NOUS ÉTIONS CHARBONNIERS …

Nous étions charbonniers …




 

 

Lorenzo Papallo habite le quartier des Marguets. Toujours disposé à rendre service, il sait à peu près tout faire de ses mains. Il doit en partie cette qualité à une enfance peu commune.

Avec ses parents, ses sœurs et son frère, il a vécu dans les bois des Chambarans et de Bonneveaux la vie des charbonniers. Eloignés de tout, munis seulement de l’indispensable, ils devaient, pour leur travail et leur existence, tirer parti de ce que la nature mettait à leur disposition, compter sur le savoir-faire que donne l’expérience et sur leur ingéniosité.

Nous voulons d’autant plus remercier Lorenzo que, le magnétophone ayant mal fonctionné lors de notre entretien, il a accepté de revenir raconter et qu’il l’a fait avec autant de patience et de chaleur la seconde fois que la première.

 

Lorenzo Papallo se souvient ….

 

Mon père Guiseppe Papallo est né en 1925 et ma mère Rosaria en 1932. Ils sont du village de Sersale, en Calabre (1). Dans leur région, autrefois, il y avait très peu d’agriculture mais le charbon de bois et la forêt. Chez ma mère, ils étaient débardeurs et chez mon père charbonniers. Il est donc né là dedans, il n’est jamais allé à l’école et à 7 ans, il tirait déjà le passe-partout (2) avec son père.

Avant de venir en France, à part en Allemagne comme saisonnier en fonderie, il n’a pratiquement travaillé que dans le charbon de bois, en Italie. Il est venu pour la première fois en 1957, mais en tant que bûcheron dans la région de Bar-le-Duc, Vitry-le-François…

Les charbonniers italiens en France n’étaient pas seulement Calabrais, il y avait également des Toscans, des Piémontais, des Vénitiens. De même que des Espagnols. Chaque région avait sa manière de travailler et chacun pensait un peu que la sienne était la meilleure, je me souviens avoir entendu dire que les Espagnols n’étaient pas des charbonniers mais des brûleurs de bois.

C’est en 1967 que mon père est venu pour la première fois dans notre région, avec trois autres familles de son village. Ils ont été demandés par un monsieur Mancuso, originaire de notre village et qui, lui, était déjà implanté. Charbonnier quand il est venu, il avait, peu à peu, monté sa petite entreprise et c’est carrément lui qui les a embauchés. Mon père était accompagné d’une de mes sœurs, Assunta, pour s’occuper des tâches ménagères, et de mon frère Bruno pour travailler avec lui. Ma mère était restée à Sersale pour s’occuper des petits ; nous étions alors six enfants, dont moi qui était né en 1961. Et puis ils ne savaient pas trop ce qu’ils allaient trouver en France… Les autres familles, c’était pareil, il venait le père, un garçon et une fille.

L’année suivante, en 1968, c’est toute la famille qui est arrivée. A l’époque, il fallait plus de 24 heures en train. Nous sommes partis le jour de la Saint Joseph, le 19 mars, nous sommes restés bloqués plusieurs heures à la gare de Rome pour des histoires de correspondance de trains et nous sommes arrivés ici le 21. J’étais content, j’avais 6 ans et demi, je n’étais jamais sorti de mon petit village, et ce que je voyais était grandiose mais nous étions tous un peu anxieux parce que nous n’avions pas grand chose. Mais ma mère en avait eu assez de rester toute seule avec les enfants à charge ; mon père lui envoyait de l’argent mais ça ne faisait pas tout. Elle avait donc dit que soit on partait tous, soit on restait tous.

 

La tronçonneuse : une richesse !

 

J’avais déjà vu travailler mon père en montagne, au dessus de chez nous. Il faisait des chantiers, une saison ici, une saison là et j’avais déjà vécu dans les cabanes.

