Sommaire
Toggle
Des artisans dans le Paris du XVIIIe siècle
Autrefois, les rues de Paris étaient des lieux de travail pour qui voulait gagner quelques sous. Chiffonniers, marchandes d’arlequin, laveurs de vitres, étameurs… Malgré leur nom mystérieux ou poétique, leur réalité était plus prosaïque, entre dureté du travail et salaire minime.
Mélange des individus
Paris est composé d’une multitude de provinciaux et d’étrangers, sous lesquels disparaît le vrai Parisien, dont la race ancienne est bonne, crédule, mais point sotte. Naître à Paris, c’est être deux fois Français ; car on y reçoit en naissant une fleur d’urbanité qui n’est point ailleurs.
Ce tas de provinciaux, accourus de leurs villages ou petites villes, sont encore plus avides de curiosités que le Parisien même, et font foule partout.
Examinez bien ce groupe immobile : sur cent hommes, il y aura quarante domestiques et trente apprentis. Ceux qu’on appelle gens de peine sont presque tous étrangers. Les Savoyards sont décrotteurs, frotteurs et scieurs de bois ; les Auvergnats sont presque tous porteurs d’eau ; les Limousins maçons ; les Lyonnais sont ordinairement crocheteurs et porteurs de chaises ; les Normands tailleurs de pierres, paveurs et portes-balles, raccommodeurs de faïence, marchands de peaux de lapins ; les Gascons perruquiers ou carabins ; les Lorrains savetiers ambulants, sous le nom de carreleurs ou recarreleurs.
Les Savoyards logent dans les faubourgs ; ils sont distribués par chambrées, dont chacune est dirigée pat un chef ou vieux Savoyard, qui est l’économe et le tuteur de ces jeunes enfants, jusqu’à ce qu’ils soient en âge de se gouverner eux-mêmes. On a fait de sages règlements pour ces jeunes Savoyards et autres enfants servant le public, et dont l’éducation abandonnée restait autrefois absolument étrangère à la religion. On a établi des catéchismes, des écoles de charité et des retraites ; on y ajoute des secours temporels ; et, quoi qu’en disent certains esprits durs et bornés, le plus grand bienfait que l’on puisse donner à l’homme est celui des idées religieuses, parce qu’elles sont consolantes, et suppléent à toutes les autres, chez les êtres dont les jours sont voués aux travaux journaliers et aux ordres impérieux de la nécessité.
Les Savoyards, les gens de peine, porteurs d’eau, gagne-deniers, crocheteurs, décrotteurs, sont en groupe au coin des carrefours ; et là, attendant qu’on les emploie, ils se font des niches en se poussant l’un contre l’autre. Quand les souverains se battent, le contrecoup se fait sentir jusque sous les chaumières paisibles Quand les crocheteurs guerroient, ils vont heurter un honnête passant, fort étranger à leurs jeux grossiers, et qui maudit leur manière de s’ébattre. Ainsi l’homme tranquille ou distrait est blessé quelquefois par ces polissons incommodes, aux pieds larges, armés do souliers ferrés, et qui, quand ils sortent de leur aplomb, s’ébranlent comme des tours.
On pourra ranger dans cette classe ces étourdis dangereux, qui vont portant sous leurs bras une canne qui tourne avec eux, et toujours prête à vous crever un œil : heureux si l’on en est quitte pour une égratignure à la joue. D’autres ont de ces bâtons ferrés qu’ils appuient sur le pied de ceux qui viennent à leur rencontre. Il faudrait être doué d’une patience séraphique pour ne pas riposter de la canne qu’on tient en main, et qu’on porte aujourd’hui en place d’épée, ce meuble inutile, qu’on a sagement abandonné à la soldatesque, aux vils agents de la fiscalité et aux portiers, connus sous le nom de suisses. Au lieu de ces querelleuses flamberges, on a des bâtons ; mais pourquoi ne pas les manier décemment et sans risque pour ses voisins.
On voit ensuite des garçons perruquiers, populairement appelés merlans, parce qu’ils sont enfarinés des pieds à la tête, et dont il faut éviter la rencontre, car si vous êtes en habit noir vous êtes blanchi et graissé ; et quel désastre pour celui qui n’a qu’un habit noir ! Ces merlans sont barbiers et coiffeurs le matin, et chirurgiens l’après-midi. Il a fallu leur défendre l’entrée des écoles de chirurgie autrement qu’en habit bourgeois, sans quoi l’amphithéâtre royal eût ressemblé à une sale boutique de perruquier. C’est ainsi qu’ils paraissaient jadis aux écoles de Saint-Côme. Aussi, dès que l’heure de tous ces merlans était arrivée, ils s’emparaient de la rue des Cordeliers, et il était défendu, à tout homme un peu proprement vêtu, de passer par cette rue, ni même dans le voisinage.
Ces merlans, apprentis chirurgiens, quand ils sont dans amphithéâtre, ont un objet d’émulation sous leurs regards ; car, en levant les yeux, ils aperçoivent le buste de M. La Martinière, qui s’est élevé du rang de garçon perruquier, ou frater, au grade de premier chirurgien du roi. Les merlans s’enorgueillissent d’un tel fondateur, qui ne les a pas oubliés au sein de sa haute fortune.
Les meuniers, les boulangers, les forts de la halle, qui voiturent les sacs de farine, sont aussi un peu blancs, mais ils n’ont pas l’impudence des merlans. Les charbonniers, qui contrastent avec eux, se détournent un peu, quoique chargés, de peur de vous noircir.
J’aime les charbonniers ; leurs yeux sont saillants et expressifs. Ils ont créé le fameux adage : « Charbonnier est maître chez soi. » Un jour, j’accompagnais J.-J. Rousseau le long des quais ; il vit un nègre qui portait un sac de charbon ; il se prit à rire, et me dit « Cet homme est bien à sa place, et il n’aura pas la peine de se débarbouiller ; il est sa place ; oh ! si les autres y étaient aussi bien que lui ! » Et je le vis rire encore, et suivre de l’œil le nègre charbonnier.
