et ventes quand le paysan vend une terre, possède du droit de ban qui lui permet de fixer la date des vendanges, de la fauchaison, le banvin qui lui assure le droit de vendre son vin en premier.

Les notables de Bourgoin-JaIlieu s’en plaignent au roi en 1772 : « On est d’abord effrayé du nombre prodigieux de terriers: celui du seigneur de Bourgoin est des plus considérables. Les seigneurs de Vallin, Vaux, Quin_sonnas et St-Chef étendent leurs droits sur ce territoire et tiennent la plupart des fonds, asservis. Les Augustins réformés et mendiants se disent seigneurs et ont aussi un volumineux terrier. L’hôpital, le curé ont chacun le leur. »

Les paysans ne sont pas seulement dominés par les seigneurs, ils dépendent également du clergé à qui ils doivent la dîme, soit selon les régions entre 5 et 12 % de la récolte. Enfin, il y a les impôts royaux, en particulier la gabelle qui pèse sur le sel, taxe certainement la plus impopulaire de toutes ; les gabelous (douaniers) qui étaient chargés de prélever la taxe  et dépendaient de la Ferme générale, étaient détestés dans toutes les campagnes, tandis que des personnages comme Louis Mandrin étaient considérés comme des héros, eux qui se livraient à la contrebande du sel, du tabac. Il faut ajouter les impôts directs comme la taille qui pesait uniquement sur le Tiers-Etat, le clergé et la noblesse étant exemptés de tout impôt.

Au total les historiens estiment que les paysans devaient livrer aux seigneurs, au roi et au clergé entre 30 et 35 % de leur production,ce qui équivaut à 1 grain sur 3. Cela signifie qu’en période normale  il ne restait aux paysans qu’un grain sur les 3 récoltés, le dernier servant de semence.

La « fermentation » de la paysannerie est aggravée par la crise économique qui sévit depuis une dizaine d’année entraînant une cherté croissante des grains. La récolte de 1788 a été particulièrement mauvaise et l’hiver de cette même année, un des plus rudes depuis longtemps; l’Isère a été prise par les glaces, la moitié de la châtaigneraie de Saint-Savin a gelé. Le blé se fait rare, d’autant que certains, stockent en vue de vendre au plus haut prix. Entre décembre 1788 et juin 1789 le prix du froment a augmenté de 36 % à Grenoble, 38 % à Bourgoin et 33 % à Vienne. Que sera-ce en juillet, au moment de la soudure, quand les provisions de l’année passée seront épuisées et que la nouvelle récolte ne sera pas encore effectuée ? Des actions ponctuelles éclatent entre mars et avril 1789 dans plusieurs villes et bourgs de la province. Le 16 mars, à Grenoble, une centaine de personnes arrêtent des charrettes de blé et obligent le lieutenant de police à les mettre en vente sur le marché. Ces mouvements n’ont rien de nouveau ; l’historien Jean Nicolas et une équipe de chercheurs ont répertorié pour le XVIIIe siècle 8528 actes de rébellions ; 310 rébellions de janvier à avril 1789.

Enfin, pour comprendre la Grande Peur, il nous faut faire un petit rappel de la situation politique en juillet 1789. Le roi a convoqué les Etats Généraux (assemblées des 3 ordres, noblesse, clergé et Tiers-Etat)  le 5 mai à Versailles, afin de trouver une solution au déficit chronique des finances du royaume (voir le tableau du budget français en 1788).