Mon père vient donc avec le statut de travailleur indépendant. Quand nous sommes arrivés, nous ne parlions pas français, nous ne pouvions pas nous faire comprendre et le patron s’était occupé de fournir l’outillage, pelles, pioches, le mulet pour sortir le bois, les couvertures, les tôles et le papier goudronné pour les cabanes, le poêle, des planches, des pointes, des marteaux mais pas la tronçonneuse. Les charbonniers tenaient à avoir leur tronçonneuse personnelle ; mon père avait acheté la première en 1967, quand il était venu avec mon frère et ma sœur, pour eux c’était un luxe, une richesse, ils avaient toujours coupé au passe-partout et ils ont fait le pas. C’était une image de marque dans l’évolution, et puis ils se sentaient moins dépendants du patron, leur outil de travail essentiel était à eux. Et puis si le patron avait fourni la tronçonneuse, il aurait payé un peu moins cher, donc les charbonniers avaient tout intérêt à avoir leur outil. A l ‘époque, c’était la marque Stihl, la 07, elle était lourde, 17 kilos avec le plein.

Le patron fournissait bien entendu le bois, il achetait des coupes ; c’est aussi lui qui s’occupait de l’écoulement du charbon, qui servait dans les aciéries à la fabrication de métaux spéciaux. Celui que nous faisions allait en majorité chez Péchiney. Je crois qu’il en partait aussi dans l’industrie pharmaceutique.

Les charbonniers étaient payés à la production, au poids de charbon fourni, à la fin de l’année, mais ils avaient des acomptes si besoin…

 

De place en place

 

En 1967, mon père, mon frère et ma sœur étaient là où est maintenant le Parc Naturel des Chambaran, à côté de l’étang Revel ; on appelait l’endroit « chez Patras » parce que le garde de l’époque s’appelait Patras et habitait là. En 1968, nos cabanes étaient à côté des Essarts (3), deux kilomètres et demi dans le bois après la ferme Nemoz. En 1969, on est allé entre le Col de Toutes Aures et Roybon, sur la gauche en contrebas de la route, juste avant la ferme Margaron. En 1970, on est à Lentiol, dans le camps militaire des Chambaran, les militaires faisaient des entraînements au tir et des simulations de combat et nous, les gamins, on jouait avec les obus vides de mortier et les grenades à plâtre mais quand il coupait les arbres, mon père jurait tout ce qu’il savait à cause des éclats dans le bois et de cette ferraille qui esquintait les chaînes des tronçonneuses. En 1971, La Bâtie (4), et c’est là qu’il y a eu le drame : un jeune qui devait se marier avec ma sœur a eu un accident. Il pleuvait, les charbonniers ne travaillaient pas mais la charbonnière s’était ouverte, elle demandait à manger et il fallait s’en occuper. Entre deux pluies, il est parti chercher du bois avec le tracteur et la remorque mais le tracteur s’est bloqué sur une souche, il a patiné, il s’est cabré et lui s’est retrouvé écrasé par le garde-boue. Ils l’ont dégagé, mon frère lui a fait le bouche à bouche mais c’était trop tard, il y avait perforation. Sur l’emplacement, il y a encore un petit monument (5). Nous avons fini la saison 1971 à Lieudieu. Puis en 1972 et 73, Viriville. Et là, les conditions avaient changé, on nous apportait la terre et la paille pour couvrir la charbonnière, on avait l’électricité dans la cabane … Mon père a arrêté le travail de charbonnier en 1973 ; après, pendant deux ans, il a été bûcheron dans la vallée de la Galaure, puis il est allé en scierie à Saint Etienne, où il y a actuellement le supermarché et enfin à l’usine Rossignol jusqu’à sa retraite.

 

La construction de la cabane

 

 

Ce qui déterminait l’emplacement de la cabane, c’était d’abord la présence d’une source. Ensuite, il ne fallait pas être trop loin des places où seraient les charbonnières. Enfin, l’accès, mais ce n’était pas toujours possible et, en 1968, mon frère ne pouvait même pas arriver jusqu’à la cabane avec sa mobylette et il avait du lui faire un petit abri au bord du chemin.