Ces porteurs de sacs à charbon portent une médaille de cuivre, qui n’est pas plus nette que leurs mains et leur visage.
La ville, au milieu de ce mélange d’individus, a besoin d’un frottement perpétuel d’industrie, d’une activité soutenue, d’une tentation offerte aux riches, d’un travail de luxe, et de quelques vices qu’il traîne à sa suite (car la première loi est de vivre). Le prix des denrées et des choses nécessaires à la vie ayant augmenté successivement, les salaires n’ont pas suivi dam la même proportion. Ainsi l’abondance de l’or et de l’argent n’a fait que renforcer l’égoïsme des riches, qui ont eu à meilleur marché plusieurs jouissances.
Que ne lit-on pas dans les petites affiches ? Une foule d’hommes sans place, qui ont fait leurs études, et qui même ont été chez les procureurs et notaires ; des particuliers qui savent le latin, le français, l’allemand, l’anglais, l’histoire, la géographie, les mathématiques, et qui n’ont point de pain. Mais celui qui sait servir à table, frotter, panser un cheval, mener une voiture, courir la poste, trouve à se placer comme il lui convient.
Savetier
Pourquoi le savetier a-t-il l’air plus content que le cordonnier ? La Fontaine l’avait déjà remarqué avant moi : c’est qu’il est moins orgueilleux, et qu’il a toujours plus d’ouvrage qu’il n’en peut faire : on lui apporte la besogne, tandis que le cordonnier est obligé de l’aller chercher. Réparateur heureux de la chaussure humaine, il vit en plein air, tient peu de place, ce qui est le caractère du vrai sage ; il chante et travaille, travaille et chante, et il a le droit de battre sa femme quand elle est insolente, privilège que les grands seigneurs s n’ont pas.
An coin d’un carrefour, il regarde tous les passants ; c’est premier témoin des événements publics, et le premier juge des rixes ; rien ne gêne sa vue ni son prononcé sur tout ce qui se passe autour de lui : s’il paraît imprégné d’une insouciance philosophique, il en sort pour condamner ou absoudre charretiers, fiacres, crocheteurs qui se disputent sans fin ; il élève la voix, parle au public, et sa sentence prévaut.
Henri IV faisait raccommoder ses bottes, et n’en était pas moins un grand roi. Il n’y a pas soixante ans que les premiers bourgeois de la ville faisaient ressemeler leurs souliers. C’était donc autrefois une communauté nombreuse ; mais, comme il n’est rien de stable sur la terre, rien à l’abri des outrages du temps, il n’y a plus de maîtrise ; cependant, que le savetier se garde bien de pousser la réparation d’un soulier jusqu’à le rendre absolument neuf, il paierait une amende.
Le savetier, vivant sous l’œil de tout son quartier, connaît point cette fausseté hypocrite qui se cache dans les boutiques ; il prend avec rudesse la main de la servante, et la barbouille d’un gros baiser, en serrant amoureusement sa croupe ; il connaît les cabarets des Porcherons, des Boulevards, la différence, la qualité et le prix des vins, et il vit le dimanche avec les petits maîtres de la Courtille ; là, il a horreur de l’eau et des buveurs d’eau.
Il n’a jamais été assez riche pour entrer dans des lieux de prostitution ; et, quand il travaille pour celles qui les meublent, il les oblige de venir à sa boutique prendre le ressemelage ; sa fille n’ose les regarder, encore moins les imiter ; elle est restée sage, ainsi que sa mère, sous la loi du tire-pied, loi vivante et toujours agissante ; ainsi que l’a démontré Taconet dans une de ces pièces fructueuses qui ont enrichi Nicolet et l’ont fait seigneur de paroisse, tandis que le créateur de cette fortune est mort à l’hôpital.
L’heureux savetier donne publiquement un exemple de correction maritale ; et les bourgeois, témoins de cet acte de vigueur (qui replace l’obéissance où elle doit être), soupirent de ne pouvoir en faire autant
C’est un citoyen paisible ; car la seule chose qu’il trouve à réformer dans le gouvernement c’est la cherté du cuir devenu plus mauvais depuis qu’il est plus cher. Il est ordinairement fidèle à sa boisson, comme à sa femme, car il aime l’unité en tout. Son domicile est fixe ; et, s’il a commencé la journée par l’eau-de-vie, il finit par l’eau-de-vie ; s’il a commencé par le vin ou par la bière, il achève par la même boisson. Les savetiers font plus gagner les fermiers généraux que ceux-ci ne font gagner les savetiers.
Ils se marient encore comme les anciens bourgeois de Paris ; ils dépensent le jour de leurs noces le produit d’une année de leur travail : c’est un mal qui tourne au profit de la ferme ; mais quoi ! de temps immémorial ils aiment à boire ; le centre du bonheur pour un savetier est le cabaret.