Premier acte révolutionnaire, le 17 juin les députés du Tiers-Etat se proclament Assemblée Nationale ; le 20 juin , l’Assemblée Nationale jure de ne point se séparer avant d’avoir donner à la France , une constitution, c’est le serment du Jeu de Paume. Mais Louis XVI, qu’on présente souvent comme un personnage faible, n’accepte pas cette révolution et fait concentrer à Paris quelques 30 000 hommes de troupes issus de régiments étrangers. C’est cette riposte de la royauté qui conduit le 14 juillet à la prise de la Bastille par 2000 parisiens, essentiellement des boutiquiers et des artisans et pour les 2/3 des gens du Faubourg Saint-Antoine. Le 15 juillet, le roi cède et renvoie les troupes ; le 17 il se rend à Paris et se rend à l’Hôtel de Ville, arborant la cocarde rouge et bleue aux couleurs de la ville de Paris. Les villes de province applaudissent aux nouvelles de la capitale, changent la composition des municipalités et désignent des maires amis des réformes, c’est la révolution municipale. Elles aussi, forment des milices où s’enrôlent  les soldats de la bourgeoisie, les «  gardes nationaux » à la tunique bleue.

 

La Grande Peur de 1789 (carte 1)

 


Pourquoi ce rappel ?  Parce que la nouvelle de la prise de la Bastille arrive dans notre région le 18 juillet. Une première peur s’installe : les nobles vont se venger sur les paysans. C’est dans ce contexte que naît la Grande Peur, sorte de tragédie en quatre actes.

 

Deuxième partie : A l’assaut des châteaux

 

Premier acte : L’alarme

Le lundi 27 juillet au matin, dans le Nord Dauphiné le ciel est noir et le temps orageux. On raconte que des brigands du Bugey saccagent des châteaux et que Lagnieu a été mis à sac. A Aoste vers midi, les notables ne doutent plus du danger et font sonner le tocsin. A Chimilin certains villageois vont se cacher dans les bois. A 2 heures de l’après midi, le petit Jas vient prévenir son père qui se trouve au marché de Pont de Beauvoisin et raconte que « Chimilin est à feu et à sang », que «  des brigands dévastent tout ».

On dit aussi « que divers grands seigneurs et M. Le comte d’Aoste avaient passé en Piémont et qu’il était à craindre qu’ils ne formassent des partis pour venir nous inquiéter en France« . Il s’agit là d’une version rurale du complot aristocratique dirigé contre les ennemis du peuple, contre la révolution. N’oublions pas que la tradition orale en Dauphiné perpétue le souvenir des guerres et des pillages, que « Piémontais », « Savoyards » sont des étrangers, donc des ennemis potentiels.

Puis les rumeurs se transforment en paniques, en raison de trois faits. Tôt dans la matinée du 27 juillet, comme le confirme Jacques Antoine Roy, maire de Bourgoin-Jallieu, des coups de fusil ont été tirés à la frontière de la Savoie par « quelques contrebandiers qui ont traversé  le Guiers et mis en fuite les employés ». De là à raconter que les Piémontais envahissent la France, il n’y a qu’un pas qui a vite été franchi. A  Aoste, qui n’est qu’à une demi-lieue (2 km) de la frontière avec la Savoie, c’est l’affolement et les notables créent une milice bourgeoise pour s’opposer à  l’invasion. Cette fois-ci ce ne sont plus seulement des brigands qui viennent piller, mais « vingt mille  Savoyards ». La nouvelle se propage alors à une vitesse fulgurante et arrive vers 15 heures à la Tour-du-Pin où les Savoyards ne sont plus que « dix mille ».

Enfin, il y a le sieur Arnoux, notaire et agent de la Dame de Vallin, seigneur à la Tour-du-Pin. Il apprend la nouvelle vers 16 heures, se hâte de prendre un cheval et sous une pluie battante, court informer Bourgoin et les villages qui sont proches de la route : Cessieu, Sérézin, Nivolas. Il arrive à Bourgoin à 17 heures. Un autre notaire, Joseph Gabriel Miège, de Sérézin, arrive à Nivolas, annonçant la même nouvelle. Une heure plus tard le tocsin sonne à Jallieu, Maubec, Domarin, Saint-Alban et Vermelle. C’est là que commence le deuxième acte.