Quand mon père avait trouvé une source, il creusait, il élargissait, il faisait comme un petit regard pour voir s’il y avait assez d’arrivée d’eau, et, si c’était suffisant, il plaçait des pierres tout autour pour former un petit gabot (6). Devant, il mettait une planche quand il en avait une, sinon des petits rondins les uns sur les autres et en haut, au centre de la planche ou des rondins, il creusait une rigole, et dans le creux, il posait une écorce de châtaignier comme goulotte. C’était joli. Je vois encore un de ces bassins en allant sur Roybon, dans un virage, il a été aménagé en pierres maçonnées par un voisin. Chaque fois que e passe, je m’arrête boire un coup, même si je n’ai pas soif et je regarde comme la forêt a poussé en 34 ans.

Pour la construction de la cabane, ils cherchaient au moins trois fourches dans des châtaigniers droits et ils les plantaient en ligne. Ils y posaient des traverses et c’était la faîtière ; sur les côtés, ils plantaient des billes de bois sur lesquelles ils posaient d’autres traverses comme sablières (7) Après, ils prenaient des barres de châtaignier, ils les fendaient en deux dans le sens de la longueur (quand le bois de châtaignier est bien droit, bien choisi, on peut fendre 5 mètres de long d’un coup de hache sans forcer). Ils fixaient leurs barres entre la faîtière et la sablière et ils couvraient avec du papier goudronné ou de la tôle. Sur les côtés, ils mettaient une rangée de tôles en bas contre l’humidité, les serpents ou les pierres et le bois qui auraient pu rouler dans la pente. Le reste des murs était en papier goudronné doublé de carton à l’intérieur.

Il y avait toujours quatre pièces, pas grandes, séparées par des cloisons en carton : la chambre des parents, celle des filles, celles des garçons et une pièce commune avec le poêle, un « as de trèfle » (8), les rayonnages recouverts de papier, avec les marmites et la vaisselle qu’on apportait de la maison, la table et plusieurs bancs, des hauts et des bas, suivant nos tailles. Bien sûr, ces meubles étaient simples, faits en planches et en rondins.

 

La vie quotidienne

 

L’éclairage, c’était des lampes à carbure (9), on en avait deux ou trois et c’était les gosses qui en étaient responsables : faire le plein d’eau, de carbure, enlever les déchets de carbure (on les vidait autour des murs de la cabane, ils passaient pour répulsifs contrez les serpents) et, avec un fil de fer, on savait modifier le trou d’un gicleur pour qu’il donne une flamme longue, capable de résister au vent.

On allait chercher l’eau pour boire dans des cruches en terres ou des bonbonnes de verre paillées ou habillées de ficelle autour par mon père pour garder la fraîcheur. Nous, les gamins, nous étions aussi responsables de l’eau de boisson, quand on se levait, on allait porter de l’eau fraîche à mon père et à mon frère qui étaient au travail depuis tôt le matin ou qui avaient parfois passé la nuit près de la charbonnière ; de même, toute la journée, on ravitaillait les hommes en eau fraîche, quand celle de leur cruche avait tiédi. Quant à l’eau pour se laver et pour la cuisine, on la rapportait dans des bidons en plastique de 20 litres qui avaient servi pour le vin ou pour l’huile d’olive et on se lavait dans de grandes bassines.

Nous avions des animaux. En venant à la cabane, en avril-mai, mon père et mon frère montaient des poussins de canards ou de poulets qui vivaient ne liberté et, de temps en temps, on mangeait un poulet, voire deux parce qu’on était nombreux. C’était ma sœur, Assunta, qui était attitrée à la tache de les tuer et de les plumer. Une année, on avait même acheté un cabri pour avoir du lait frais. Quand on avait vraiment envie de lapin, on allait en acheter dans les fermes. On a même eu des chiens, mais dans les bois, ce n’était pas facile à garder, ils étaient voleurs et, dans les cabanes, il n’y avait pas moyen de laisser quoi que ce soit, et puis ils partaient après le gibier et revenaient au bout de deux jours, à moitié esquintés. Les mulets de travail avaient un petit abri près de la cabane, deux tôles dessus et des branchages autour.