Il a un coup d’œil de la plus grande justesse : cet élégant qui passe, et qui fait le faraud, eh bien ! son soulier a été ressemelé ; il a un bel habit, parce que le tailleur lui a fait crédit ; mais il n’a pas trouvé un cordonnier. Le savetier distingue tout cela ; il distingue encore les filles sages et économes de son quartier, elles font ressemeler leurs souliers, tandis que les autres, gagnant de l’argent avec une coupable facilité, dédaignent le ressemelage. C’est lui qui met des bouts neufs aux servantes ; il reconnaît à la chaussure celle qui marche droit d’avec celle qui marche de travers. Il exerce un métier innocent, et pour peu qu’il soit absent on voit qu’il manque ; il est inhérent au carrefour, comme le carrefour l’est à la ville : à sa mort, c’est un vide, et les servantes font son oraison funèbre
Que l’on dédaigne encore un savetier, lorsque le beau monde s’étouffe pour aller voir la représentation sur la scène. Taconet jouait merveilleusement les savetiers, et avec une telle perfection qu’il faiblissait dans le personnage de cordonnier ; c’est ainsi que Le Kain ne pouvait sortir de ses rôles sans paraître au-dessous de lui-même…
… Le savetier, qu’on méprise trop, a beaucoup de ressemblance avec un législateur moderne. Que fait celui-ci ? Continuellement occupé à réparer l’édifice des lois, il met incessamment du neuf contre du vieux, n’ose arracher l’antique, ose encore moins y substituer un neuf entier : c’est un ressemelage perpétuel. Le neuf tient peu, lorsqu’il sort des mains du savetier. Les lois nouvelles s’incorporent si difficilement avec les lois anciennes ; d’un côté le soulier grimace et blesse h pied qui le remplit ; de l’autre, le code des lois offre des bizarreries incroyables ; elles se repoussent, et ne peuvent se fondre entre elles. Hélas ! tous les modernes législateurs ont travaillé en vrais savetiers.
Au reste, je ne dois pas omettre, à la louange du savetier, qu’il est doué d’une modestie rare, et malheureusement peu connue de tous les autres états. Logé comme Diogène, il dédaigne tous les titres fastueux.
On ne voit point inscrit sur le fronton de son atelier, « magasin de savates, ou savetier du roi, de la reine de monseigneur le prince un tel… » encore moins « suivant la cour ». Pareil séjour pourrait devenir fuisse à sa vertu, et elle lui est trop chère pour l’exposer ainsi dans un pays d’ailleurs si sujet aux orages. Une vie sédentaire et tranquille convient seule à ses talents qui, de leur côté, justifient à tous ses besoins ; aussi ne le voit-on point, comme les cordonniers ou les maîtres des autres professions, louer les bras d’autrui et prendre un grand nombre de compagnons sur lesquels ils font des profits usuraires. Il n’a besoin que de soi, ne compte que sur soi ; et, s’il lui arrive de former quelques vœux, c’est tout au plus de pouvoir obtenir une place de bedeau dans l’église de sa paroisse. La robe et la baguette sont pour lui le nec plus ultra de son ambition. On sent bien que les cloches entrent aussi dans son département. Naturellement musicien, on lui voit la veille ou le jour des grandes fêtes, déployer ses talents, jouer les airs les plus brillants, et s’en acquitter avec l’applaudissement général de tout le quartier. Le plus habile en ce genre, et le plus intrépide carillonneur de Paris, était sans contredit, il y a quelques années celui de Saint-Leu : j’en appelle à tous ceux qui, comme moi, ont eu le bonheur de l’entendre.
Lorsque le cardinal de Rohan était à la Bastille, des curieux voulant voir le prisonnier, que l’on promenait à midi sur la plate-forme, escaladèrent le grenier d’un pauvre savetier, dont l’étroite lucarne donnait sur ce château terrible. Il gagna un millier d’écus en prêtant sa lucarne.
Femmes d’artisans et de petits marchands
Elles travaillent de concert avec les hommes, et s’en trouvent bien ; car elles manient toujours un peu d’argent. C’est une parfaite égalité de fonctions ; le ménage en va mieux. La femme est l’âme d’une boutique ; celle d’un fourbisseur offre encore une femme qui vous présente et vous vend une épée, un fusil, une cuirasse. Les boutiques d’horlogers et d’orfèvres sont occupées par des femmes. Enfin, elles vous pèsent depuis une livre de macarons jusqu’à une livre de poudre à canon.
Les femmes sont occupées dans les plus petites parties du commerce, concernant la bijouterie, la librairie et la quincaillerie ; elles achètent, transportent, échangent, vendent et revendent ; tous les comestibles passent par leurs mains ; ce sont elles qui vous vendent la volaille, le poisson, le beurre, les fromages, et qui qui vous ouvrent les huîtres avec promptitude et dextérité. Les femmes tiennent encore de petits bureaux de distribution de sel, de tabac, de lettres, de papier timbré, de billets de loterie.
Ces femmes, qui ne sont pas dans l’inaction, ont plus d’empire dans leur ménage et sont plus heureuses que les femmes d’huissiers, de procureurs, de greffiers, de commis de bureaux, etc., qui ne touchent point d’argent, et qui conséquemment n’en peuvent mettre à part pour satisfaire leurs fantaisies. L’épouse d’un marchand d’étoffes, d’un épicier détailleur, d’un mercier a plus d’écus à sa disposition, pour les menus plaisirs, que l’épouse d’un notaire n’a de pièces de |douze sous. Les femmes des gens de plume ne font rien et leur poche est à sec ; elles n’obtiennent quelque chose que des libéralités volontaires de leurs maris, et tous les gens de plume calculent. Le marchand détailleur, dans un commerce toujours renouvelé, calcule moins toutes les fractions. Elles tombent journellement dans la poche de la femme qui tient les clefs du comptoir.
Rien de plus triste que les moitiés des gens de plume ; elles font la moue en comparaison de ces grosses réjouies qui dominent un comptoir, parlent à tout venant, remuent du matin au soir la monnaie ; celles-ci ont une gaieté franche, se divertissent le dimanche sans recourir à la générosité maritale ; elles se moquent des femmes de procureurs et même de notaires, qui, voulant faire les femmes de demi-qualité s’ennuient à mourir ; et sont précisément entre la bonne compagnie qu’elles ne voient pas et la médiocre où l’on s’amuse pleinement.
N’avoir rien à faire est un tourment pour tous les êtres ; mais c’est un vice dans une femme ; et qu’elle ne soit pas malheureuse il faut qu’elle fasse son ménage ou un commerce, ou bien qu’elle s’agite dans le tourbillon du monde, au point d’être lasse de ses courses. Quand je vois une femme bien ennuyée je me dis : son mari est un homme de plume.