Deuxième acte : La mobilisation des paysans

L’alarme a provoqué dans les villages, les bourgs et les villes une mobilisation de la population pour assurer la défense, lutter contre l’ennemi commun et la création de milices bourgeoises pour maintenir l’ordre, car les notables ont aussi peur pour leurs propriétés. A Bourgoin le phénomène a pris une ampleur toute particulière. Dès vingt et une heure, plus de deux milles paysans « armés de fusils, de faux, de tridents» sont massés dans les rues et sur les places. Ils seront trois mille vers une heure du matin et 5000 au lever du soleil.

Ils sont venus des villages voisins, accompagnés  de notables et de curés. Comme la route a été longue et que la pluie n’a cessé de tomber, ils sont épuisés, affamés. Le maire de Bourgoin, Roy, a rassemblé la milice bourgeoise, fait donner de la poudre et du plomb à tous ceux qui avaient des armes à feu, donné ordre aux boulangers  et cabaretiers de distribuer du vin et du pain et envoyé des lettres à Lyon, Grenoble et Vienne pour demander des troupes, des armes et des munitions.  Les rues et les places sont pleines de gens armés. Nombreux sont ceux qui s’abritent sous la Halle.

Cependant, à La Tour-du-Pin, on sait depuis 21 heures qu’il s’agit d’une fausse alarme. Il n’y a ni brigands, ni piémontais. La nouvelle ne parvient à Bourgoin que vers vingt-trois heures tandis que d’autres groupes de paysans continuent d’arriver répétant que « ce sont les seigneurs qui veulent nous faire saccager (..), ce sont les seigneurs qui ont causé cette alarme, parce qu’ils veulent détruire le Tiers-Etat, et qu’ils envoient des brigands pour cet objet ». Aussi, quand certains notables comme Tranchand, riche négociant, Seignoret, lieutenant colonel de la milice bourgeoise, Joseph Bert, le curé de Bourgoin, viennent annoncer aux paysans la fausseté de l’alarme et leur demandent de rentrer tranquillement chez eux, des voix s’élèvent criant « c’est une trahison ». Certains s’interrogent « Seraient-ce les seigneurs qui en seraient la cause, et qui voudraient nous faire du mal ». Les paysans ne quittent pas les lieux et les langues se délient «quelques-uns allaient jusqu’à dire que ce serait bien fait de les (les châteaux) piller ou saccager » ; « ce sont ces f … nobles qui nous ont donné l’alarme, et il n’y avait point d’ennemis. Nous ne retrouverons jamais de meilleure occasion : étant ainsi rassemblés, il faut nous venger d’eux et les saccager ».

Puis les paysans quittèrent la halle et se dirigèrent vers la place Saint Jean, actuelle place Carnot.

De Rivals, sous lieutenant de la maréchaussée, réveillé par leurs cris, sortit pour les calmer. Les paysans répondirent par des menaces. Une fois les alarmes fantaisistes envolées, l’exaltation des paysans se tournait maintenant contre le régime féodal, contre les châteaux. La peur passée, les villageois ne déposèrent pas les armes et alors débuta le troisième acte.

Troisième acte : L’assaut contre les châteaux et contre le régime féodal

De Rivals a l’idée d’ordonner au tambour de battre le rappel afin d’entraîner les paysans hors de la ville. Ils se mettent en colonne derrière le tambour, entraînant de Rivals au milieu d’eux et partent entre 5 et 6 heures du matin, le 28 juillet, sur la route de Lyon en direction de Domarin. En passant devant La Maladière, de Rivals aperçoit Luc Candy, négociant à Lyon et persuade les paysans de l’emmener  aussi, donnant ainsi au cortège une allure officielle.

Jean-Baptiste de Meyrieu, seigneur de Domarin n’essaye point de résister et distribue 1 348 livres, pour sauver son château de l’incendie. Les dégâts furent importants mais les paysans ne tentent pas de mettre le feu à sa demeure. Ils se transportent ensuite  au château de Pierre Marie de Vaulx, président du parlement du Dauphiné, lequel était absent. Ils s’emparent de pièces d’or, d’objets précieux, tandis que les meubles sont jetés par les fenêtres. Pour en finir, les assaillants déclenchent un incendie qui réduit en cendres l’essentiel de l’édifice.