On faisait un petit jardin, des tomates, des salades et quelques pieds de piments parce que ma mère adorait les piments. L’idée du jardin était partie pour mettre un peu de persil et un peu de basilic, le basilic est un condiment de base chez nous, et on n’avait pas la possibilité de faire le marché…

En 1968, dans une ferme abandonnée, il y avait des cerises, des poires, du raisin et quand c’était mûr, généralement pendant la sieste de mon père, mon frère partait ramasser des cerises avec toute la marmaille derrière lui, c’était abandonné, ça ne gênait personne.

Et puis, de temps en temps, mon frère allait placer des lignes de fond dans les étangs, il était un peu braconnier d’occasion

Mon père fabriquait aussi parfois un four à pain. En 1969, il avait même monté une armature en pousses de châtaignier, autour des pousses il avaient entrelacé du genêt et il avait collé dessus, couche par couche, de la terre glaise. Il a attendu deux ou trois jours et il a mis le feu pour brûler les genêts. C’était un four assez pointu d’un mètre de haut environ et ma mère faisait dedans jusqu’à 20 boules d’un kilo et demi. On en avait pour une semaine au minimum mais c’était un pain que se tenait bien pendant quinze jours.

On était obligé d’être le plus autonomes possibles. Pour ce qu’on ne pouvait pas faire autrement qu’acheter, l’épicier ambulant, monsieur Jacob, venait sur place deux fois par semaine avec sa camionnette. Il commençait à klaxonner de loin, il entrait dans le bois et venait aussi près que possible et nous, on partait faire les commissions. Il comprenait un peu l’italien et quand il manquait de quelque chose, on lui commandait pour la fois suivante.

 

L’emplacement de la charbonnière

 

La cuisson se faisait à la belle saison. Selon les années, ça démarrait en avril et ça allait jusqu’en octobre. En hiver, mon père et mon frère avaient coupé le bois. L’année où ils ont coupé dans les Chambaran près du château Rocher, nous habitions Saint Marcellin et ils montaient chaque matin en mobylette par le col de Toutes-Aures. Ils se protégeaient avec des journaux. Mon frère qui était plus jeune supportait mieux mais mon père était quelquefois obligé de s’arrêter et de faire brûler des journaux pour se réchauffer. A partir de 1970, c’est allé mieux, mon frère a passé le permis, il a acheté une voiture et ils allaient couper avec l’auto.

Une petite charbonnière donnait environ deux tonnes de charbon et les plus grosses pouvaient en rendre jusqu’à 20 tonnes, mais pour produire 20 tonnes de charbon, il fallait empiler pratiquement 50 à 60 tonnes de bois selon l’essence, le séchage mais aussi la provenance du bois : un bois exposé au nord était toujours plus lourd, cuisait moins bien mais par contre faisait toujours plus de poids de charbon parce qu’il avait grossi moins vite qu’un bois exposé au sud et était donc plus serré.

 

 

Suivant ce qui avait été coupé, ils jugeaient en gros de la charbonnière qu’ils allaient faire. Si l’emplacement pouvait être à plat, c’était évidemment mieux, sinon il fallait terrasser à la pelle et à la pioche, ils plantaient des piquets dans la partie basse, comme pour faire un quai, ils plaçaient des branches en quinconce entre les piquets, ils bourraient avec des pierres et des peilles (10) d’herbe. Ensuite, ils mesuraient l’axe de la place en pieds, suivant la quantité de bois, mais en pensant bien qu’il fallait tout autour de la charbonnière environ deux mètres de dégagement pour le travail qui allait suivre. Le bois était apporté, soit avec le tracteur ou un mulet, soit à dos, soit, s’il y avait une grosse pente, on jetait, mais pas n’importe comment, on donnait de l’effet pour que la bille de bois monte et repique dix à quinze fois en roulant sur ses pointes. Bien lancé au départ, en se servant de la cuisse pour le faire pivoter, et en soufflant au bon moment, on se fatigue moins, le bois prend de la vitesse et monte haut, c’est beau à voir. Quand on était gamins, on lançait et on regardait le bois rouler et aller loin mais mon père nous rappelait à l’ordre en nous disant que, pendant que le premier roulait, on avait le temps d’en lancer un autre. Petit à petit, le bois était donc apporté autour de la place, en couronne, les plus petits dessous et les plus gros dessus. On arrivait fréquemment à des couronnes de deux mètres de haut. Il n’y avait pas de geste au hasard, tout était réglé avec l’expérience.