Les boutiques de Paris recèlent donc les femmes les plus gaies, les mieux portantes et le moins bégueules.
La plupart de ces femmes sont sensées ; car ne cherchent point à placer leur fils ou dans le bureau de la guerre, ou dans celui de la marine, ou dans les aides, ou dans le cuir, ou dans l’amidon : elles reviennent aussi de leur fausse idée de les envoyer au collège, ou à l’école de dessin ; elles les élèvent pour le petit commerce de détail, qui n’est jamais ingrat tandis que tous les emplois sont incertains, comme sujets à réforme.
J’estime les occupations journalières de ces femmes de boutique, qui n’en veillent pas moins sur leur ménage. Elles sont assidues à leur devoir ; elles ne courent point ; elles voient passer sous leurs yeux 1’ intarissable brigade des batteurs de pavé, et ces femmes qui, toujours hors de chez elles, vont chercher partout le plaisir qui les fuit.
Comme personne ne s’intéresse plus que moi au bonheur de ces femmes laborieuses, je crois qu’il faudrait leur rendre tous les métiers qui leur appartiennent. N’est-il pas ridicule de voir des coiffeurs de femmes, des hommes qui tirent l’aiguille, manient la navette, qui sont marchands de linge et de modes, et qui usurpent la vie sédentaire des femmes, tandis que celles-ci, dépossédées des arts qu’elles pourraient exercer, faute de pouvoir soutenir leur vie, sont obligées de se livrer à des travaux pénibles, ou de s’abandonner à la prostitution ?
C’est un vice impardonnable dans tout gouvernement de permettre que tant d’hommes deviennent femmes par état, et tant de femmes rien. Vous êtes affamé de richesses, vous n’êtes occupé que de changer tout en or et vous permettez que tant de millions de bras soient occupés à battre le vent.
Oui, j’en rougis pour l’espèce humaine, lorsque je vois de toutes parts qu’au mépris du nom d’homme des êtres forts et robustes envahissent lâchement des états que la nature a particulièrement destinés aux personnes du sexe. Tous ceux qui ont part à l’administration devraient réprimer de concert des abus honteux, avec lesquels on se familiarise, et défendre avec plus de soin le domaine que la nature a assigné aux femmes.
Il y a quelques années que le Portugal en a donné l’exemple aux autres nations : il a défendu aux hommes de se mêler de faire telle profession particulièrement réservée à cette belle moitié de l’espèce humaine à qui la nature n’a accordé que sa faiblesse et ses charmes. On devrait condamner tous les hommes qui s’oublient ainsi, tous ces coiffeurs, ces marchands de modes, ces tailleurs de corps, ces fileurs de laine, ces marchands de darioles, etc., à porter des habillements de femme.
Portefaix
Nous avons au coin des rues des Hercules et des Milons de Crotone pour emménager ou déménager nos meubles et porter les fardeaux du commerce. Vous les appelez d’un signe, et ils sont à vous avec leurs crochets; ; appuyés sur des bornes, ils attendent qu’on leur donne de l’emploi. Vous croiriez que ces hommes ont une taille au-dessus de la commune, des couleurs vermeilles, des jambes fortes et de l’embonpoint ; non, ils sont pâles, trapus, plutôt maigres que gras : boivent beaucoup plus qu’ils ne mangent.
A toute heure, vous les trouvez prêts à charger sur leur dos des poids les plus lourds. Légèrement courbés, soutenus sur un bâton ambulatoire, ils portent des fardeaux qui tueraient un cheval ; ils les portent avec souplesse et dextérité, au milieu des embarras des voitures et dans des rues étranglées ; tantôt c’est une glace qui en occupe toute la largeur, et qui fait danser toutes les maisons pour qui la suit et la regarde ; tantôt c’est un marbre fragile et précieux, chef-d’œuvre de l’art. Ces hommes deviennent comme sensibles dans toute leur charge ; et, à force de virer, de s’esquiver, de marcher de biais, ils évitent le choc roulant de la foule impétueuse ; ils s’arrêtent à propos, trottent de même, jurent pour avertir les passants, les menacent, tout chargés qu’ils sont, de leurs bâtons courts, et à travers tant d’écueils arrivent au port sans avoir rien cassé ; le pavé sec, fangeux ou glissant leur devient égal.
On transporte des porcelaines d’un bout de la ville à l’autre sur un long brancard ; et si rien ne tombe, des fenêtres pendant la traversée, il n’y aura pas à une soucoupe la moindre fracture.
Savez-vous les muscles qui travaillent le plus dans le corps des portefaix ? Les extenseurs des jambes. Voyez les, elles sont dans un tremblement insensible, mais néanmoins visible.
Lorsque, dans le temps des gelées, les roues des voitures glissent sur le pavé, tombent dans la pente du ruisseau et s’engrènent l’une dans l’autre, les fiacres descendent de dessus leur siège, soulèvent leurs voitures avec le dos, la dégagent sans le secours de qui que ce soit, quoiqu’ils aient quatre personnes dans leur carrosse, et quelquefois le train chargé de deux ou trois coffres. Quelle force dans les vertèbres de l’homme !
Une voiture chargée d’une énorme pierre de taille a-t-elle perdu son équilibre ? soixante mains officieuses le rétablissent ; il faudrait ailleurs six heures pour cette opération, elle se fait en un clin d’œil.
Qu’une soupente rompe, qu’une roue se casse, l’équipage est enlevé avec une rapidité presque égale à la chute. On vous dit : « Il est arrivé un accident », et il n’y paraît déjà plus ; tous les portefaix des carrefours voisins ont prêté la main avec un zèle gratuit ; ils accourent, dès que la voie publique est obstruée, et la débarrassent sur-le-champ. Ces services journaliers devraient leur être comptés.