Ces deux exemples montrent que les émeutiers ne s’attachent point encore à la destruction des titres et des terriers, mais au simple pillage. La seigneurie de Vaulx était particulièrement dure aux paysans qui tenaient la terre. Comme l’a bien souligné le chanoine Pierre Cavard : les villageois vont d’un seul coup régler un vieux compte avec les seigneurs,  bénéficiaires du régime féodal. En somme, c’est le Tiers Etat qui fait payer à la noblesse des siècles de servitude.

Puis systématiquement les paysans se font livrer les archives, livres et plans terriers, titres séculaires du prélèvement féodal et les brûlent en un feu de joie.

Dans l’après-midi du 28 juillet des paysans de Ruy auxquels se sont joints ceux des Eparres, de Maubec, de Four, se dirigent vers le château de Bourgoin, pour réclamer les archives. Vers 15 heures arrivent ceux de Nivolas. Le sieur Reverchon, agent de Louis-Gabriel Planelli Mascrany de la Valette, marquis de Maubec, seigneur engagiste de Bourgoin paraît à la porte du château et promet de tout leur abandonner. Les paysans kidnappent Me Lavorel, notaire et officier de la milice bourgeoise et exigent qu’il fasse la lecture de tous les papiers qu’ils ont obtenus « pour s’assurer que tous ceux qui les intéressaient avaient été remis ». Et l’on voit le notaire, monté sur une table lisant tous les registres que les paysans brûlent ensuite. Epuisé par la lecture, on lui ordonne de boire du vin afin de ranimer ses forces.

Parmi la foule se trouve en curieux, Morel de Montcizet, un petit noble, habitant Nivolas. Des paysans le reconnaissent et lui réclament son terrier. Il accepte de le donner, mais vers 7 heures du soir les paysans l’obligent à venir avec eux  pour réclamer les terriers de Saint Antoine, déposés chez le sieur Benoit qui en percevait les revenus pour l’ordre de Malte. Les terriers furent brûlés et Morel de Montcizet dut payer 30 pots de vin, 15 livres de pain et leur acheter des cocardes. En effet, les paysans arborent les mêmes cocardes que le peuple de Paris après la prise de la Bastille. Après la Grande Peur, lors de l’enquête menée par la Commission Intermédiaire de Grenoble, Morel de Montcizet fut accusé, suite à une dénonciation anonyme d’avoir été le meneur des paysans de Nivolas et de Vermelle. Mais la Commission Intermédiaire le laissa tranquille, tous les témoignages prouvant qu’il avait été contraint et forcé de marcher à la tête des paysans.

Le 29, une nouvelle bande de villageois venant de Saint-Alban, investit la ville et se fait remettre les titres et terriers détenus par des notaires pour les brûler comme la veille, sur la place de la Porcherie (place du 23 août). Le même jour, le Château de Césarges et la Maison Paternoz qui appartenait aux Dominicains sont ravagés. Le comte de Mercy ne sauve son château de Ruy  qu’en donnant à boire et à manger aux paysans, mais les terriers sont brûlés. Toujours le 29, les habitants de Nivolas et de Vermelle  se font livrer les terriers de Morel de Montcizet, puis réunis aux habitants de Cessieu, de Saint Victor et de Sérézin, détruisent les terriers de M. De Quinsonnas, puis pillent les archives et occasionnent des dégâts au château de la comtesse de Vallin.

Il n’est pas possible, faute de temps, de suivre pas à pas, le cheminement de tous les soulèvements populaires qui affectèrent le nord de l’Isère (voir la carte ci-dessous). Nous pouvons cependant retenir trois idées essentielles.

 

 


Les courants de la Grande Peur en Bas-Dauphiné (carte 2)

 


Premièrement, le mouvement  paysan atteint son paroxysme les 28 et 29 juillet au cours desquels onze châteaux  furent incendiés et trente quatre pillés ou attaqués.