 

Le montage de la taupinière

 

Venait alors le montage de la taupinière. On commençait toujours par la cheminée centrale, en gros rondins réguliers de 80 centimètres à un mètre montés en quinconce. L’intérieur de la cheminée était donc un carré de 30 à 40 centimètres de côté intérieur. On la montait d’abord à environ deux mètres de haut. Ensuite, pour la tenir, on posait les grosses bûches debout en veillant bien à placer le plus souvent le côté souche en haut parce qu’il est plus dur et cuit moins bien que le côté tête et s’il avait été posé au sol, il aurait cuit incomplètement. Mais il fallait aussi penser que plus il y a de jour entre les bûches, plus la charbonnière à tendance à s’ouvrir en cuisant. Le premier étage de la cheminée posé et calé, on en montait un second et comme les bûches étaient longues de 1,80 mètre environ, on arrivait alors à un peu moins de 4 mètres de haut. Pour arrondir la charbonnière, on coupait des bûches de 50 à 60 centimètres et on les posait encore sur la construction précédente, avec les plus petites pour bien boucher et éviter qu’il se forme des trous. Quand c’était fini, au sommet, on était alors à 4 mètres. Après quoi, on couvrait de feuilles sèches qu’on était allé ramasser dans des sacs de jute et on avait alors très peur de ramasser une vipère avec les feuilles, ça nous est arrivé une fois et elle s’est retrouvée sur la charbonnière. Enfin, il y avait une ou deux journées de travail à deux ou trois personnes, tout à la pelle, pour recouvrir de terre qui était piochée à proximité : on commençait en bas avec des pelles bien pleines qu’on posait sur les feuilles et on faisait tenir la terre en tapant un coup. Pour la cime, il fallait jeter les pelletées à près de 10 mètres … Puis on mouillait et on tassait, on battait la terre avec un demi-rondin fendu dans la longueur et emmanché à plat, une sorte de batte de près de 30 kilos ; pour ça, on montait dessus avec des échelles en bois que mon père fabriquait, si possible avec une bille tordue pour épouser l’arrondi de la charbonnière, une échelle de chaque côté, qui allait rester en place pendant la cuisson.

 

La mise à feu et la cuisson

 

Quand la charbonnière était, comme on dit, enterrée, on faisait un feu à côté de la place et on jetait quelques pelles de braises dans la cheminée puis on la recouvrait d’une tôle et on rendait hermétique avec de la terre. Aussi étonnant que ça paraisse, la cheminée s’embrasait par le haut, la chaleur des braises montait et, comme on avait fait une couronne de trous dans la terre à environ un mètre du sommet, ça faisait appel d’air. Pour bien démarrer, il fallait à peu près une journée et une nuit, par expérience, on le voyait à la couleur de la fumée et on enlevait alors le couvercle.

 

 

A mesure que la cuisson descendait dans la charbonnière, on faisait de nouveaux trous dans la terre, de plus en plus bas, avec une sorte de plantoir en bois de houx bien dur. La charbonnière fumait par tous ces trous et, selon le temps, le vent, on en bouchait pour que la combustion soit bonne. C’est la nuit que ça fumait le mieux, quand l’air est plus riche, et la fumée sortait alors comme des moustaches qui relèvent. C’était une fumée dense et opaque. Si par malheur elle devenait bleutée et claire, c’est que la charbonnière s’était ouverte. Le bois s’était affaissé, il avait formé un trou, ça ne consumait plus mais ça flambait. Il fallait alors, comme on disait, donner à manger à la charbonnière. On montait à l’échelle, on ouvrait et avec une grosse perche, on tapait dedans pour tasser le charbon et il fallait ajouter des bûches et à cet endroit, refaire la couverture de feuilles et de terre. C’était dangereux, on essayait de ne pas être seul pendant cette opération, sous le pied, il pouvait y avoir effondrement. C’est arrivé à un copain de mon père, sa jambe s’est enfoncée jusqu’à la cuisse dans les braises, il a eu le réflexe de se jeter sur le côté mais il a été brûlé méchamment.

