Le maître d’école avant 1789

Eau-forte de Jean-Jacques de Boissieu vers 1780 – BNF
Le moindre de nos villages possède aujourd’hui son école primaire ; il a son instituteur, le plus souvent même son institutrice. Et les hommes qui désirent consacrer leur vie à l’instruction de la jeunesse doivent se soumettre à une préparation longue et minutieuse, acquérir des titres dont la possession suppose une somme de connaissances véritablement importante.
Mais si, à cette heure, l’instruction du peuple est l’objet de tant de soins, il s’en faut qu’il en ait été toujours ainsi. Il suffit en effet de remonter à une centaine d’années seulement pour en avoir la preuve convaincante. Avant 1789 l’enseignement primaire était à ce point négligé, que l’on peut dire qu’il fut réellement institué par la Révolution. Cependant, si elle lui a donné un commencement d’organisation et des bases fixes, elle n’a point créé le maître d’école.
Le régent ou recteur, comme on l’appelait encore dans certains villages, lui est de beaucoup antérieur. Mais à de très rares exceptions près, l’instruction donnée par cet humble serviteur de la science — en eut-elle jamais de plus humble? — était à ce point rudimentaire, et les résultats obtenus si déplorables, qu’on peut affirmer, d’une manière générale, que l’enseignement primaire, celui qui s’adresse à tous, et que tous doivent pouvoir acquérir, est vraiment l’œuvre de la Révolution.
Avant 1789, il n’existait aucun règlement fixe sur la matière; l’État et les communes se désintéressaient complètement de cette importante question. C’était affaire aux chefs de famille, désireux d’envoyer leurs enfants à l’école, de se procurer un maître et de pourvoir à tous ses besoins. Aussi, les écoles de villages, assez nombreuses dans les provinces du Nord et de l’Est, devenaient-elles presque introuvables dans le Sud-Ouest. Et qu’était le maître d’école ? Où et comment se préparait-il à la tâche difficile d’instruire la jeunesse?
Laïque presque toujours, il n’était aucunement préparé à remplir ses importantes fonctions. Assez fréquemment, un habitant du village, d’esprit plus ouvert, comme il s’en trouve même parmi les moins éclairées, recevait de ses concitoyens, dont il avait su gagner la confiance, la mission fort délicate d’élever leur progéniture. Ce pouvait être aussi un petit commerçant, épicier ou cabaretier qui, à la suite de mauvaises affaires et faute d’un métier quelconque, se trouvait réduit, pour vivre, à la dure nécessité d’apprendre l’alphabet aux bambins du village. Mais, dans la généralité des cas, le recteur n’était autre qu’un manouvrier ou un artisan qui, dans le but d’augmenter son maigre salaire, jugeait convenable d’y ajouter les quelques sous que versaient alors chaque mois les élèves pour être initiés aux secrets de la lecture, de l’écriture et du calcul. Ici encore le besoin, beaucoup plus que la vocation, faisait adopter cette carrière.
Un vigneron, un charpentier, un menuisier ou un maréchal-ferrant occupait généralement le poste rectoral ; cependant on y vit le garde-champêtre et même des fossoyeurs. Il n’y avait pas incompatibilité entre ces fonctions de nature si diverse. Et comme les délinquants, pas plus que les morts d’ailleurs, n’attendent point, au milieu de sa classe, le régent — nouveau mettre Jacques — déposait gravement sa férule pour prendre la pioche ou la hallebarde et courir au plus pressé. Pendant ce temps, les élèves se livraient aux douceurs de l’école buissonnière. Heureux enfants, heureux temps où les maîtres eux-mômes ne connaissaient point le surmenage!
En dehors des heures de classe, et pendant la belle saison surtout, une fois l’école abandonnée pour les travaux des champs, le recteur pouvait recourir à son premier métier et reprendre sa hache ou sa pioche. Au reste, il n’avait pas que ces seules fonctions. Son devoir d’instruire se trouvait en quelque sorte noyé dans la foule de ses autres occupations. Sacristain, bedeau, chantre, charpentier, secrétaire des syndics, il peut âtre tout cela. Il balaye l’église le samedi, récite les prières du soir en public, donne lecture des actes de l’autorité, sonne l’angelus, les offices ordinaires et extraordinaires, sans oublier « les nuées », car à cette époque on sonnait les cloches à toute volée durant les orages.
