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La pauvreté à Paris au XVIIIe siècle

« La pauvre famille » Dessin (pinceau, encre et lavis) de Jean-Baptiste Greuze (1763)
Sous l’Ancien Régime, Paris compte entre 500 000 et 600 000 habitants. C’est le lieu de tous les contrastes. Si la ville perd son titre de capitale politique en 1682 (au profit de Versailles), Paris reste le centre des pouvoirs économiques, juridiques et religieux. Elle concentre un grand nombre d’aristocrates et de hauts dignitaires de l’Église, qui mènent un train de vie raffiné. Mais pour fonctionner, la ville repose sur une multitude de petits métiers, exercés par des femmes et des hommes beaucoup plus modestes. