LE TRAVAIL DES IMMIGRES DANS LA DRÔME DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES

Le travail des immigrés dans la Drôme de l’Entre-deux-guerres




 

 



L’Entre-deux-guerres a vu venir dans la Drôme des étrangers de tous horizons, réfugiés comme recrutés par les besoins de l’industrie. J.L. Huart nous resitue ici, entreprise par entreprise, l’apport de ces étrangers dans le développement industriel drômois.

Dès la fin du XIXe siècle, de nombreux étrangers s’ installent dans le département de la Drôme. Il s’ agit principalement d’une migration de proximité concernant des Belges, des Allemands, des Suisses et surtout des Espagnols et des Italiens, les plus nombreux dans le département. La mobilisation des jeunes français pendant la Première Guerre mondiale fait venir des travailleurs des colonies et des étrangers pour subvenir au besoin des entreprises. Mais c est dans l’ Entre-deux-guerres que la Drôme accueille beaucoup plus d’ immigrés. Les Italiens et les Espagnols arrivent toujours mais ils sont accompagnés par des ressortissants de pays plus lointains comme des Polonais, des Yougoslaves, des Tchécoslovaques et principalement des Arméniens, les plus nombreux à arriver à cette époque.

 

Les métiers exercés

 

La plupart migrent pour des raisons économiques et d’ autres pour des raisons politiques quelques Transalpins fuyant l’ Italie de Mussolini, les Arméniens survivant du génocide de 1915 perpétré par l’ Etat ottoman, des Espagnols franchissant les Pyrénées devant l’ avance des troupes franquistes à partir de 1936. Les registres d immatriculation où sont inscrits tous les étrangers arrivant dans une commune (loi de 1893)(1) , les listes nominatives de recensement (2) , les livrets de l’ Office de placement de la Drôme (3) et les différentes listes des commerçants et artisans étrangers du département (4) nous renseignent sur les métiers exercés par les immigrants.

A la fin du XIXe siècle, des travailleurs étrangers viennent chercher du travail en France. Des Espagnols et des Italiens trouvent des emplois saisonniers dans l’ agriculture et dans les métiers de la forêt. Dans la Drôme, bûcherons et charbonnier italiens, des Bergamasques en particulier, viennent exercer leur métier dans le Vercors, dans le Diois et dans les Baronnies. Il est difficile de les dénombrer car ils viennent quelques mois avant de retourner dans leur pays. Cependant beaucoup restent dans la région. D’ autres Transalpins sont recrutés dans l’ industrie. Il s agit de maçons et terrassiers dont quelques uns créent leurs entreprises de maçonnerie et de travaux du bâtiment tel les Zumaglini, les Molinari à Romans ou les Passera à Valence.

A Romans, outre les métiers du bâtiment, la chapellerie Mossant et la chaussure Jourdan, Fénestrier occupent les Italiens de la ville et de Bourg de Péage. Les soieries embauchent aussi du personnel étranger. De jeunes italiennes quittent ainsi leurs villages natals pour la Drôme via Modane. Elles travaillent alors pour les établissements Guérin veuve et Raymond à Crest, Naef à Saillans, Boutet et Armandry à Taulignan, Roudet et Franquebalme à Tulette. Elles sont souvent logées dans des « dortoirs-couvents» d’ où elles peuvent, théoriquement, très peu sortir comme à Saillans où 83 Italiennes se partagent les lits du dortoir n° 2 de l’ entreprise Naef en 1911. Quant aux Espagnols, les Marti, Montaner, Reynès, Castaner, Castagner, Bauza, ils quittent leurs Baléares natales pour devenir primeurs à Valence. D’ autres s’ installent à Romans pour exercer le même métier.

La Première Guerre mondiale et la mobilisation des jeunes entraînent l’ arrivée d’ autres étrangers. Pour la plupart, ce sont des ouvriers embauchés pour la construction des barrages. La construction du barrage de Châteauneuf d’ Isère et de la centrale électrique de Beaumont-Monteux occupent une centaine de Chinois, 250 Espagnols et 130 « Arabes d Algérie » en 1917 (5) . Le barrage de Châteauneuf d’ Isère, chantier ouvert en 1916, recrute principalement des Espagnols. On ne retrouve aucun de ces étrangers les années suivantes dans le département. A la sortie de la Première Guerre mondiale, la France connaît une forte pénurie de main d’œuvre. Elle accueille ainsi des immigrés venus remplacer les victimes des combats. Des traités entre notre pays et d’ autres favorisent une immigration de masse. Une organisation, la Société générale d’ immigration (SGI), recrute des milliers d’ ouvriers dans plusieurs Etats européens. Des Offices de placement sont mis en place dans chaque département. Ce sont dans ces offices que sont établies des listes d étrangers cherchant un travail et d entreprises souhaitant recruter des employés et ouvriers étrangers (6).

 

Les Arméniens dans la Drôme

 

Dans la Drôme, des travailleurs de plusieurs Etats européens Italie, Espagne, Pologne s’ installent mais ce sont les Arméniens qui sont les plus nombreux à venir. Certains obtiennent des contrats de travail dans les pays de premier exil que sont la Grèce, le Liban, la Syrie et la Bulgarie. En effet des entreprises n’ hésitent pas à aller chercher leur main d œuvre directement dans ces pays. Par exemple, M. Rey embauche des Italiennes venues des provinces de Pesaro et d’ Ancône et de Fossombrone dans les Marches. Il charge Antranik Nalbandian, Arménien maîtrisant parfaitement le français, de recruter pour son entreprise de moulinage à Crest des Arméniennes en Grèce.

Très présentes avant le premier conflit mondial dans le recrutement d étrangères, les soieries drômoises représentent toujours un des premiers employeurs du département après guerre. Naef à Saillans, Guérin veuve à Crest, Franquebalme à Tulette embauchent encore de nombreuses Italiennes mais d’ autres patrons entrent en scène et offrent du travail comme Rey à Crest, Dumoulin et Cie à Taulignan, Dumas à la Roche Saint Secret, Mayer à Bouchet, Lacroix Montboucher-sur-Jabron, Chabert à Grâne ou Alex à La Bégude de Mazenc. Dans toutes ces entreprises seules des Italiennes et des Arméniennes répondent favorablement aux emplois de tisseuses et ouvrières en soie.

Cette situation ne dure qu’ un temps. D’ abord, les Arméniennes ne veulent plus de ce travail. Malgré la volonté de M Rey pour les embaucher, il n en trouve plus. Lors d une tentative de recrutement en Grèce, Antranik Nalbandian lui répond « Je n’ ai pu trouver jusqu’ ici des ouvrières connaissant le travail de la soie et consentantes pour venir travailler à la campagne ; elles préfèrent les grandes villes » (7) . En effet les Arméniennes préfèrent d’ une part travailler en usine en ville où les salaires sont meilleurs, et, d’autre part, elles souhaitent rejoindre les autres Arméniens installés à Montélimar, Romans et surtout Valence (8). Ensuite la crise arrive, le textile est frappé dès la fin des années 1920, et la plupart des étrangères sont débauchées. Beaucoup de Transalpines retournent alors dans leur Italie natale et les Arméniennes, n’ ayant plus de pays où partir, vont en ville dans l’ espoir de trouver de nouveaux emplois.

Ces emplois sont, dans les années 1920, relativement faciles à trouver car les entreprises montiliennes, romanaises et valentinoises recrutent beaucoup. A Montélimar, il n y a pas véritablement un patron qui emploie plus d’étrangers que d’autres et plusieurs entreprises se partagent les étrangers installés dans la ville en 1926 ; les activités exercées sont multiples : nougatiers (Poncet, Chabert et Guillot), ouvriers dans la chapellerie (chapellerie montilienne), dans la soie (Etablissement de Maurice) et dans l’ énergie (Sté d énergie industriel). Dix ans plus tard, les nougatiers emploient une quinzaine de travailleurs immigrés pour la plupart Italiens et Arméniens (Chabert et Guillot, Mazeran, Arnaud-Soubeyrand). A part ces derniers, la cartonnerie Milou emploie 7 Arméniens, les maçonneries Merlin et Bruyère occupent 9 Italiens et 1 Espagnol.

A Romans et Bourg-de-Péage, deux activités emploient les étrangers, principalement des Italiens et des Arméniens : la chaussure et la chapellerie avec les établissements Coureau (15 étrangers : Italiens, Espagnols, Arméniens), Jourdan, Fénéstrier (7 Italiens et 2 Arméniens en 1936), Debroud, Barnasson (13 Arméniens en 1936), Mossant et la maçonnerie avec des entreprises tenues par des Italiens naturalisés français ou non, Baïetto, Magnea, Molinari (14 italiens et 1 espagnol en 1926, 11 Italiens et 2 Polonais en 1936) et Zumaglini. La tannerie Cara, autre activité romanaise, fait travailler 13 Arméniens en 1936. C’est à Valence qu’ il y a le plus d’ étrangers. Italiens,(80 % des étrangers de la ville) travaillent, Espagnols et surtout Arméniens dans trois secteurs : l’ industrie avec la plupart des Arméniens en 1926, la vente de primeurs avec les Espagnols venus des Baléares, attirés ici par ceux arrivés avant guerre, et la maçonnerie, principal métier des Italiens.