« Douze métiers, treize misères », dit la sagesse des nations. Hélas! ce n’était que trop vrai pour le pauvre maître d’école qui, en dépit de ces nombreuse fonctions, fort mal rétribuées, ne parvenait que très difficilement à subvenir aux besoins des siens.
D’ordinaire il recevait un traitement fixe pouvant être inférieur à 80 livres et jouissait de quelques avantages en nature : suivant les pays un champ ou une parcelle de pré et un petit jardin lui étaient alloués; à l’époque des récoltes, chaque laboureur lui abandonnait une gerbe de blé, et chaque vigneron une ou deux pintes de vin. En plus de l’écolage, légère rétribution que payaient les pères de famille et qui variait d’après le degré d’instruction des écoliers, les élèves, en hiver, devaient fournir journellement une bûche, afin de contribuer tous au chauffage de la classe.
Dans certaines localités, quand il était célibataire, le maître avait droit à la nourriture et vivait, à tour de rôle, chez les parents de ses élèves. Presque toujours on l’exemptait d’impôts et de corvées.
Aisément, on se fait une idée de l’enseignement que dispensaient — quand ils en avaient le loisir — ces maîtres improvisés dans la salle unique, basse de plafond, mal éclairée, mal aérée qui servait tout à la fois de salle de classe, de réfectoire, de cuisine, d’atelier et même de chambre à coucher. Évidemment ce ne pouvait être merveilleux. Il faut ajouté, d’ailleurs, que parents et maîtres se montraient des moins exigeants. Un écolier parvenait-il à réciter ses prières sans omettre une syllabe, à répondre à n’importe quelle question sur l’Ancien et le Nouveau Testament, à lire — et de quelle façon? — le latin et le français dans un psautier ou un livre d’heures ; réussissait-il à copier une page de texte sans faire trop de fautes; à signer son nom et à « chiffrer », suivant l’expression consacrée, il était, de l’avis de tous « très savant ». A ceux qui paraissaient avoir quelques dispositions, on enseignait en outre le plain-chant afin que, plus tard, ils fussent capables de chanter au lutrin.
L’instruction, avant tout religieuse, ne dépassait guère ces étroites limites. D’ailleurs, la plupart du temps, le recteur eût été incapable de pousser plus avant les connaissances de ses élèves. En 1690, on vit, dans un petit village du Lyonnais, une veuve et sa fille enseigner sans savoir lire elles-mêmes. Dans une autre commune de cette même province, le maître d’école ne savait pas écrire; « il est fort ignorant, atteste le délégué de l’archevêque, mais fort sage et conduit les élèves à la messe ». Cela parut suffisant et on ne lui en demanda pas davantage. Au surplus, maîtres et parents partageaient, jusqu’à un certain point, cette conviction très répandue à l’époque et qui compte bien encore de nos jours quelques partisans, qu’il n’est pas absolument nécessaire de savoir lire et écrire pour cultiver la terre. La maîtresse d’un village des environs de Vany (Moselle), elle, refusait d’enseigner l’écriture aux filles « de peur qu’elles n’employassent leur savoir à écrire à leurs amoureux ».
Si le recteur savait vivre en bonne intelligence avec le prêtre, et ses fonctions de chantre et de sacristain l’y obligeaient, — il pouvait faire dans sa classe ce que bon lui semblait, à condition, toutefois, que ses élèves récitassent convenablement le catéchisme et les prières.
