Le procès du Chevalier de La Barre
En 1766, le chevalier de la Barre est accusé d’avoir commis des actes de blasphème contre la religion chrétienne est condamné à mourir dans d’atroces souffrances.
Le Chevalier de La Barre
Dans son combat contre l’obscurantisme religieux, le philosophe Voltaire prendra fait et cause pour la réhabilitation de la mémoire du chevalier. Pris au centre de rivalités locales le jeune homme d’Abbeville. est victime d’un règlement de compte. Ce procès du Chevalier de La Barre, châtiment d’un autre temps, moins de dix ans après l’écartèlement du pitoyable Damiens, en plein siècle des « Lumières », sous le règne de l’impopulaire Louis XV, traduit la crise morale d’une société de privilèges en fin de course.
La seconde moitié du XVIIIe siècle est marquée par la querelle qui oppose les parlements et la monarchie absolue. Les parlements sont, en outre, vigoureusement opposés à l’Encyclopédie et aux philosophes.
De plus, la bulle Unigenitus (1713), du pape Clément XI, condamne le jansénisme. Le cardinal de Fleury la rend exécutoire en France en 1730. Cette condamnation fait gagner du terrain au gallicanisme parmi le clergé catholique en France.
En 1751, le Parlement de Paris interdit la publication de l’Encyclopédie qui est éditée clandestinement. En 1764 paraît un livre de petit format, intitulé Dictionnaire philosophique portatif, sans nom d’auteur, qui est rapidement identifié comme étant l’œuvre de Voltaire et mis à l’Index par le Parlement de Paris.
Dans les années 1760, en France, trois groupes s’opposent au sujet des prérogatives de la monarchie absolue : les pro-jansénistes gallicans, les pro-jésuites ultramontains et les philosophes. L’expulsion des jésuites du royaume de France, en 1763, marque la victoire du camp janséniste anti-absolutiste. Cependant, les parlements sont traversés par ces courants, et leurs membres prennent souvent fait et cause plus ou moins ouvertement pour l’un ou pour l’autre.
Dans le contexte agité local, Abbeville, au XVIIIe siècle, est une ville de 17 000 habitants, siège d’une élection, d’un présidial, de la cour de la sénéchaussée de Ponthieu. L’élite locale est divisée politiquement et économiquement en deux clans : les corporations des métiers du textile d’une part, et la manufacture des Rames – l’une des plus importantes de la France d’Ancien Régime, appartenant aux Van Robais –, d’autre part. À l’échevinage, Duval de Soicourt, maire, défend les intérêts de Van Robais, alors que Douville, ancien maire, défend ceux des corporations. Le maire exerce en outre les fonctions de police et de judicature, ainsi que le commandement militaire de la ville, avec le titre de lieutenant-général du roi en Picardie. C’est dans cette ville qu’éclate en 1766 ce qu’il est convenu d’appeler l’« affaire La Barre ».
Les protagonistes de l’affaire sont tous membres de l’élite locale. Les accusés sont de jeunes gens qui partagent les mêmes activités, fréquentent les mêmes lieux de sociabilité (salle d’armes…). Ils sont fils de magistrats, mais préfèrent la carrière militaire. Parmi les inculpés se trouvent : Douville le fils de l’ancien maire, Gaillard d’Étallonde fils du deuxième président de la cour des Aides, Saveuse de Belleval fils du lieutenant de l’Élection, Moisnel son pupille, et La Barre qui est le cousin de l’abbesse de Willencourt. Le déroulement de l’affaire laisse à penser que ce petit monde était parcouru de conflits d’intérêts et de préséance.
Simon-Nicolas-Henri Linguet, « philosophe observateur », installé à Abbeville depuis septembre 1763, rédige à cette époque un Mémoire sur les canaux navigables. Ce mémoire, sous couvert d’études techniques, propose en fait de réformer l’économie locale en supprimant le monopole de Van Robais. Ce faisant, il prend sciemment parti pour l’ancien maire, Douville, contre le maire en charge, Duval de Soicourt.