 

Le secteur industriel

 

Dans l’ industrie, plusieurs établissements recrutent principalement les Arméniens. Ce sont la Boulonnerie calibrée, qui emploie 59 Arméniens, 2 Italiens et 1 slovaque en 1926, et le fabricant de pâtes alimentaires Gilibert et Tézier qui recrutent les Arméniens. En 1930, Gilibert et Tézier compte 36 Arméniens et 97 Arméniennes pour 61 Français et 115 Françaises. Cinq soieries, Allègre, Changeat, Cognat, Chabert et la Soirie valentinoise emploient 46 étrangers dont 33 Arméniens. Les établissements Tétard, la Maladière comptent 98 étrangers dont 74 Arméniens et 10 Russes. Les autres travailleurs immigrés sont employés par la Réglisserie dauphinoise, la maçonnerie Labbé, le cordonnier Jalatte…

Dans les autres villes du département citons les société Electro-porcelaine et Baboin (moulinage) à Saint Vallier qui emploien trespectivement 13 et 31 étrangers dont de nombreux Arméniens en 1931, la société Poulenc (chimie) et Guérin et fils (moulinage) à Loriol qui font travailler 13 et 37 étrangers en 1926 dont des Italiens, des Russes et des Espagnols ou encore Gauthié et Miribel à Saint Rambert d’Albon avec 14 étrangers, 9 coloniaux et 31 Algériens en 1921 et Rodiaséta qui emploie 12 Grecs et 4 Algériens en 1926. Une enquête de 1926 réalisée à la demande du ministre de l’ Intérieur (9) indique qu’ un tiers des actifs sont manœuvres et ouvriers dont 49 % d’ Italiens et 31 % d’ Arméniens au 1er décembre 1926. Dans la construction et le terrassement, 81 % des emplois sont occupés par des Italiens. Dans les autres secteurs de l’ industrie – chaussures, chapellerie, textile, alimentaire, la moitié des travailleurs sont des italiens.

 

Etrangers de plus de treize ans employés dans l’industrie au 1er décembre 1926.   (Sources: ADD 6 Ma 7)

 

Nationalités

Etrangers employés dans l’industrie

Divers

Total

 

Métallurgie

Construction, terrassement

Manœuvres

  

Allemands

4

 

4

3

11

Américains

   

4

4

Arméniens

231

1

272

350

854

Autrichiens

  

2

7

9

Belges

4

 

10

19

33

Britanniques

   

13

13

Bulgares

2

3

3

 

8

Chinois

  

1

1

2

Espagnols

6

63

125

179

373

Grecs

  

29

12

41

Haïtiens

   

1

1

Hollandais

2

1

 

2

5

Hongrois

  

2

1

3

Italiens

55

571

752

791

2169

Lituaniens

  

1

2

3

Luxembourgeois

  

2

 

2

Marocains

  

2

 

2

Mexicains

   

2

2

Perses

   

1

1

Polonais

2

37

39

22

100

Portugais

 

9

7

3

19

Roumains

  

2

5

7

Russes

9

7

14

24

54

Suisses

5

11

19

105

140

Syriens

   

11

11

Tchécoslovaques

4

4

22

5

35

Turcs

  

2

2

4

Yougoslaves

 

1

3

5

9

Totaux

324

709

1313

1570

3916

Communes de la Drôme accueillant Italiens et Arméniens en 1936 d’après les listes  nominatives de recensement

 

Crise économique et xénophobie

 

En 1936, beaucoup de ces entreprises n ‘ emploient que quelques travailleurs immigrés. La crise des années 1930 frappe en effet l’économie française et les étrangers sont les premiers à être débauchés. Les lois de 1932 n’ autorise qu’ à garder 10 % des travailleurs étrangers, la loi Ambruster n’ autorise plus les médecins étrangers sans diplôme français à exercer leur profession et les lois de 1935, 1938, 1939 restreignent le nombre d’ étrangers dans le commerce et l’artisanat. Pour beaucoup d’ immigrés, c’est le chômage. Pour vivre, Italiens, Espagnols et Polonais ont la possibilité de retourner dans leur pays ; pour les Arméniens, c’ est impossible parce qu’ ils n’ ont plus de patrie. Ces derniers vont alors devenir petit commerçants et artisans cependant, n’ ayant que peu de moyens, 45 % d’ entre eux sont des forains en 1936. On retrouve ces marchands ambulants sur les marchés de la Drôme et de l’ Ardèche, vendant, parfois à même le sol, des tissus et des fruits et légumes.

Peu d’ étrangers travaillent dans l’ agriculture dans l’ Entre-deux-guerres. Déjà, un sénateur, Mario Roustan, dans un article paru dans le Journal de Valence le 1er janvier 1925, s’ inquiétait du manque de main d’œuvre dans ce secteur. Il écrit « Des départements industriels ont tous les étrangers qu’ ils veulent ; dans notre département, presque exclusivement agricole, l’ autre jour, on a refusé à notre maire des cartes d’identité sous prétexte que notre région avait dépassé son contingent. On met le cultivateur à la portion congrue quand il s’ agit d’ ouvriers étrangers mais on les laisse à la merci de la mine, de l’ usine, de la grande ville la plus proche » (10) . Ce manque d’ engouement pour l’ agriculture est surprenant, surtout pour les Arméniens car ces derniers étaient, avant le génocide de 1915, des agriculteurs dans l’ Anatolie ottomane. D’ après l’ enquête de 1926, seulement 11 % des actifs travailent dans l’ agriculture au 1er décembre 1926. Sur 490 étrangers, 157 sont propriétaires, fermiers et métayers et 333 sont des salariés agricoles.

On constate que les Italiens et les Polonais sont les plus nombreux à travailler dans l’ agriculture mais seuls les Italiens, en dehors de quelques Espagnols et Suisses, sont propriétaires, fermiers et métayers. Quant aux deux Japonais, originalité, ils sont cultivateurs à Tulette et l’ un d’ eux a un Arménien comme ouvrier agricole.

Très peu d’ étrangers ont des professions libérales. Quelques ingénieurs, médecins exercent dans la Drôme, souvent temporairement comme l’ ingénieur égyptien d’ origine arménienne qui travaille à Bouvantes en 1926.

L’ avenir pour ces travailleurs étrangers est incertain. La crise économique, la marche de l’ Europe vers la guerre entraîne une vague de xénophobie qui déferle en France. Le 24 janvier 1939, une nouvelle enquête demandée par le Ministère de l’ Intérieur fait état de la présence de 3 315 étrangers dans la Drôme (11). Elle mentionne que 601 travaillent dans l’ agriculture, 1 413 dans l’ industrie, 443 sont manœuvres et journaliers et 225 personnes sont dans le commerce. Les autres sont domestiques, religieux. Il est précisé que la concurrence est fâcheuse pour les Français en particulier dans l’ industrie et dans le commerce où la présence des marchands forains est importante. Par contre, toujours d’après cette enquête, « les manœuvres du bâtiment et un certain nombre d’ ouvriers agricoles semblent présenter une utilité certaine ». Dans l’Entre-deux-guerres, les conditions de vie des étrangers ne s’améliorent guère. Il y a moins de manœuvres à la fin des années 1930 mais il n y a pas pour autant une ascension sociale même si la vie des petits commerçants semble être un peu moins difficile. Après la Seconde Guerre mondiale, la reconstruction de la France amène des changements dans les conditions de vie et les étrangers arrivent à occuper des emplois plus qualifiés. Cependant le début des Trente Glorieuses attire de nouveaux immigrants. Avec eux on assiste à un recommencement.

 

Notes

  1. Archives municipales de Valence, de Romans, de Crest (série 2i)
  2. Archives départementales de la Drôme (ADD), série 6M.
  3. ADD 10M867 à 875.
  4. ADD 4M36, 37, 41 et 42 et 4M223 à 225, 4MC34, 4MC51.
  5. ADD 4MC9 et Claude Magnan : Et même les Chinois in La Revue Drômoise, n° 505, p. 331.
  6. ADD 10M872.
  7.  – ADD 56J404.
  8. Roger Bastide, Les Arméniens de Valence in Bastidiana, relations interethniques et migrations internationales, n° 2324, juilletdécembre 1998, p. 28.
  9. ADD 6Ma7. Enquête sur les travailleurs étrangers occupés dans l industrie et l agriculture au 1er décembre 1926.
  10. ADD, série CP, Le Journal de Valence du 1er janvier 1925. Le sénateur ne précise pas la commune dont le maire n a pu obtenir des cartes d identité d agriculteurs.
  11. ADD 6M981. Les étrangers recensés ici semblent représentés que les actifs.

 

Sources : Article de Jean-Luc HUART Enseignant, doctorant en histoire, Université Grenoble 2 _ http://www.revues-plurielles.org/

 

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