Voyons comment on appelait le maître d’école à ces fonctions. De même qu’ils élisaient leur syndic, leur collecteur, leur menier ou garde-champêtre, les habitants de la commune choisissaient leur recteur. Toutefois l’autorité ecclésiastique se réservait le droit de l’agréer, intervenant ainsi pour attester sa doctrine et sa moralité. La plupart du temps, d’ailleurs, le choix des pères se portait sur le candidat agréable au presbytère. Ce système présentait de graves inconvénients, car le prêtre, tenant compte tout d’abord de ses propres intérêts, désignait celui des concurrents qui devait faire meilleure figure au lutrin, et ce n’était, souvent, ni le plus instruit, ni même le plus digne. Un Champenois nous fait connaître de quelle manière s’y prenait son curé pour avoir un bon maître : « Tout d’abord il choisit un sujet ayant une bonne voix, ne ressemblant point à celle de ces messieurs qui gardent les demoiselles du grand seigneur », Il s’intéresse ensuite à la moralité, et l’instruction n’arrive qu’en dernier lieu, ce n’est qu’une condition accessoire.
La nomination d’un nouveau maître était un acte important dans la vie communale. L’assemblée des pères de famille, convoquée par le syndic ou le curé, le dimanche à la messe ou même la veille du jour fixé, au domicile de chaque intéressé, — « de pot en pot », suivant l’expression usitée — se tenait d’ordinaire le dimanche sur la place publique. Après une discussion générale sur les mérites des divers candidats, chaque assistant votait à haute voix. L’élection et le résultat proclamés, les fonctions du recteur et leur durée, ses droits, ses devoirs, les avantages à lai attribués étaient scrupuleusement consignés dans une sorte de bail établi entre tous les intéressés: le maître d’une part, la communauté et le prêtre d’autre part.
On a eu dernièrement la bonne fortune de mettre la main sur un de ces contrats. Il peut être regardé comme un modèle du genre. Toutefois, on remarquera que la situation du recteur Plaizant est relativement fort belle; mais on est alors en 1788, c’est-à-dire à la veille de la Révolution, et la condition des maîtres d’école s’est déjà sensiblement améliorée; sans compter que la commune contractante, Fixin, est l’une des plus riches de la côte dijonnaise.
Voici d’ailleurs la reproduction in extenso de cette intéressante pièce :
« La commune de Fixin renouvelle une convention de trois années avec le recteur Plaizant avec l’agrément du sieur Taulard, vicaire audit Fixin, aux conditions suivantes :
- 1o. Que le sieur Plaizant obéira au sieur Taulard en tout ce qui concerne le service divin; qu’il l’accompagnera dans ses fonctions, notamment lors de l’administration des sacrements;
- 2° Qu’il s’abstiendra des cabarets dimanches et files ;
- 3° Qu’il fera porter l’eau bénite, ainsi qu’il est d’usage, les dimanches et principales fêtes de l’année, moyennant la rétribution ci-après expliquée;
- 4° Qu’il sera assidu aux offices de l’église et ne s’en absentera que par la permission expresse de son curé;
- 5° Qu’il enseignera exactement les enfants qui lui seront confiés, suivant les dogmes de la religion catholique, apostolique et romaine, et les catéchisera suivant l’ordre du diocèse, leur apprendra leurs prières du matin et du soir, à lire les papiers, écrire, chiffrer et chanter suivant leur âge et dispositions;
- 6° Qu’il tiendra son école dix mois de l’année régulièrement. En hiver, trois heures le matin et trois heures le soir. En été, trois heures le matin et le soir jusqu’à la brune ;
- 7° Qu’il les édifiera par sa conduite, leur inspirera la crainte et le respect dus aux pères et mères ou à tout autre;
- 8° Qu’il avertira les enfants de la paroisse pour l’heure des écoles par la cloche à ce destinée;
- 9° Qu’il assistera au catéchisme afin de contenir les enfants chaque fois qu’il lui sera ordonné par le curé;
- 10° Qu’il servira ou fera servir par des enfants raisonnables la messe et en élèvera pour remplir cette mission, afin que l’on soit sûr de son exactitude;