La mutilation d’un crucifix offre alors à Duval de Soicourt l’occasion d’en découdre avec l’autre clan. Il voit, dans la publication du mémoire et la mutilation du crucifix, un danger pour la société et pour lui-même, sa réélection à la fonction de maire étant proche. Il n’a guère d’efforts à faire pour en convaincre Omer Joly de Fleury, procureur général du roi au Parlement de Paris, pro-jésuite et grand pourfendeur de l’Encyclopédie.
François Jean Lefebvre naît au château de Férolles-en-Brie (77), à l’époque dans le diocèse de Paris ; il est baptisé deux jours plus tard, le 14 septembre 1745, en l’église Saint-Germain-d’Auxerre de Férolles. Il est issu d’une famille qui ne manquait pas d’éclat dans ses alliances, mais qui, au milieu du XVIIIe siècle, était tombée dans le dénuement Il est le fils de Jean Baptiste Alexandre Lefebvre, chevalier et seigneur de La Barre, et de Claude Charlotte La Niepce. Ses parents se sont mariés le 29 janvier 1738 en l’église Saint-Germain-d’Auxerre de Férolles. Sa mère meurt alors qu’il a neuf ans, son père quand il en a dix-sept.
Il est l’arrière-petit-fils de Joseph-Antoine Le Febvre de La Barre (1622-1688), qui fut notamment gouverneur de la Nouvelle-France de 1682 à 1685 à la suite du rappel de Louis de Buade, comte de Frontenac en France. Son père, après avoir dilapidé une fortune de plus de 40 000 livres, en rentes héritées de son propre père, lieutenant général des armées, meurt en 1762. François-Jean, dix-sept ans et son frère aîné, Jean-Baptiste, tous deux encore mineurs et désargentés sont envoyés à Abbeville, en Picardie, où ils sont recueillis par une parente (tante ou cousine), Anne Marguerite Feydeau, abbesse de l’Abbaye Notre-Dame de Willencourt ; celle-ci se montrait plus grande dame que religieuse, aimait le monde, recevait volontiers et, incapable d’exercer sur son jeune parent une quelconque influence, le laissait se lier avec tout ce qu’Abbeville comptait de libertins, bien plus libre-viveurs que libre-penseurs.
L’enfant grandit pauvre, orphelin de bonne heure, privé de tendresse, d’éducation et d’instruction. Attirés par l’interdit et le subversif, le Chevalier de la Barre et certains de ses amis sont les coupables idéaux des autorités après la découverte d’un terrible acte de sacrilège à Abbeville
Celui-ci avait pour intimes Gaillard d’Etallonde, un autre fanfaron de l’anticléricalisme à bon marché, et dont l’influence avait été déterminante, et le petit Moisnel, enfant timide, mais influençable. Des histoires couraient sur leur compte. On parlait vaguement de profanations d’hosties et de crucifix de plâtre; ou savait plus pertinemment que les trois jeunes gens étaient passés devant une procession du saint-sacrement sans se découvrir. Ces jeunes gens s’étaient auparavant, semble-t-il, fait remarquer en chantant des chansons peu respectueuses de la religion. On les soupçonne qui plus est d’avoir profané un cimetière. Leur impiété était notoire : pour les esprits étroits et velléitaires, détenteurs de la force, elle méritait d’être punie, et, puisque l’on ne pouvait connaître avec certitude les auteurs de la mutilation du crucifix du Pont-Neuf, on allait chercher un dérivatif dans une information nouvelle, qui aboutit à une ordonnance de prise de corps des trois amis.
Il n’est pas douteux que des rancunes personnelles furent à l’origine de son procès; il n’est pas moins certain que, par sa conduite et ses propos, il ne prêtât le flanc à ses adversaires. Il fut, en somme, un gamin mal élevé. Son plus joyeux passe-temps était la profanation des choses d’église, à quoi il se plaisait d’ajouter le scandale de ses camarades; ses conversations s’émaillaient à plaisir de blasphèmes; pour livres de chevet, il conservait, avec une prédilection marquée, ces ouvrages « horribles pour l’obscénité », et au milieu desquels s’était égaré le Dictionnaire philosophique de Voltaire, qu’il avait peu lu, qu’il était incapable de comprendre et qui, pourtant, devait être seul retenu par le Parlement pour être brûlé sur le bûcher d’Abbeville avec le chevalier de La Barre.