Il fallait donc surveiller sans arrêt, jour et nuit, samedi et dimanche compris. Mon père se réveillait automatiquement et s’il y avait besoin, comme il aimait beaucoup la musique, il partait travailler avec son poste en allumait un feu à côté pour y voir clair. Quand il avait fini, il aimait bien finir sa nuit en dormant sur place.

A mesure que la charbonnière cuisait, elle s’enfonçait, elle s’écrasait et prenait de plus en plus la forme d’un œuf au plat et quand le feu sortait des trous que nous avions faits au ras du sol, c’était signe que la cuisson était finie. On travaillait alors au râteau, pour enlever la terre, puis avec une fourche à pierre (11), on piquait dans le charbon et on le lançait en arrière, en couronne autour de la place. Au fur et à mesure, pour éviter qu’il s’enflamme, et pour supprimer un peu la poussière et la fumée, on le mouillait avec de l’eau prise dans des bidons métalliques de 200 litres qu’on avait disposés autour de la place et remplis. Pendant plusieurs jours, il fallait encore surveiller, au contact de l’air, le feu pouvait se raviver et j’ai entendu raconter que des couronnes entières avaient brûlé de cette façon. Là, les gamins intervenaient beaucoup et faisaient à tout bout de champ des visites au charbon encore chaud.

 

Le moment des enfants et des histoires

 

Certains morceaux de bois n’avaient pas complètement consumé et n’étaient pas devenus du charbon. On les appelait des tisons, on en faisait des tas et ils revenaient traditionnellement aux enfants qui se faisaient de petites charbonnières, des tisonniers (12) comme on disait, et qui gagnaient de cette façon leur argent de poche tout en se formant au métier par l’imitation de leur père.

Quand il ne risquait plus de s’enflammer spontanément, le charbon était emporté à port de camion dans des sacs d’une trentaine de kilos. Une fois, les enfants, nous avions gonflé le poids de nos sacs avec de la terre, mais le patron s’en était aperçu et nos parents nous avaient fait passer l’envie de recommencer.

Un charbon bien fait devait sonner comme du métal et rester dur. Autrefois, les charbonniers mettaient leur point d’honneur à livrer leur produit en fagots dans lesquels les bûches avaient gardé leur forme. Ils étaient attachés à un savoir-faire dont ils étaient fiers et, quand les fours à charbon de bois en tôle sont arrivés, le patron, pour le charrier, avait fait croire à mon père que l’année d’après, on allait les utiliser, mais il a évidemment refusé.

Les charbonnières étaient personnelles, familiales mais, sur un même chantier, les charbonniers s’aidaient et quand l’un avait un gros travail, les autres venaient lui donner un coup de main, à charge de revanche. Ils échangeaient des journées de travail.

Et le soir, à un endroit qui servait un peu de place du village, on faisait un feu avec beaucoup de feuilles pour faire de la fumée et chasser les moustiques. Les anciens buvaient un coup, roulaient leur cigarettes et racontaient des histoires aux gosses. Monsieur Carruzza, qui avait travaillé en Allemagne, nous expliquait sa vie là bas, et comment il avait de la peine pour se faire comprendre, et le jour où il voulait un poulet, et qu’il avait fait l’imitation accroupi par terre en chantant co-co-co-co et les gens lui avaient apporté des œufs…. C’était des histoires simples, souvent répétées, mais on rigolait pendant des heures …

Quand je retourne sur les lieux, j’ai un peu la nostalgie, j’aimais ce type de vie et c’est les années d’enfance qu’on a laissés dans ces endroits, on se remémore. Je n’avais pas tout ce que je voulais mais c’était bien, je n’aurais pas changé.