On dit que les portefaix en Turquie portent jusqu’à sept ou huit cents livres pesant ; les nôtres ne vont pas jusque-là, il s’en faut. Les porteurs de farine à la Nouvelle-Halle sont les plus vigoureux de tous ; ils ont la tête comme enfoncée dans les épaules, et les pieds aplatis ; les vertèbres, en se raidissant, ont assujetti l’épine du dos à une courbure constante.
Ces hommes ne sont pas doués d’une force extraordinaire ; ils seraient faibles au pugilat, à la lutte, inhabiles à ramer ou à scier ; ils ont contracté l’habitude de porter des charges sur le dos ou sur la nuque du cou, et ils savent accomplir merveilleusement les lois de l’équilibre : l’adresse fait plus que la force ; ne craignez point pour eux une luxation occasionnée par ces poids énormes ; il n’y a rien de si rare dans les annales de la chirurgie.
Mais ce qui fait peine à voir ce sont de malheureuses femmes qui, la hotte pesante sur le dos, le visage rouge, l’œil presque sanglant, devancent l’aurore dans des rues fangeuses, ou sur un pavé dont la glace crie sous les premiers pas qui la pressent ; c’est un verglas qui met leur vie en .danger : on souffre pour elles, quoique leur sexe soit étrangement défiguré. L’on ne voit point le travail de leurs muscles comme chez les hommes, il est plus caché ; mais on le devine à leur gorge enflée, à leur respiration pénible, et la compassion vous pénètre jusqu’au fond de l’âme lorsque vous les entendez, dans leur marche fatigante, proférer un jurement d’une voix altérée et clapissante. On sent que leur organe n’était pas fait pour ces mots énergiques et grossiers ; que leur corps n’était pas créé pour supporter ces charges démesurées ; on le sent, puisque le hâle, le travail journalier, l’endurcissement des bras, le cal des mains n’ont pu les métamorphoser en hommes. Sous leur vêtement épais, grossier et sale, sous la crasse, sous leur peau endurcie, elles conservent encore les formes originelles qui vous font distinguer au bal de l’opéra une duchesse sous le masque et le domino ; leur sexe n’est point anéanti pour l’œil sensible ; et ces malheureuses créatures lui commandent la pitié la plus profonde. Comment les femmes sont-elles réduites parmi nous à un labeur si disproportionné aux forces qu’elles ont reçues de la nature ? Le peuple chez qui on les enferme est-il plus cruel que celui qui les livre à ces travaux impitoyables et renaissants ?
Quel contraste ! l’une succombe en nage sous une double charge de citrouilles, de potirons, en criant « Gare, place ! » L’autre, dans un leste équipage dont la roue volante rase la hotte large et comblée, sous son rouge et l’éventail à la main, périt de mollesse. Ces deux femmes sont-elles du même sexe ? Oui.
Quelquefois un de ces portefaix met sur ses crochets exactement tout le ménage d’un pauvre individu, lit, paillasse, chaises, table, armoire, ustensiles de cuisine ; il descend toute sa propriété d’un cinquième étage et la remonte à un sixième. Un seul voyage lui suffit pour transporter les meubles et immeubles du misérable ; le portefaix est plus riche que lui, car le malheureux, pour le simple transport, paiera peut-être le dixième de la valeur intrinsèque de ses effets. Hélas ! Il est obligé de changer de logement tous les trois mois, parce qu’il n’a pu payer que la moitié de son terme ; et c’est à qui le chassera plus loin.
« Mais comment avoir de la pitié, dira le locataire ? N’ai-je pas à payer le propriétaire ? » Et le propriétaire dira : « N’ai-je pas à donner au roi les deux vingtième, et les huit sous pour livre, qu’on vient d’augmenter encore ? » C’est toujours le motif dont on use pour faire aucune grâce aux malheureux.
A la naissance d’un fils de France, ces portefaix, crocheteurs, porteurs de chaises, ramoneurs de cheminées, porteurs d’eau forment des corporations, ayant des musiciens, c’est-à-dire des violons, à leur tête. Ils vont à Versailles pour avoir audience, et s’arrêtent dans la « cour de marbre » : c’est de là qu’ils complimentent le roi sur son balcon ; ils tiennent en main les symboles de leur industrie ; et on les a vus imaginer, dans ces occasions, des facéties divertissantes.
Tantôt c’est un ramoneur caché dans une cheminée à la prussienne, que quatre de ses camarades portent sur un brancard, et qui, mettant tout à coup la tête hors du tuyau, harangue de cette manière le roi de France. Il lui dit qu’il préserve des incendies maisons de la bonne ville de Paris. Tantôt les porteurs de chaises promènent une figure colossale, dont la robe est parsemée de fleurs de lys, et qui tient et caresse entre ses bras robustes un nourrisson à qui elle applique de très gros baisers.
Mais les poissardes ont le privilège d’être introduites jusque dans la galerie, et de complimenter le roi particulièrement, ce qu’elles font néanmoins à genoux. On leur donne ensuite à dîner au grand commun, et c’est un des premiers officiers du chef de la maison du roi qui en fait les honneurs. Le repas est splendide.
De retour à Paris, ces poissardes se promènent triomphantes, et rendent compte à la Halle de la bonne réception qui leur a été faite. La Halle pendant six mois est fort contente de la cour. Que le roi vienne Paris dans cet intervalle, les fortes voix de ce canton, qui donnent le signal à la place Maubert et aux autres marchés, hurleront le Vive le roi ! d’une manière haute, énergique, presque effrayante.
Toutes ces harangues ou compliments ont été faits par des gens de lettres qui s’en amusent derrière le rideau, et qui réussissent mieux que s’il avait fallu se nommer. J’en ai lu d’assez piquants ; mais tous ne sont pas connus, ou n’ont pas été prononcés. Jamais la fête ancienne, philosophique et plaisante des Saturnales se reproduira de bonne grâce parmi nous ; je crois cependant que tout le monde y gagnerait, même du de l’amusement, si l’on voulait en essayer seule une petite fois.
