Frais de justice au XIVe siècle
Comprenant le coût entier du procès, notamment les frais d’instance et les frais de voyages et de nourriture, les dépens avaient, avant la Révolution et notamment au XIVe siècle, une portée considérable : le parlement faisait plaider gratuitement la cause des plus pauvres, mais pour les autres l’évaluation des dépens faisait l’objet de contestations entre les parties lorsque la nécessité voire la réalité voire des sommes engagées n’était pas démontré.
Les dépens comprenaient à cette époque, non pas seulement les déboursés directs, mais tous ceux qui se rattachaient de près ou de loin à la conduite de l’affaire ; non seulement les frais d’instance, d’actes de toute nature, de salaires, de vacations, mais encore ce que nous appellerions aujourd’hui les faux frais : voyages, entretien, nourriture, perte de temps même.
La condamnation aux dépens frappait donc la partie perdante d’une charge très lourde, et remettait au contraire la partie gagnante dans le statu quo ante, en la rendant indemne de toutes ses avances. De là un effort marqué pour grossir d’un côté (demandes de dépens), pour alléger de l’autre (défenses auxdites demandes ou diminutions) ce règlement de comptes, que fixait en définitive la magistrature au moyen de la taxe des dépens.
Quand on considère l’immense étendue qu’avait au XIVe siècle le ressort du parlement de Paris, on conçoit que les frais de voyages devaient entrer pour une part notable dans le coût des procès. Les plaideurs étaient tenus, au moins en principe, de comparaître en personne, et leur présence importait, à cette époque encore plus qu’aujourd’hui, au gain des affaires. Inutile de dire que les voyages étaient difficiles et parfois périlleux, ce qui, par suite des moyens employés pour les rendre ou plus commodes ou plus sûrs, augmentait les dépenses.
Palais de justice et Sainte-Chapelle à Paris au Moyen Age
L’équipage des voyageurs variait suivant leur condition. Plus il était considérable, plus grossissaient les frais à solder ultérieurement. On voyait des nobles partir à quinze montures pour eux et leur suite. Une dame Béatrix, voyageant vers 1342, avait avec elle, outre une demoiselle qui l’accompagnait, deux écuyers, trois valets et quatre chevaux. Les bourgeois n’emmenaient ordinairement qu’un cheval ou deux avec un valet, pour accomplir les plus longs trajets. Quelques personnes, des dames, des vieillards, des malades, employaient le char ou chariot. On était presque toujours accompagné de valets a pied ; il fallait coucher à l’hôtel, et, comme on gardait les mêmes chevaux, les voyages s’opéraient avec plus ou moins de lenteur.
Que si l’on veut savoir la durée du temps employé à parcourir des distances déterminées, on reconnaît que la distance parcourue en un jour (10 à 12 lieues) par les plaideurs ou leurs représentants ne différait pas sensiblement de celle que franchissaient, à l’époque .de Louis XIV, les voyageurs ordinaires. Ainsi, pour nous borner à un petit nombre d’exemples, on mettait, pour venir à Paris de Lyon (116 lieues), huit jours ; de Bayeux (64 lieues), cinq jours ; de Reims (38 lieues), trois jours. Le sire de Murviel, en 1343, mit douze jours pour franchir les 203 lieues qui le séparaient de Paris, soit 17 lieues par jour. Il est vrai qu’il était parfaitement monté.
À s’en rapporter aux diminutions, actes dans lesquels la partie perdante protestait contre l’ensemble des frais qui tombaient à sa charge, on eût pu voyager beaucoup plus vite. Dans un acte de ce genre, on allègue, en effet, qu’il est possible de venir de Lille à Paris (59 lieues) en trois jours. Mais on conçoit que, pour payer moins, le défenseur aux dépens ne se montrait pas toujours très exact dans ses allégations.
De l’énormité des frais qu’engendraient les procès, on a conclu à tort que les grands ou, pour mieux dire, les riches seuls plaidaient ; que conséquemment les petits souffraient et se résignaient à l’injustice. Les textes démontrent l’inexactitude de cette opinion. Assurément il était nombre d’affaires, telles que règlements d’inventaires, liquidations, partages, donations, comptes de tutelle, exécutions de testaments ou de contrats de mariage, qui impliquaient une certaine situation de fortune et ne pouvaient concerner les personnes d’humble condition.
Mais il était d’autres sortes d’affaires, comme services, redevances, paiements d’intérêts sous forme de constitutions de rentes, dans lesquelles les classes pauvres se trouvaient inévitablement engagées. Or, les documents attestent que, loin de céder toujours à la loi du plus fort, celles-ci cherchaient à faire valoir leurs droits, avec cette particularité que, ces affaires mettant ordinairement en cause un certain nombre de personnes à la fois, les intéressés se présentaient devant les juridictions non isolément, mais en corps (universitates). Le nombre des universitates intervenant comme partie au parlement était même assez considérable ; de la seconde moitié du XIVe siècle à la fin du XVe (1364-1490), il s’éleva au nombre de cinq ou six cents.