De tous les grands procès du XVIIIe siècle, celui du chevalier de La Barre est un des plus célèbres: il est aussi l’un des moins connus. L’origine s’en doit chercher dans deux actes de profanation découverts avec effroi au matin du 9 août 1765 à Abbeville : des entailles à l’arme blanche sur le crucifix du pont d’Abbeville, et un dépôt d’immondices sur une représentation du Christ dans un cimetière d’Abbeville, et qui provoquèrent dans la ville une singulière émotion.
Face au tollé généré par cet acte blasphématoire, qui touche en plein cœur la sensibilité religieuse de toute une communauté,le procureur du roi à la sénéchaussée, Hecquet, alerté par la rumeur publique, se rend sur les lieux et dresse un procès-verbal. Des monitoires ordonnés par les magistrats sont prononcés dans les églises. Une plainte pour impiété est déposée et une enquête diligentée.
Les soupçons se portent sur quelques membres de la jeunesse aisée de la ville connus pour leurs frasques et leurs provocations. Les magistrats, et notamment le lieutenant criminel, Mr Duval de Soicourt, font arrêter le jeune Moisnel, âgé d’à peine 15 ans né en 1749, le chevalier de la Barre et Gaillard d’Étallonde né en 1750. D’autres fils de bonne famille auraient côtoyé La Barre et participé à ses frasques, dont le fils de Pierre-Nicolas Duval de Soicourt, maire d’Abbeville.
Les notables abbevillois s’empressent de mettre leurs fils à l’abri, et Gaillard d’Etallonde se réfugie en Prusse. Il ne reste plus à Abbeville que La Barre, sans grand appui familial, et Moisnel, âgé de quinze ans, qui du fait de son jeune âge, s’en tire avec une amende. Confiant et pensant pouvoir bénéficier de la clémence du système judiciaire grâce au prestigieux passé de ses aïeux, le jeune La Barre s’interdit de fuir. La Barre est arrêté le 1er octobre 1765 à l’abbaye de Longvillers, de même que Moisnel, et est détenu au secret à la prison d’Abbeville. Peu après, Moisnel reconnaît les faits incriminant Saveuse de Belleval et Douville de Maillefeu lesquels, ayant pris la fuite, seront arrêtés par la suite. La Barre, pour sa part, nie les faits qui lui sont reprochés. On trouve chez lui un exemplaire du Dictionnaire philosophique de Voltaire et trois livres licencieux, ce qui aggrave les soupçons aux yeux de l’accusation. Cependant, La Barre n’est pas sans soutien : outre sa cousine abbesse, il peut compter sur son oncle Louis François de Paule d’Ormesson, neveu et protégé du chancelier Henri François d’Aguesseau, avocat général au Parlement en 1746, pro-jésuite devenu modéré qui rédige des mémoires en défense.
Il était poursuivi par la haine secrète d’un personnage qui paraît avoir été le mauvais génie de toute cette affaire, le lieutenant du tribunal fiscal d’Abbeville, Dumaisniel de Belleval, avait été éconduit par la cousine du chevalier de La Barre, madame Feydeau, abbesse de Willencourt. Il en aurait conçu une rancœur qu’il aurait dirigée contre le jeune chevalier. Un nom plus apparent la domine : celui de Duval de Soicourt, magistrat au présidial d’Abbeville, qui conduisit l’instruction et signa la condamnation du chevalier de La Barre.