Savoyards
Ils sont ramoneurs, commissionnaires, et forment dans Paris une espèce de confédération qui a ses lois. Les plus âgés ont droit d’inspection sur les plus jeunes : il y a des punitions contre ceux qui se dérangent : on les a vus faire justice de l’un d’entre eux qui avait volé ; ils lui firent son procès et le pendirent.
Ils épargnent sur le simple nécessaire, pour envoyer chaque année à leurs pauvres parents. Ces modèles l’amour filial se trouvent sous les haillons, tandis les habits dorés couvrent les enfants dénaturés.
Ils parcourent les rues depuis le matin jusqu’au soir, le visage barbouillé de suie, les dents blanches, l’air naïf et gai : leur cri est long, plaintif et lugubre.
La rage de mettre tout en régie en a formé une du ramonage des cheminées. Les régisseurs ont classé ces petits Savoyards ; et l’on a vu dans des maisons neuves et blanches tous ces visages basanés et noirs qui étaient aux fenêtres en attendant de l’ouvrage.
L’établissement de la petite poste a fait tort aux Savoyards. Ils sont moins nombreux aujourd’hui, et l’on dit que leur fidélité, si longtemps éprouvée, commence à n’être plus la même ; mais ils se distinguent toujours l’amour de leur patrie et de leurs parents.
Il est bien cruel de voir un pauvre enfant de huit ans les yeux bandés et la tête couverte d’un sac, monter des genoux et du dos dans une cheminée étroite et haute de cinquante pieds ; ne pouvoir respirer qu’au sommet périlleux, redescendre comme il est monté, au risque de se rompre le cou, pour peu que la vétusté du plâtre forme un vide sous son frêle point d’appui ; et la bouche remplie de suie, étouffant presque, les paupières chargées, vous demander cinq sous pour prix de son danger et de ses peines. C’est ainsi que se ramonent toutes les cheminées de Paris ; et des régisseurs n’ont enrégimenté ces petits malheureux que pour gagner encore sur leur médiocre salaire. Puissent ces ineptes et barbares entrepreneurs se ruiner de fond en comble, ainsi que tous ceux qui ont sollicité des privilèges exclusifs !
Ces Allobroges de tout sexe et de tout âge ne se bornent pas à être commissionnaires ou ramoneurs. Les uns portent une vielle entre leurs bras, et l’accompagnent d’une voix nasale. D’autres ont une boîte à marmotte pour tout trésor. Ceux-ci promènent la lanterne magique sur leur dos, et l’annoncent le soir au moyen d’une orgue nocturne, dont les sons deviennent agréables et plus touchants parmi le silence et les ténèbres. Les femmes, étalant leur étonnante fécondité sous le masque de la laideur, vous montrent des enfants et dans leur hotte, et pendus à leurs mamelles et sous leurs bras, sans compter ceux qu’elles chassent devant elles ; le tout pour attirer des aumônes : dégoûtantes, maigres, noires, et paraissant âgées, elles sont toujours grosses à pleine ceinture.
Les vielleuses des boulevards portent sur une gorge souillée un large cordon bleu, qui quelquefois a servi à sa majesté. Ce cordon déchu leur sert de bandoulière. Ainsi les marques de dignité périssent ou retournent à leur véritable emploi.
Mais sortons des boulevards, où une foule de travailleurs vient, comme l’a dit un poète :
« De cette belle route, à grands coups de massue
En cailloux incrustés parqueter l’étendue. »
Auvergnats
Les Auvergnats font à Paris le métier de chaudronnier, de raccommodeur de faïence, de parasols, de rémouleurs. L’enfant dès l’âge de huit ans suit son père qui, quoiqu’il traverse toute la France, s’arrête plus volontiers dans la capitale. Semblables aux oiseaux que le froid chasse dans une plus douce contrée, ce peuple fuit la neige qui couvre huit mois de l’année ses montagnes. Il y retourne tous les ans, fait un enfant à femme, la laisse entre les mains des vieilles et du curé et parcourt ensuite le royaume, sans avoir un domicile fixe.
Chaque Auvergnat, l’un portant l’autre, rapporte quatre ou cinq louis d’or dans sa triste patrie. L’enfant de dix ans en a gagné deux ; ils les cousent dans ceinture de leurs culottes, et les enfants mendient long des chemins.
Ces hordes voyagent ainsi depuis Jules César et plus anciennement encore.
Les Savoyards sont décrotteurs, frotteurs et scieurs de bois ; les Auvergnats sont presque tous porteurs d’eau ; les Limousins maçons ; les Lyonnais sont ordinairement crocheteurs et porteurs de chaises ; les Normands tailleurs de pierres, paveurs et marchands de fil.
Étameurs
Ces Auvergnats, étameurs ambulants, suivent bien peu les sages ordonnances qu’on a publiées pour bannir le plomb, si dangereux dans l’étamage de nos ustensiles de cuisine. Leur but principal est de soustraire l’étain pur qu’ils rencontrent dans leurs caravanes, et ils y substituent ce qu’ils appellent « de l’étoffe », c’est-à-dire du plomb à peine amélioré par un peu d’étain.
Ces Auvergnats savent bien qu’ils volent ; mais ils ne se doutent pas qu’ils empoisonnent leurs concitoyens. Toutes les casseroles des auberges recèlent ce malheureux et grossier étamage ; et il serait temps que le gouvernement le proscrivît entièrement, pour ordonner le nouvel étamage d’étain et d’argent qui, ne prêtant à la dissolution, deviendrait un préservatif sûr contre une foule de maladies qui nous accablent, et dont l’origine inconnue prend sa source dans ce dangereux métal!