Deuxièmement, s’il est difficile de dégager une sociologie très précise des insurgés, il est certain qu’ils appartiennent toujours à des communautés dépendantes ou voisines de la seigneurie visée. Quand le 28 juillet vers dix heures du soir, les bandes parties de Bourgoin arrivent à Janneyrias, les habitants du village se joignent à eux et  incendient le château.

Enfin dans tous les villages et bourgs, les notables – officiers municipaux, notaires, avocats, médecins et les curés ont constitué un parti de l’ordre, s’efforçant de ramener le calme, d’éviter les pillages d’autant que beaucoup d’entre eux avaient des propriétés et terriers et se sentaient menacés. Le curé de Jallieu, Enjelvin, raconte comment à plusieurs reprises, pour dissuader ses ouailles de piller le château de Saint-Savin, « il les exhorta, les prêcha et obtint de la plus grande partie de se retirer à leur travail, il emmena les autres à la cure pour les faire boire et passer ainsi le temps« . Mais en même temps, on est frappé de voir le soin que prennent les paysans à se faire accompagner de gré ou de force par des notables. Ainsi, les habitants de Saint-Alban, après avoir pris et brûlé les papiers de Me Bertray, notaire et châtelain du village, l’obligèrent à se munir d’un fusil et à se mettre à la tête du cortège qui devait se rendre chez plusieurs notaires de Bourgoin, pour se faire remettre d’autres terriers qu’ils brûlèrent sur la place publique et Bertray de déclarer « le poids de la féodalité (…) pesait sur vos têtes et vous en avez voulu secouer le joug : très bien !je suppose que vous fussiez fondés; (…) vous devez être satisfaits d’avoir réduits en poussière ces documents, source de vos plaintes; que votre vengeance se borne à cela seul … »

Dernier acte : La répression

L’ampleur de l’insurrection populaire paysanne a été telle que ni les seigneurs, ni les notables qui s’étaient organisés en milices bourgeoises, n’osèrent s’opposer à la destruction des titres et au pillage des châteaux. Cependant le 29 juillet, les autorités de la Province constituèrent un comité de 12 personnes, formé de membres de la commission intermédiaire des états du Dauphiné, du Parlement et de la municipalité de Grenoble, « pour aviser aux moyens de rétablir la tranquillité publique ». Ils laissèrent aux troupes royales venues de Lyon et aux dragons le soin de mettre un terme aux attaques de châteaux.

Le 29 juillet cinq, paysans, sont tués à Meyzieux, et une vingtaine arrêtés à Jonage. Le même jour près du château d’Amblérieu, le combat s’engage entre insurgés et troupes royales : « la terre était jonchée des corps de ceux destinés pour la travailler » dira le baron de Vernas dans une lettre adressée à l’Assemblée Nationale.

Les arrestations se multiplient à Saint-Chef, Virieu, Salagnon, La Tour du Pin et les prisons  se remplissent à Vienne, Bourgoin et Grenoble. Mais dans ces localités les classes populaires urbaines prennent fait et cause pour les paysans révoltés, obligeant les autorités locales à libérer les prisonniers. Le 30 juillet le peuple de Vienne sauve les paysans qui avaient été condamnés à être « pendus étranglés ».

Le 1er août, le peuple Bourgoin se répand dans les rues et menace le maire, Roy, qui se trouvait à la tête d’un détachement prêt à réprimer les paysans. Le maire cède et ouvre les portes de la prison.

Dans les campagnes, l’agitation continue ; le 1er août, les habitants de Chateauvillain brûlent les terriers du château de Succieu ; ceux de Cessieu, mettent le feu aux terriers du Châtelard ; le 4 août, malgré la présence de troupes, les terriers de Virieu sont détruits.

La commission Intermédiaire, poussée par le parlement de Grenoble  veut des mesures plus radicales. Un détachement de 100 Suisses accompagné de 25 artilleurs part pour La Côte Saint André et Bourgoin.