- 11° Qu’il lui sera défendu de s’occuper de son état de tourneur pendant l’heure de ses écoles; qu’il se livrera pendant ce temps totalement à l’éducation des enfants qui lui seront contés;
- 12° Qu’il lui sera loisible de nourrir du bétail. Lors des partages communaux, il aura ses parties comme les autres habitants, sans qu’il puisse être tenu de supporter aucun impôt ni corvée ;
- 13° Qu’il prendra son logement dans la maison rectorale et en jouira de même que ses prédécesseurs, sans aucune rétribution ; qu’il ne pourra faire son école que dans la chambre prenant jour sur la rue;
- 14° Qu’au moyen de ces clauses et conventions dont il ne pourra s’écarter à peine d’être résolues de plein droit, eh avertissant néanmoins réciproquement trois mois auparavant la révolution desdites trois années, et en expliquant le cas;
- 15° Il lui sera payé chaque année par le receveur de la fabrique la somme de quinze livres cinq sols pour les assistances ès messes de fondation à la charge de la fabrique;
- 16° Plus cent livres pour ses gages de six mois en six mois, ce qui fait cinquante livres par chaque paiement; et par les pères et mères qui enverront leurs enfants à l’école cinq sols par mois pour ceux qui sont à l’alphabet; six sols pour ceux qui commencent à lire, huit sols pour ceux qui écrivent et chiffrent;
- 17° Qu’il lui sera payé par assistance à l’église, pour enterrement et services de mort, dix sols chaque assistance ainsi qu’il est d’usage; que pareille somme lui sera payée par enterrement d’enfant; pour le mariage aussi dix sols chaque assistance à l’église et cinq sols pour la bénédiction du lit;
- 18° Qu’enfin il sera obligé d’avoir un poêle et le placera dans la classe afin de chauffer les enfants de son école; il lui sera payé par chaque écolier quinze sols par hiver, c’est-à-dire moitié à la Toussaint et l’autre moitié aux fêtes de Pâques de chaque année; en conséquence, aucun écolier n’apportera du bois à la classe, et ledit poêle sera allumé à la Toussaint jusqu’à Pâques si la rigueur du temps l’exige;
- 19° Quant à la rétribution de l’eau bénite, il lui sera payé deux pintes de vin par chaque habitant lors des récoltes, et pour ceux qui absolument n’en font point, il lui sera payé dix sols le jour de la Saint-Martin d’hiver annuellement. »
Ce document pourrait se passer de tout commentaire, cependant on nous permettra de faire remarquer avec quel soin sont détaillées les fonctions secondaires de Plaizant et le peu de place qu’occupe, au contraire, tout ce qui a trait à ses véritables attributions, celles d’éducateur; deux lignes suffisent pour les énumérer toutes : « il apprendra aux enfants… à lire les papiers, à écrire, chiffrer et chanter, suivant leur âge et dispositions ». Rien de plus. Était-il possible d’établir un programme plus succinct et de toucher à cette importante question avec autant de désinvolture ! Et n’avions-nous pas raison de dire qu’avant 1789 l’enseignement primaire n’existait que de nom?
Cependant, le recteur Plaizant, qui fut un savant pour son époque, n’aurait point été un maître vulgaire avec une organisation meilleure. Dans une adresse de la municipalité de Fixin à l’Assemblée Constituante, Plaizant, à qui l’on avait confié le soin de la rédiger, tenait ce mâle langage « S’il pouvait rester encore quelque espoir aux ennemis de la patrie, s’ils osaient apporter quelque obstacle à l’accomplissement de notre ouvrage, vous nous verriez, Nos Seigneurs, quitter nos bêches et nos charrues pour voler à la défense de la liberté nationale attaquée. »
En 1791, Plaizant, ses trois années de rectorat terminées, abandonna ses fonctions et quitta Fixin pour s’établir dans une autre commune de la province, à Aiserey, où il devint, sous la Terreur, l’agent du mouvement révolutionnaire. C’était là une fin étrange pour l’ancien et dévoué servant du curé Taulard.
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France – Article de 1904 paru dans la revue « Le Magasin Pittoresque »