L’homme instruit frémit en voyant la main des Auvergnats l’étendre dans tous les vases qui servent à la nourriture de l’homme, mais ils sont les premiers à y manger; et l’aubergiste et eux rient grossièrement des craintes salutaires qu’on voudrait leur communiquer, tant l’erreur est le grand fléau de l’espèce humaine.
I.’alliage de l’étain avec de l’argent est une découverte récente, et cet étamage est revêtu de lettres patentes ; mais, ce qui vaut mieux encore, les chimistes en ont approuvé l’usage.
Boulangers
J’ai entendu le four d’un boulanger crépiter ; je suis entré chez lui : il travaille la nuit ; la réverbération éclaire la boutique et la rue ; il veille pour moi, saluons-le. La boulangerie est un art, et les trois quarts et demi des animaux à pain ne s’en doutent pas.
On ne fait nulle part de meilleur pain qu’à Paris. En général il est mal fait en Suisse, mal fait à Genève, mal fait en Savoie, et très mal fait dans le Palatinat. Quand ce sont les servantes qui le font, le pain est détestable. J’aime le bon pain, je le connais, je le devine à la vue ; le bon pain n’est qu’à Paris, et en France dans les villes qui ont imité la bonne boulangerie.
La bonté du pain dépend d’une manipulation aisée ; mais ce qui prouve la force de l’habitude c’est que hors de la France on mange un assez mauvais pain avec de bons blés, tandis qu’à Paris il est bon et mieux fait que dans tout le reste de l’Europe.
L’entêtement et l’ignorance empêchent les meilleurs procédés de se répandre. L’ineptie des servantes devient héréditaire. Les prisonniers de Paris mangent un pain beaucoup meilleur que celui qu’on mange dans les cantons helvétiques. La boulangerie n’a été perfectionnée qu’à Paris, et les ouvriers supérieurs se sont formés à son école. Je le répéterai mille fois jusqu’à ce que les étrangers se corrigent, ne pas vouloir manger de bon pain ! 0 entêtement étrange !
Les boulangers, après leurs travaux, sont sur le pas leurs portes, à peu près nus comme des modèles d’académie ; ils sont blafards, enfarinés, et n’ont pas le visage rouge des bouchers ; leur métier est plus malsain : il faut les récompenser par quelque estime de ce qu’ils perdent en santé dans des travaux assujettissants et plus rudes qu’on ne le pense. Après avoir fait le pain, ils le portent dans les maisons, avec des tailles en main, qui sont des petits morceaux de bois où ils gravent la quantité de pains qu’ils délivrent : cet usage presque universel est de la plus haute Antiquité, et précède peut-être l’écriture ; ce sont les quipos de notre hémisphère.
Les petits pains enlèvent malheureusement la meilleure farine qui, bien tamisée, est perdue pour le pain ordinaire : on les fait aussi avec plus de soin. Je voudrais bien qu’il n’y eût qu’une seule panification. Le pain mollet, parce qu’on le paye un peu plus cher avec sa croûte ferme et dorée, semble insulter à la miche du Limousin. Quoi ! encore des livrées destructives parmi les pains nourriciers ! Le beau pain mollet a l’air d’un noble parmi les roturiers ; il va descendre dans des estomacs de qualité : la présidente, la duchesse et la marquise ne veulent tâter que de celui-là ; elles regardent le pain de pâte ferme comme si c’était du foin.
Les expériences et observations sur le poids du pain, au sortir du four, ont été faites avec toute l’exactitude possible, et la police, tenant la balance, s’est rendue aux représentations des boulangers. Les détails dans lesquels on est entré prouvent à cet égard la vigilance de l’administration.
Suivez cet homme ; il est onze heures du soir ; il achète une livre de pain : la vendeuse a le coup d’œil si juste et la main si exercée qu’elle sépare avec le ciseau du comptoir d’un pain de quatre livres la livre juste que réclame cet indigent ; avant de sortir, il en a déjà mangé un morceau. Nobles espions de charité, êtres compatissants, placez-vous le soir aux portes des boulangers ! Là vous verrez combien d’hommes le malheur frappe de sa verge inexorable : quelquefois une enfant de huit ans ne fait qu’entrer et présenter se petite monnaie ; hélas ! c’est une demi-livre de pain qu’elle emporte pour son père qui est perclus. Ah vous ne savez donc pas voir les scènes les plus attendrissantes de la vie humaine, vous qui croyez avoir tout approfondi !
Nos boulangers ne vendent point à faux poids. Comme on leur a assuré un gain légitime, ils servent le pauvre avec une scrupuleuse équité et une louable exactitude : leur boutique est ouverte à toute heure, et ils font exception à la loi des dimanches et fêtes.
Quand le bois est rare dans les chantiers, ils ont le privilège d’être servis avant tous les autres ; car il faut que le four chauffe avant toute marmite.
Dans des temps fâcheux et difficiles, et certains moments de crise, le gouvernement vient tacitement au secours des boulangers, les indemnise, leur paye pendant un temps l’excédent du prix des farines, afin d’éviter les brusques et dangereuses mutations, et de maintenir le pain à un taux où le pauvre puisse atteindre sans murmure. On leur enjoint surtout de ne jamais rebuter et encore moins effrayer la sensibilité de la misère : c’est une vigilance paternelle, un sacrifice sage, une politique humaine, un bienfait inappréciable, car la crainte et l’effroi de manquer de la principale nourriture s’exagéreraient et se propageraient parmi une multitude immense, à un point qui briserait le frein de la police ; une grande population commande donc un régime tout particulier. Res sacra miser ; toutes les lois sont faites pour la protéger ; les discoureurs contraires ne méritent que le mépris. La politique, loin des règles invariables, doit se ployer et se reployer dans tous les sens, varier s’il le faut, avec l’aiguille des minutes, car elle doit marcher avec la série des événements, et obéir au courant de la volonté ou du besoin général ; telle est sa force et telle sera encore sa gloire.