Des circulaires sont envoyées aux curés  afin qu’ils informent leurs paroissiens que des mesures radicales seront prises  si l’ordre n’est pas rétabli. Une instruction de la Commission précise qu’il faut « imprimer dans l’esprit du peuple une terreur salutaire qui le contiendra à l’avenir ».

Mais le 7 août à 11 heures du soir, à Grenoble, on apprend ce qui s’est passé à Paris lors de la nuit du 4 août : afin de rétablir l’ordre dans le royaume, l’Assemblée nationale  décide d’abolir les privilèges, les corvées, la dîme, les droits de chasse et de colombiers, les justices seigneuriales, les droits féodaux et d’établir l’égalité devant l’impôt, l’égalité des peines et l’égal accès de tous à tous les emplois. Quant aux droits qui pèsent sur les terres, ils sont déclarés rachetables ; n’oublions pas que les députés de l’Assemblée étaient en grande majorité des propriétaires terriens. Cependant, les paysans refusent de racheter ces droits et cessent de les payer.

Mais pour la commission de Grenoble, la suppression des droits féodaux ne doit pas conduire à une politique de clémence vis-à-vis des révoltés. Il faut trouver des coupables et prendre des sanctions. Le 7 août,  Jean-Baptiste Nugues, consul (officier municipal) d’Artas et Ennemond Curt de Saint-Agnin, furent condamnés «à être pendus et étranglés jusqu’à ce que mort naturelle s’en suive ». Le corps de Nugues demeura suspendu plusieurs jours au dernier arbre de l’allée du château de Vaulx: « il fallait des exemples prompts » écrira Enjelvin, curé de Jallieu.

Si à partir du 9 août le calme était revenu dans la province, le 26 août, l’ouvrier agricole Jean Roche, accusé d’avoir volé du vin dans la cave du château de la Saône et le domestique Ferréol Allègre, de Beaurepaire furent également pendus.

Deux habitants de Jallieu, Casset (originaire de Ruy) et un certain Matieu connurent le même sort, Casset pendu à Arcisse parce qu’il avait assisté au pillage du château de sieur Duvilard et Matieu pendu sur la place de Bourgoin.

Vers la fin août les prisons de Grenoble et surtout de Vienne comptent plus d’une centaine de détenus. Un peu partout les notables avaient repris du courage. Ceux de Saint-Alban avaient formé un tribunal pour juger tous ceux qui voudraient troubler la tranquillité publique. A Bourgoin, le maire demandait à Grenoble de lui envoyer 50 dragons, car le peuple de la ville manifestait contre la cherté du prix du blé.

 

Conclusion

 

Pour la Commission Intermédiaire, tous ces événements, sont le résultat d’un vaste complot dont il faut en trouver les chefs. Il doit y avoir une ligue qui a organisé cette fausse alarme. Elle désigne donc 2 de leurs membres pour mener une grande enquête. Comme  c’est à Bourgoin que l’alarme a réuni le plus grand nombre de paysans, les comploteurs doivent être là-bas.
Mais voilà, toutes les dépositions réunies à Bourgoin pendant la première quinzaine de septembre montrent que ceux qui ont répandu l’alarme était de  bonne foi ; que partout on a cru à une attaque de brigands et de savoyards ; que les paysans sont venus à  Bourgoin sans aucune mauvaise intention ; que la longue attente les a peu à peu échauffé.

Il y avait eu simplement une panique, grandie par l’imagination populaire et par les nouvelles venant de Paris. Si cette panique a débouché sur un soulèvement général des paysans, c’est que ceux-ci s’attendaient à ce que l’Assemblée Nationale mette fin au régime seigneurial et  féodal qu’ils ne pouvaient plus supporter. Ce sont les paysans qui se sont chargés de mettre  fin à l’Ancien Régime. Le temps des seigneurs et de la dîme était bel et bien  révolu.

Sources : Article de Daniel Herrero, agrégé d’histoire, membre de l’association, Au Fil du Passé; extrait de http://www.nivolas-vermelle.fr/vivre-a-nivolas-vermelle

 

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