En dehors des affaires qui amenaient ainsi devant le parlement un ensemble de personnes appartenant aux classes inférieures de la société, on ne saurait douter qu’il n’y en eût quelquefois où fussent intéressés des individus isolés. Dans ce cas, la pauvreté n’était pas non plus un obstacle à la revendication d’un droit. Le parlement faisait plaider la cause gratuitement par des avocats et des procureurs qu’il désignait d’office. On a de ce fait des preuves irrécusables. En d’autres termes, l’assistance judiciaire était organisée devant le parlement au XIVe siècle ; et c’est une erreur désormais démontrée que de croire cette institution née d’hier.
On a dit aussi — et c’est une assertion devenue depuis longtemps populaire — que le coût excessif des procès était imputable aux procureurs et à leur rapacité. Il est certain que plus d’un procureur traînait sans scrupule les affaires en longueur et par cela même en grossissait les frais.
Toutefois, il faut prendre garde que le procureur était alors, comme il le fut plus tard, l’agent intermédiaire auquel tout venait aboutir ; qu’il faisait d’ordinaire les avances des frais ; que sur sa note devaient figurer, avec ses déboursés et ses propres vacations, les honoraires des avocats, les épices des magistrats, les indemnités des commissaires et des témoins. Le plaideur malheureux ne voyait que le total, la somme qu’il avait à payer ; et, dans son mécontentement, il s’en prenait au rédacteur du mémoire, c’est-à-dire au procureur, de l’excès d’un dommage dont celui-ci pouvait, en réalité, n’être pas responsable.
Il ne faudrait pas assimiler le procureur de cette époque au procureur des âges suivants. Un procureur au XIVe siècle était un homme d’affaires chargé de procuration à l’effet d’ester en justice. Telle est du moins la meilleure définition qu’il soit possible d’en donner. Quand on avait à plaider, il était rare qu’on eût directement recours aux procureurs attitrés auprès des juridictions compétentes. On s’adressait aux hommes d’affaires dont nous parlons, versés plus ou moins dans la connaissance des coutumes et de la législation, et désignés sous la dénomination générale de clercs. Parmi ces clercs ou procureurs, il en était que les familles riches gardaient à leur service à titre permanent, moyennant une pension annuelle, et que pour cette raison on appelait pensionnaires. Lors donc qu’un état de frais fait mention de procureurs ayant voyagé, séjourné dans tel ou tel endroit, étant intervenus dans telle ou telle enquête, il convient de prendre garde s’il s’agit de procureurs hommes d’affaires ou de procureurs au parlement.
Les voyages, les séjours des procureurs, tiennent habituellement une grande place dans les demandes de dépens et les diminutions. On y trouve le détail de l’équipage dans lequel marchait le procureur, le compte des jours employés par lui à se déplacer, et jusqu’à la mention des désagréments qu’il a éprouvés dans son voyage. D’ordinaire, l’équipage consiste en un valet avec un cheval ou deux loués à cet effet. On voit, dans un texte, un procureur porter au compte de ses frais la ferrure d’un cheval, le coût de bottes et trois paires de chaussures. On conçoit bien que, dans les diminutions, tous ces frais sont contestés. « Ledit procureur, lisons-nous dans une diminution, n’a accoustumé à chevauchier que à un cheval. » Et ailleurs, à propos d’un procureur qui avait sans doute allongé son voyage pour quelque affaire personnelle et réclamait une trop forte indemnité : « Il pooit [pouvait] aler sans soi destourner (de son chemin). »
Voilà pour les frais relatifs aux procureurs. En ce qui regarde les dépens propres aux parties, ils étaient également l’objet de diverses critiques de la part du défendeur à ces dépens, critiques exposées tout au long dans les diminutions. Le demandeur était-il venu à Paris, on contestait l’opportunité du voyage, et partant on refusait d’en acquitter les frais. « Il n’estoit pas besoing qu’il y fust en personne », dit un texte ; et plus loin au sujet d’un plaideur qui, tout en venant lui-même, avait usé des services d’un procureur : « Puisqu’il confesse qu’il avoit procureur, pour néant [rien] y venait-il. »
On niait même parfois le fait du voyage : « Ne vinst point à Paris, lisons-nous quelque part, et s’il y vinst, si n’estoit point nécessité. » Pour peu que le plaideur fût venu pour quelque affaire étrangère au procès en même temps que pour le procès lui-même, on ne manquait pas de signaler le fait et d’en arguer pour requérir un allégement des frais « Ne vint à Paris pour celle cause, mais vint au lendit (foire), qui lors séoit, pour marchander ou autre besogne faire. » — « Doit estre rabattu la moitié, pour ce qu’il y vint pour autre chose, c’est assavoir pour faire un payement à certaines gens. » — « …S’il y vinst, en vérité, si fu ce [ce fut] pour trouver remède de sa veue [ses yeux]. »
Enfin, on considérait dans quel équipage étaient venues les parties, et l’on ne manquait jamais de dire que le demandeur avait, dans son voyage, mené un train au-dessus de sa condition. « Ne doit avoir que pour un cheval et un valet, son estat ne requiert mie [point] plus. » — « …Là où il demande pour ses journées XII livres (…) dient [disent] que, considéré l’état et la personne du dit, doit souffire XL sols. »
Les honoraires des avocats étaient discutés avec non moins d’attention par la diminution. Les textes que nous analysons ne permettent pas d’établir aucune indication précise sur le quantum des honoraires. Il est certain toutefois que le chiffre variait suivant l’importance de la cause, la réputation de l’avocat et l’usage de la localité où résidait celui-ci. Cette localité est toujours mentionnée dans l’état de frais ; on indique avec soin à quel barreau appartiennent les avocats, à celui de Paris ou à celui d’une autre ville, petite ou grande.