L’enquête policière et judiciaire est menée par M. Duval de Soicourt, lieutenant de police et maire d’Abbeville. Duval de Soicourt, nourri d’un ressentiment personnel envers le Chevalier de la Barre mène une enquête à charge, recueillant des témoignages plus ou moins vérifiables. Certains villageois évoquent ainsi certaines frasques passées du chevalier de La Barre, considéré comme un dangereux athée, qui aurait à maintes reprises manifesté son rejet de la religion : refus d’ôter son chapeau au passage d’une procession religieuse, chant de chansons impies et à gloire au philosophe Voltaire. Voltaire écrit de lui : « Il assouvissait sur moi une vengeance personnelle. Non. Il faisait son travail avec une conscience de fonctionnaire qui espère un légitime avancement ». Une quarantaine de témoins sont alors entendus (« j’ai entendu… » ; « on dit que… »). Les témoignages portent le plus souvent sur d’autres faits – par exemple, une attitude irrespectueuse au passage d’une procession – que sur les faits concernant directement l’accusation ; les témoignages sont néanmoins considérés comme ayant valeur de preuve. La mutilation du crucifix, cependant, n’a eu aucun témoin oculaire.
Un mois plus tard, une cérémonie expiatoire, présidée par l’évêque d’Amiens, réunissait tout le peuple dans une amende honorable, cependant que se poursuivait l’instruction criminelle contre les auteurs inconnus de l’attentat. Il est à remarquer que le jugement de condamnation du chevalier de La Barre ne devait pas mettre à sa charge la mutilation du crucifix d’Abbeville, mais il n’est pas moins vrai que c’est au cours de cette instruction criminelle que son nom fut prononcé pour la première fois devant la justice et bientôt retenu pour d’autres griefs de blasphèmes et d’impiétés.
De l’instruction un point essentiel est à retenir : à savoir la jonction de la procédure du sacrilège du Pont-Neuf et celle des impiétés reprochées à La Barre et à ses complices. Bien que les deux instances eussent dû demeurer distinctes, puisque La Barre devait être écarté des inculpations de la première, elles furent jointes par suite de la connexité de certains faits, de l’identité de plusieurs témoins et des réponses complexes des prévenus. Si d’Etallonde fut seul convaincu du crime de sacrilège du Pont-Neuf et condamné à ce titre par contumace, ses co-inculpés supportèrent les graves conséquences qui résultaient de la liaison du procès d’impiété au procès de sacrilège : c’est elle, en somme, qui a permis à ses sinistres accusateurs, de prononcer contre La Barre la peine prévue pour le sacrilège, alors que les motifs du jugement ne comprennent que des impiétés.
Dès l’arrestation du chevalier, l’abbesse de Willancourt, soucieuse de défendre celui en qui elle avait peut-être raison de ne voir qu’un adolescent effronté, se mit en campagne pour faire intervenir en sa faveur les plus hautes influences. Elle écrivit à son parent, le président Louis François de Paule Lefebvre d’Ormesson, qui s’adressa lui-même au procureur général Joly de Fleury. Les démarches se succédèrent. Le président se montra d’abord porté à l’indulgence pour les provocations à deux sous du jeune La Barre.
Le Parlement de Paris est saisi de l’affaire, où elle ne traîna pas en longueur. Dès le 4 juin de la même année, un arrêt signé du président de Maupeou confirmait la sentence des premiers juges.Comme les magistrats ont trois ans plus tôt obtenu l’expulsion des Jésuites de France, ils ont besoin de se refaire une réputation de « bons chrétiens » et n’hésitent pas à confirmer la condamnation à mort du chevalier le 4 juin 1766. Ils veulent aussi rentrer dans les bonnes grâces du roi après la célèbre « séance de la flagellation », quand, trois mois plus tôt, le 3 mars 1766, Louis XV s’était présenté à eux en simple habit de chasse pour leur rappeler qu’il était le seul à pouvoir parler au nom de la nation.
