LE COLPORTEUR EN PAYS D’ESCOULIN

 

 

 

 

Une boutique de journaux… « Alpes-Loisirs », revue issue du Dauphiné Libéré… Au bas de la page de couverture, une image surréaliste… Et comme légende : « Les colporteurs »… Mon esprit s’enflamma et je fis aussitôt l’acquisition du magazine.

 

 

 

 

Mon enfance réapparut. C’était pour moi revoir un être nébuleux et fantomatique. Alors, il se précisa, prit forme et se mit à revivre. Tout d’abord, j’ai essayé désespérément de me souvenir comment on l’appelait, car colporteur est une dénomination de langue française, mais chez nous il était désigné en dialecte patois, alors parfois je maudis l’oubli ! Toutefois, je penche pour « Porte-balle ». J’avais 4 ou 5 ans. Mes visions d’alors sont encore assez nettes pour apercevoir une silhouette surchargée, ployée, ayant gravi « drailles » et cols escarpés. Dans un ultime effort, elle arpentait, d’un pas lourd et saccadé, la prairie en contrebas de notre demeure paysanne.

Une image comme celle d’Epinal, mais pourtant bien de chez nous, me décrit et réanime ce personnage des temps révolus.

De gros brodequins cloutés martelaient le sol au-dessus desquels les bandes molletières marquées du sceau de la guerre 14/18 faisaient de ses jambes un mémorial des tranchées. Veste de velours côtelé et casquette à rabattants enrobés de sueur, constituaient l’uniforme de routine. Grâce à un cliché en gros plan dans ma mémoire, je revois toujours son énorme « balle » dominant le tout par un amas de paquets impossibles à caser autrement, qui heureusement, malgré leur volume, n’étaient pas très lourds. Moi enfant, je n’arrivais pas à croire qu’un jour de telles performances seraient à ma portée, l’âge adulte me faisant rêver et peur tout à la fois, face à ces visions gigantesques, dans un monde de démesure où je venais à peine de prendre pied. Notre chienne Fauvette pourvue de narines extrêmement sensibles (l’air pollué n’étant pas encore d’actualité) avait reniflé depuis longtemps cette apparition peu habituelle, ne reflétant pas l’image d’un voisin. Babines retroussées, elle éructait des aboiements hargneux et une attitude de défensive viscérale s’emparait d’elle. Ma mère, qu’une intuition printanière de la veille avait mise en garde, se récria : « ah! lou vaquit« … (ah! le voilà). Mentalement, elle établissait un plan de défense contre des arguments trop frappants tout en composant une liste d’emplettes assortie du total de l’addition à peu de chose près. Ainsi, ayant arpenté le pré, monté les escaliers jusque sous l’auvent où pendait l’éternelle panière à sécher les tommes, franchi le pas de la porte, déployé les politesses d’usage, le colporteur allait étaler sa balle (c’était bien la véritable appellation de ce fardeau miracle).


Et là, je n’en perdais pas une !… Comme lorsque je recevais de mes parents une surprise en papier conique et pointue venue droit de l’épicier Lapeine de Beaufort, la curiosité me rongeait les sens et mes yeux écarquillés louvoyaient de tous côtés. Ma mère avait très vite dégagé une partie de la table ovale et le « déballement » commençait. Il fallait d’abord délier la bâche qui enveloppait l’ensemble composé de tiroirs superposés dont l’ouverture donnait sur l’arrière. Par un laçage serré, ceux-ci de cette façon étaient dans l’impossibilité de reculer intempestivement pour déverser leur contenu dans la nature. La bâche jouait aussi un rôle évident en cas de pluie.

Maintenant, sur quelques feuilles de vieux journaux (le « Nouvelliste de Lyon »), le bazar hétéroclite s’étoffait dans le plus grand désordre. J’étais subjugué par ce magicien qui, à l’instar de nos prestidigitateurs modernes au chapeau miracle, pouvait nous sortir tant d’objets logés dans si peu de place. Pourquoi mon cartable d’écolier ne peut-il en faire autant ? Il y avait un peu de tout à usage courant. Il accompagnait sa magie d’un boniment qui me laissait bouche bée, et ma mère se figeait sans réaction. Maintenant, grand’ tante essayait des lunettes apparentées à des loupes avec son livre de messe. Maman tâtait les aiguilles et les épingles. Les couteaux Opinel de différentes tailles me faisaient envie. Enfin, cuillères en bois, boutons, peignes, ciseaux, épingles à cheveux pour chignons, tout y passait. Même les fameux rouleaux qui montaient si haut par-dessus la caisse !…: leur mystère tenait en quelques « brailles » (pantalons) de velours, des « fichus », des casquettes. On étalait comme on pouvait par la même occasion un ou deux coupons de tissus qu’avait cédés, peut-être par pitié, un commerçant crestois en fin de stock. Mais, là, seule une couturière avisée pouvait donner suite !


Son argumentation, en patois du cru, était intarissable. Plus tard, bien plus tard, j’ai été moi-même représentant, et la pensée de cet illustre colporteur m’a souvent accompagné. J’ai appris que, nécessité faisant loi, pour gagner sa vie il faut valoriser sa marchandise et ce n’est pas un défaut. L’argumentation est un art, si l’on ne perd pas de vue le sens de l’honnêteté.