La classification des avocats en avocats du parlement et en avocats de province, établie par ces textes, est historiquement peu connue. Parmi les avocats de province, les textes en citent de Maçon, de Louviers, de Cahors, de Carcassonne. À quelque siège qu’ils appartiennent, les avocats, d’après une règle qui paraît obligatoire, sont désignés nominativement dans les articles de dépens relatifs à leurs honoraires : On rencontre ainsi plusieurs noms célèbres de l’époque, tels que celui de Robert le Coq. Un autre point important que ces textes mettent en lumière contredit l’opinion suivant laquelle les avocats auraient été, de temps immémorial, dans l’usage (encore existant aujourd’hui) de ne point donner quittance de leurs honoraires. Il ressort des documents la preuve positive qu’une pratique toute contraire était admise au XIVe siècle.
On conçoit qu’au milieu de ces menus détails de frais concernant les parties, les procureurs et les avocats, la besogne des magistrats taxateurs n’était pas toujours facile. Il ne paraît pas qu’au XIVe siècle il y ait eu des ordonnances. correspondant à nos tarifs modernes ou contemporains. Il ne semble pas davantage qu’à défaut de règlements généraux, il y ait eu, sur la matière, quelque usage en vigueur. Aussi l’attitude des magistrats ne se montre-t-elle pas uniforme. Elle varie selon les caractères, les circonstances, et, sans doute aussi, les lumières.
Ce qu’on peut affirmer toutefois, c’est qu’une prévention défavorable, on pourrait presque dire une malveillance, à l’endroit de la demande de dépens, domine constamment l’esprit des magistrats. Les frais, quel qu’en soit le chiffre, sont toujours réduits par la taxe. La quotité de la réduction est le seul point qui varie. La formule usitée en cette circonstance est très simple. À côté de la mention des frais requis par le demandeur, mention rédigée tantôt en latin et tantôt en français, le magistrat inscrit le mot habeat, que suit l’indication d’une somme toujours moindre que la somme demandée. « Pour le salaire de maistre Robert le Coc, qui plaida la dicte cause et plusieurs fois, XII livres. — Habeat IIII libras. »
Quelquefois le magistrat ne se borne pas à diminuer la somme, il refuse tout paiement. Dans ce cas, le mot nichil remplace le mot habeat. « Pour le conseil des dictes religieuses, c’est assavoir maître Jehan de Dormans et maître Jehan d’Ay pour ce présent parlement, X livres. Nichil. »
L’une des tâches les plus délicates du magistrat taxateur devait être l’appréciation des monnaies en usage. Si le procès durait dix, quinze ou vingt ans — ce qui arrivait fréquemment, vu que la compétence des tribunaux était presque toujours contestée et que leurs sessions, toujours de courte durée, éprouvaient en outre de nombreuses remises —, il y gavait grande apparence que, dans l’intervalle écoulé entre les débuts de l’instance et le moment où il s’agissait d’en régler les frais, le titre des monnaies s’était modifié une ou plusieurs fois. Il y avait là une difficulté qui, au XIVe siècle en particulier, dut se présenter souvent.
On sait en effet combien furent nombreuses alors les mutations de monnaies. Sous le roi Jean, de 1351 à 1360, la livre tournois changea soixante et onze fois de valeur. De là, pour le magistrat taxateur, la nécessité d’indiquer à quel type il rattache ses évaluations. Il les rapporte tantôt au type de la monnaie qui avait cours au moment de la confection des actes du procès, tantôt au type en usage au moment du règlement de la taxe.
La cour de Mai au Moyen Age
Article de Félix Rocquain paru en 1875 dans « Études sur l’ancienne France : histoire, mœurs, institutions »