Il semble que les dispositions du Président de la Cour d’Abbeville aient été quelque peu modifiées par ses entretiens avec ses collègues du Parlement de Paris: ceux-ci se révélaient déjà impatients d’affirmer leur zèle religieux pour compenser leurs luttes ardentes contre les jésuites et le clergé de France. Mais ce dernier, traversé de courants politiques contradictoires et en plein guerre contre les philosophes des Lumières et les Encyclopédistes, confirme la sentence de mort du tribunal d’Abbeville.
A mesure qu’il empiétait, par ses mesures judiciaires, sur la puissance ecclésiastique et accentuait son hostilité à l’égard de l’épiscopat, le Parlement, attentif à l’opinion de la France, demeurée chrétienne, éprouvait le besoin d’affirmer son zèle pour la religion par des sentences contre l’impiété. On peut dire que la condamnation du chevalier de La Barre fut inspirée, en fin de compte, par un opportunisme politique et une surenchère d’orthodoxie.
A la suite d’un nouveau plaidoyer de l’abbesse, le président d’ Ormesson tenta d’apitoyer encore le procureur général. Ce fut en vain. L’affaire était lancée; elle allait se continuer implacablement par la force acquise.
Le 28 février 1766, le chevalier de La Barre est condamné par le présidial d’Abbeville pour « impiété, blasphèmes, sacrilèges exécrables et abominables » à faire amende honorable, à avoir la langue tranchée, à être décapité et brûlé. Gaillard d’Etallonde est jugé par contumace et condamné à la même peine, et à avoir en outre le poing tranché. Il est décidé que La Barre sera soumis à la question ordinaire et à la question extraordinaire avant son exécution. Les trois principaux « attendus » du jugement mentionnent qu’il a été « atteint et convaincu d’avoir passé à vingt-cinq pas d’une procession sans ôter son chapeau qu’il avait sur sa tête, sans se mettre à genoux, d’avoir chanté une chanson impie, d’avoir rendu le respect à des livres infâmes au nombre desquels se trouvait le dictionnaire philosophique du sieur Voltaire ». La Barre fait appel du jugement.
Pour être exécutoire, le verdict des juges d’Abbeville doit être confirmé par le Parlement de Paris. Le chevalier est transféré à la prison de la Conciergerie et comparaît devant la Grand-Chambre du Parlement de Paris. Il n’est pas assisté par un avocat. Sur vingt-cinq magistrats, quinze confirment le jugement d’Abbeville, le 4 juin 1766. Du fait de son jeune âge, Moisnel n’est condamné qu’à l’amende ordinaire.
La procédure d’Abbeville a été conservée. Le début de l’information remontait au 10 août 1765, date de la plainte formée par M. Hecquet, procureur du roi : elle se clôt le 28 février 1766 par le jugement de condamnation de Gaillard d’Etallonde, contumax, et du chevalier de La Barre.
Mais, s’il est aisé de suivre sur les documents mêmes la procédure du présidial d’Abbeville, il n’en est pas de même de celle du Parlement, dont les dossiers font défaut. Ce qui est intéressant à noter, c’est l’intervention pressante de l’évêque d’Amiens, Louis-François-Gabriel d’Orléans de La Motte,, auprès de Louis XV, pour obtenir la grâce du malheureux chevalier. Ses lettres subsistent : elles témoignent de la sincérité et de l’ardeur de ses démarches en faveur des condamnés. Auparavant, le même évêque avait présidé une cérémonie expiatoire dans laquelle il prononce des paroles désignant les coupables – alors non identifiés – comme s’étant « rendus dignes des derniers supplices en ce monde et des peines éternelles de l’autre ». Toutefois, dans la même cérémonie, il demande à Dieu de leur pardonner ; il interviendra d’ailleurs plus tard auprès du Roi dans l’espoir d’obtenir la commutation de la peine de mort qui sera finalement prononcée en peine de prison perpétuelle, arguant que le peuple serait content d’un enfermement, lequel suffirait, écrivait-il dans une lettre adressée au procureur général du Parlement, à empêcher que le nombre des impies n’augmente. On comptait beaucoup sur leur succès, car le crédit du vieux prélat était grand à la cour.