C’est dans les villes réglées par de bonnes lois que l’on entend ordinairement le plus de plaintes. La raison en est simple, c’est que les plus petits maux, qui sont inséparables des grands biens que produisent les lois, sautent aux yeux par le contraste, et font grand bruit. La police des grains pour Paris s’approche de la perfection ; le pain s’y maintient depuis plusieurs années à un prix raisonnable. Dans plusieurs petits États que j’ai parcourus, la substance de l’homme est subordonnée au caprice du magistrat, et le pain y est plus cher qu’il ne devrait l’être. Le monopole, par exemple, se voile en Suisse et dans plusieurs villes d’Allemagne sous l’apparence des intentions les plus pures et les plus patriotiques.
La substance farineuse est la base de la vie humaine ; Homère appelle la terre porte-blé. Personne n’a plus tourmenté la substance farineuse que M. Parmentier ; il l’a soumise à son examen dans le maïs, dans les pommes de terre, qu’il a cultivées sous tous les rapports, en appelant dans son champ celles d’Amérique pour les joindre à celles d’Europe. Son zèle et surtout sa persévérance sont dignes des plus grands éloges.
On a fait dans la plaine des sablons différents essais sur les pommes de terre qui ont parfaitement réussi. Puissent-elles y prospérer, et leur culture se répandre d’après les nouvelles expériences ! On les dédaignait tellement autrefois qu’on n’en trouva point à Paris en 1767 pour en planter un champ. L’ignorance et l’erreur faisaient dédaigner une nourriture saine et peu coûteuse. Tel, par des travaux soutenus, a bien mérité des pauvres en leur offrant cette ressource, en tant que la culture d’un végétal ignoré ou dédaigné est une seconde création. M. Broussonnet a couvert nos champs de turneps ou gros navets, qui nourrissent les hommes et les bestiaux. M. l’abbé de Pomerel nous a appris à multiplier les betteraves champêtres ; voilà de respectables bienfaiteurs.
L’homme ne vit pas seulement de pain, et il faut avoir le courage de le dire : le blé coûte infiniment à l’espèce humaine, et les plaines couvertes de froment dévorent les travaux des hommes. On a dit qu’il n’arrive point de baril de sucre qui ne soit teint du sang des nègres : on peut dire que le pain que nous mangeons est abreuvé de la sueur d’une foule d’êtres malheureux, exténués de travail et de misère, souvent dans un âge peu avancé, et voués à la mort ou à la mendicité, sans asile et sans ressource, pour s’être livrés à l’agriculture
Voyez les travaux des moissonneurs, des batteurs en grange. Voyez sous les chaleurs brûlantes du mois d’août ces hommes, ces femmes, ces enfants, courbés sur une terre qu’ils arrosent d’une sueur de sang, Quand ils reviennent dans leurs chaumières, las, épuisés de fatigue, ils n’ont point de vin pour réparer leurs forces ; ils sont attaqués de fièvres intermittentes : ceux qui nous nourrissent vivent dans la disette. Voyez ensuite les travaux du meunier, du boulanger, et calculez tout ce que le pain coûte à l’homme, lorsqu’il arrive sur nos tables. Que ne devons-nous pas à ceux qui nous offrent des moyens de nourriture moins dispendieux, moins fatigants pour l’espèce humaine !
Qu’on n’aille pas croire que je veuille disputer à Cérès et à Triptolème les autels qu’ils ont si justement mérités de la part des humains, en leur enseignant à se nourrir de pain, et à le préférer au gland des forêts. I ,a reconnaissance, pour un pareil bienfait, doit égaler la durée du monde. Je ne dirai pas comme un écrivain, estimable d’ailleurs à une multitude d’égards, que le pain est une mauvaise nourriture, que tant de peuples qui en ont fait usage dans tous les temps, que la plus grande partie des habitants de la terre, qui suivent leur exemple et qui s’en trouvent bien ont tort de ne pas abandonner un régime observé par eux et leurs pères depuis des milliers d’années, pour vivre de riz on de poisson, à l’instar de plusieurs autres peuples : peu importe comment l’homme se débarrasse de la faim, pourvu que la nature soit satisfaite. Qu’il ait dîné l’anglaise, à la suisse, à la française, à l’indienne, à la manière des Limousins ou des Arabes, qu’il ait dévoré le rosbif, le poisson, la châtaigne, le riz, la viande cuite sous la selle des chevaux, ou qu’il ait bu le sang de ce superbe animal, dès lors que la nature ne pâtit pas, je ne vois pas que l’on ait lieu de se plaindre. Nous devons donc une juste reconnaissance à tous ceux qui nous ouvrent de nouveaux débouchés pour satisfaire notre appétit.
Notes
Toussaint-Gaspard Taconet, fils d’un menuisier, né en juillet 1730 à Paris et mort le 29 décembre 1774 à l’Hôpital de la Charité à Paris, est un comédien français, acteur et poète.
Dariole : XIIIe siècle. Peut-être de l’ancien provençal dariola, issu de dauriola, dérivé de daurar, « enduire une pâtisserie de jaune d’œuf et de beurre ». Gâteau fait de pâte feuilletée garnie de crème ou de frangipane.
Locataire : Il s’agit du locataire principal, seul responsable, d’après, la loi, envers l’État et le propriétaire de l’immeuble, dont il sous-louait les appartements autres que le sien.
Quipos : Nom donné aux cordelettes nouées des Péruviens, au temps de la monarchie des Incas, qui ne constituaient pas une écriture, mais formaient une méthode mnémonique, fondée sur les couleurs des cordelettes, leur ordre, le changement du nombre et de la disposition des nœuds.
Sources : Extrait « Le tableau de Paris » – Louis Sébastien Mercier – 1782