Il y a plus de 20 ans, j’ai encore retrouvé la source que nous avions aménagée en 68 ; c’était tout cassé mais on voyait bien le gabot (13) et il restait des vestiges des cabanes. J’y suis retourné il y a 4/5 ans avec mon père. On a retrouvé l’emplacement de la cabane, mais il ne reste rien d’autre que les pierres qui l’entouraient, elles déterminent bien le rectangle. A part une graine de châtaignier ou d’autre, rien n’a repoussé dans les cabanes, c’était de la terre battue et la végétation ne s’y est pas remise. Quand on quittait un chantier, on les laissait, elles servaient aux chasseurs, aux promeneurs pour s’abriter.

Cette vie m’a appris l’autonomie, l’endurance et une certaine résistance. Et ça forge le caractère : pour aller à l’école, on faisait plus de deux kilomètres à travers bois, dans les chemins, on voyait des vipères et on avait peur, mais il fallait quand même y aller, alors la persévérance…

Peut être qu’un jour, pour le plaisir, je referai cuire une petite charbonnière …

Si comme nous le souhaitons très fort, c’était le cas, nous aimerions vraiment beaucoup en être. « Histoires de gens d’ici » ,n’a pas pu reproduire tout ce que lui a raconté Lorenzo, il faut laisser la place à d’autres récits dans les numéros à venir de la Gazette. Mais nous voulons dire tout l’intérêt et le plaisir très vifs que nous avons eu à rencontrer cet homme à qui la vie dans les bois a donné une culture profonde de choses essentielles dont le sens de la relation humaine n’est pas la moindre. Merci encore et à un jour, autour d’une taupinière.

 

Notes

 

1 – La Calabre est la région la plus au sud de la botte italienne, dont elle forme pour ainsi dire, le bout du pied. C’est une région très montagneuse, divisée en trois provinces : Catanzaro, Cosenza et reggio di Calabria.

2 – Ancêtre manuelle de la tronçonneuse, c’était une lame de 2 mètres environ avec une poignée à chaque bout.

3 –  Près du Parc des Chambaran, à gauche de la route de Saint Siméon à Roybon par la Combe Massot.

4 – A gauche de la route de Champier à Chatonnay, une région de nombreux étangs.

5 – Cela s’est passé le 24 mai 1971. Le jeune homme s’appelait Mario Caricato. Il avait 24 ans. C’est son frère, venu de Calabre, qui a terminé le chantier pour lequel Mario s’était engagé !Aujourd’hui encore, à l’emplacement précis de ce drame, un simple et émouvant monument témoigne : une dalle et une stèle en béton, petites, protégées des bêtes par un grillage, du vent et de la pluie par deux tôles ; un crucifix et un minuscule livre de prières coincé derrière ; une photo et, sur une plaque, le nom, Mario Caricato 1947 – 1971 ; des bougies, des fleurs.

6 – Le mot, issu sans doute d’un patois du Bas-Dauphiné, est passé dans le langage courant de toute une génération qui a vécu près de la nature, pour désigner une mare.

7 – Poutres posées sur le mur, au bas du toit.

8 – Ces poêles étaient ainsi nommés car ils avaient effectivement un peu la forme des trèfles des jeux de cartes avec leurs trois trous et le départ du tuyau. On en trouve encore parfois dans des refuges ou des bergeries.

9 – Le carbure de calcium, au contact de l’eau, produit un gaz à odeur d’ail, l’acétylène, qui brûle avec une flamme claire. Les lampes à carbure ont été très utilisées par les mineurs et les spéléos

10 – Mot local signifiant une motte avec la terre, les racines et l’herbe.

11 – Fourche lourde avec une dizaine de dents serrées, utilisée le plus souvent pour les cailloux de petite dimension.

12 – Le mot est traduit directement du calabrais. On pourrait aussi dire des tisonnières.

13  La mare. D’ailleurs, quand les enfants jouaient avec l’eau, ils « gabouillaient ».

 

Sources :

– Document d’André, Jean Julien

– Document extrait de: http://www.tracesdhistoire.fr/30.html

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