Le président d’Ormesson, de son côté, s’employait auprès du procureur général Joly de Fleury, pour obtenir un sursis à l’exécution. Maupeou travaillait en sens inverse, et ce fut lui qui l’emporta sur l’évêque d’Amiens.
La plupart des parlementaires, certains humanistes ou encore l’évêque d’Amiens espéraient néanmoins qu’en tout dernier recours, le roi Louis XV exerce son pouvoir de grâce pour éviter au chevalier de la Barre l’exécution arguant de la légèreté du dossier d’accusation et surtout de l’illégalité de la peine prononcée, le blasphème ne devant plus en France être puni de mort depuis une décision de Louis XIV de 1666. Mais Louis XV refuse d’user de son droit de grâce. Celui-ci aurait été guidé par le raisonnement suivant : le Parlement lui ayant reproché quelques années auparavant d’avoir voulu s’opposer à ce que se poursuive le procès de Damiens, coupable, contre sa personne, de crime de lèse-majesté humaine, l’auteur d’un crime de lèse-majesté divine ne devait pas être traité plus favorablement.Le roi, circonvenu, fut, contre toute attente, inexorable.
C’est le 1er juillet 1766 que le chevalier de La Barre subit à Abbeville son supplice et sa mise à mort. Soumis dès cinq heures du matin à la question ordinaire pendant une heure, subissant les brodequins, ce qui veut dire qu’on lui rompit les os. Le jeune homme perd connaissance, on le ranime, et il déclare ne pas avoir de complice. On lui épargne la question extraordinaire pour qu’il ait assez de force pour monter sur l’échafaud. Le chevalier fut conduit sur le lieu de l’exécution, à cinq heures du soir, devant l’église Saint-Wulfran, où il fit amende honorable, et sur le marché du blé, en charrette, en chemise, la corde au cou. Il porte dans le dos une pancarte sur laquelle est écrit « impie, blasphémateur et sacrilège exécrable »., où il fut décapité au sabre (privilège noble) par le bourreau Sanson. A six heures et demie, on alluma le bûcher qui consuma le corps du supplicié, en même temps que le Dictionnaire philosophique de Voltaire qui lui a été cloué sur le torse. Il était âgé de vingt ans. Le courage du condamné est tel que le bourreau renonce à lui arracher la langue. Les cendres, retirées du milieu des dernières braises, furent, au cours de la nuit, jetées au vent. Le trouble suscité par cette exécution est tel qu’on renonce à poursuivre les autres accusés.
S’il eut une vie désordonnée, La Barre sut bien mourir. Il mourut avec un noble courage et une souriante élégance. Comment se défendre d’une instinctive sympathie pour tant de jeunesse brillante et de grâce suprême? Il fut la victime d’une infamie, une parmi d’autres au nom de la religion. Cela ne signifie pas qu’il menait le combat dont on a fait de son injuste sort un symbole. Il n’avait ni conviction, ni idéal, étant assez incapable de pensée profonde. Son impiété s’alimentait plus volontiers aux sources grivoises du XVIIIe siècle qu’aux ouvrages des philosophes. De ce qu’un exemplaire du Dictionnaire philosophique fut découvert dans un rayon négligé de sa bibliothèque et partagea son bûcher, il ne faut pas conclure qu’il fut un disciple de Voltaire. Son esprit ne pouvait se hausser au niveau du patriarche de Ferney.
Contrairement à une légende, La Barre ne trouva de défenseur qu’en Voltaire. Textes en mains, suivant au jour le jour les péripéties de la procédure, nous voyons que, si la première intervention en faveur du jeune prévenu est due à sa parente, l’abbesse de Willancourt, qui, malgré sa mondanité, était une femme d’église, les démarches les plus pressantes et les plus autorisées eurent pour auteur l’évêque d’Amiens, M. de La Motte, qui sut intéresser à sa cause le clergé de France.