Comme nous nous trouvions éloignés de toutes les merveilles que la ville dispensait derrière ses vitrines, je restais médusé, tel un contemplatif face à une scène irréelle. Je pensais et désirais que, pour faire plaisir à son bonhomme, ma mère allait ouvrir tout grand le vieux portefeuille sorti sans bruit du placard de la chambre. Mais voilà, un déplacement vers Crest le mois précédent, peut-être seulement à Beaufort, avait déjà pourvu à l’essentiel. Alors, quelques épingles, un peigne, un couvert en bois, un peu de nécessaire à « petasser les brailles ou les chaussons » (on appelait chaussons les grosses chaussettes en laine de l’hiver) ne constituaient qu’un maigre lot pour ce vendeur émérite. Bien sûr, allaient peut-être s’ajouter à cela les lunettes de grand’ tante, ce qui faisait un morceau non négligeable, mais là, le marchandage âprement se poursuivait avant conclusion… Mon père, qui n’était pas très éloigné, arrivait pour l’ultime paire de « coureyous » (lacets) en cuir, et les transactions terminées, on remballait.


Visage renfrogné ou pas, selon le volume des affaires, je le vois toujours marmonnant : « Sacrées fennées, n’en besoun que d’uno agullio, d’un poou dé fiou, d’un coureyou, de quasi ren ! » (Sacrées femmes qui n’ont besoin que d’une aiguille, d’un peu de fil, d’un lacet, de presque rien). Répété un peu partout, ce « sacrées fennées » lui fit un surnom qui, comme sa balle, l’accompagna dans tout le pays.


Enfin, tout de même, la conversation reprenait un cours plus familier et mon père prenait connaissance des nouvelles de par-delà les montagnes. Car son secteur, vaste de dix ou douze communes dans le Crestois et le Diois, en faisait un agent de renseignements inespéré.

Le canon de vin bienvenu dégrippait un gosier asséché et mettait de l’humeur. Je ne me souviens pas l’avoir vu attablé, comme pour le facteur le jour des jailles (de cochon), mais peut-être n’a-t-il pas été chez nous au moment de midi, du temps de mes souvenirs. Son meilleur hôtel était assurément le foin moelleux d’une grange, car il partait bien sûr pour plusieurs jours.


Nous n’avons eu, heureusement, aucun épisode comparable à Peyrebeille, et les « chauffeurs de la Drôme » nous trouvaient vraiment trop éloignés !


Revenons à notre homme un peu réconforté à défaut d’être soulagé, car la marchandise écoulée n’influait guère sur le poids de sa balle. Il reficelait ses tiroirs, prenait position légèrement accroupie contre la table en lui tournant le dos, et bouclait ses sangles. S’il venait d’Omblèze par le Col des Ayes, il repartait vers Sainte-Croix, et visitait tout ce qu’il trouvait sur son passage. Dans les petits villages, en ces temps là, il y avait partout une petite épicerie ou une petite auberge pour subsister, les grands réapprovisionnements se traitant à Crest ou à Die.


Je regardais cette silhouette informe, comme un fantôme errant, s’éloigner à la descente du pré, freinant de sa canne, avec le grand parapluie bleu accroché à l’arrière, afin de prévenir une bénédiction malveillante du ciel.


Fauvette l’accompagnait du regard, un rien nostalgique, sa queue balançant de droite à gauche, car peut-être aurait-elle voulu se faire pardonner un tantinet son mauvais accueil. Et moi-même, je me prenais à espérer que ma mère, la prochaine fois, serait une meilleure cliente, tout en commençant à lui reprocher l’Opinel dont j’avais rêvé un instant, dans un silence conditionné, imposé pour de telles circonstances.


Ma rencontre en ce début d’année 1997 avec Yvonne Caillet des Maillets nous a plongés tous deux au cœur de tous nos souvenirs. Elle aussi se rappelle le colporteur et, pour parfaire ce récit, je ne puis que reproduire fidèlement le texte qu’elle m’adressa, en même temps que ses vœux, et avant notre rencontre de ces derniers jours. Dans ce texte figure même le vrai nom du « Sacrée Fennées » « … Je me souviens du dernier « porte-faix » ou « porte-balle » qui vendait de tout avant guerre. Il s’appelait Tirnovo, il était de Crest. Il allait dans tous les villages et les fermes isolées en commençant par Plan de Baix, Léoncel, puis revenait sur Eygluy et chez nous. Nous étions heureux de le voir arriver. Tous, nous formions un cercle autour de lui, tandis que nos grand-mères achetaient fil, coton à repriser, cartes postales, papier, crayons, etc… Inimaginable, ce que ce ballot pouvait contenir : rien que des merveilles à nos yeux ! Puis, il repartait sur la vallée de St-Julien-en-Quint, St-Etienne-en-Quint, St-Andéol et Ste-Croix, et toujours à pied en coupant par les traverses…« 


J’ai su qu’il enseignât plus tard à sa fille la dactylographie parce qu’il voulait lui donner une situation plus digne des temps nouveaux qui se préparaient.


Et pour moi, je ne puis que me réjouir d’avoir, à quelques années près, connu une époque où dans notre pays est passé le dernier des colporteurs.


Le monde moderne se profilant les emporta tous. M. Martial Laigat de Plan de Baix évoque un colporteur saisi par le progrès. C’était Monsieur Étienne Bon, dont le siège était aussi à Plan de Baix. Il épousa là une demoiselle Chauvin. Il voyageait avec une carriole bâchée et un cheval.

Et déjà, à cette époque, les premiers aéroplanes, avec le pilote Cavali, enfant du pays, faisaient leur sensationnelle apparition.

 

Gaston EMERY

 

 

 

 

 

Source : Ce texte de Gaston Emery a été publié dans « la Gazette de la Gervanne », journal local de la Vallée de la Gervanne, aujourd’hui disparu.

 

 

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