Alerté par le retentissement de cette affaire (les condamnations pour blasphèmes au XVIIIe siècle étaient un fait rare…), dans laquelle son nom est cité avec récurrence, le philosophe Voltaire prendra la plume, pour défendre la mémoire du chevalier de Barre, dans la lignée de ses combats contre l’intolérance religieuse et l’obscurantisme. A la même époque, Voltaire défend la famille Callas et Sirven, deux protestants victimes, eux-aussi, de l’intolérance religieuse. Des lettres sont rédigés par le philosophe dans lesquelles il dénonce l’irrégularité du procès – le délit de blasphème n’est normalement plus condamné à mort depuis 1666 –, la disproportion entre le délit et le châtiment exécuté et les nombreuses zones d’ombres qui pèsent sur l’enquête. La personnalité trouble du lieutenant Duval et les potentiels conflits d’intérêts sont pointés du doigt par le philosophe. Il n’allait plus y avoir de condamnation à mort pour blasphème en France et les députés de la Constituante allaient s’empresser d’abolir le délit de blasphème.
Malade et absorbé par la défense de la cause de Pierre-Paul Sirven, Voltaire s’implique avec retard dans la défense de La Barre. Il écrit à Damilaville, le 23 juin 1766 : « Il n’est pas juste de punir la folie par des supplices qui ne doivent être réservés qu’aux plus grands crimes ». Le 7 juillet 1766, il apprend, « le cœur flétri », l’exécution d’Abbeville. Le fait que l’on ait brûlé un exemplaire du Dictionnaire philosophique en même temps que le malheureux, lui fait craindre l’arrestation. Il part prendre les eaux à Rolle, en Suisse. C’est de là qu’il mène la contre-offensive. En quinze jours, il établit les motivations réelles des juges d’Abbeville, démasque Dumaisniel de Belleval et ses faux témoins.
Mis en cause dans cette affaire, Voltaire prend fait et cause pour le chevalier de La Barre et ses coaccusés. Il rédige un premier récit de l’affaire, d’une vingtaine de pages, la Relation de la mort du chevalier de La Barre à Monsieur le marquis de Beccaria, sous le pseudonyme de M. Cassen. Dans ce texte, Voltaire démontre la disproportion qu’il y avait entre la nature du délit – une provocation de jeunes gens qui dans la loi française n’entraînait plus, a fortiori, une condamnation à mort – et les conditions horribles de l’exécution. La protestation de Voltaire suffit pour que le tribunal d’Abbeville mette fin aux poursuites contre les autres prévenus. Moisnel est libéré. Duval de Soicourt est démis de ses fonctions.
Voltaire conteste en outre que le chevalier ait été responsable de la dégradation d’un crucifix : en effet, selon des témoignages, La Barre aurait été dans sa chambre, seul, la nuit de la dégradation.
Les esprits éclairés de toute l’Europe, pour la plupart bons chrétiens, s’émurent de cette mort insensée. Le nonce apostolique lui-même s’en indigna. Voltaire, de son refuge de Ferney, réclama en vain la réhabilitation du chevalier. Prisonnier d’un tragique faisceau d’intrigues, le jeune homme avait hélas manqué de chance. Vingt ans plus tôt, en 1744, à Issoudun, pour une affaire similaire, d’autres jeunes libertins s’en étaient tirés avec une simple amende de 60 livres.
La condamnation du chevalier de La Barre s’appuyait sur une interprétation abusive de textes judiciaires et sur la volonté des juges d’Abbeville et du Parlement de Paris de faire un exemple pour contrer l’influence, jugée nuisible, des philosophes.
Il faudra attendre la Révolution française pour que le chevalier de la Barre soit réhabilité par la Convention le 25 brumaire an II (15 novembre 1793) . Dans de nombreuses villes de France, des rues et des statues portent en mémoire ce tragique épisode judiciaire, comme en témoigne la statue représentant le Chevalier de la Barre, installée en face du Sacré-Cœur de Montmartre.
Sources :
- https://www.pariszigzag.fr/secret/la-sombre-histoire-du-chevalier-de-la-barre
- https://www.herodote.net/1er_juillet_1766-evenement-17660701.php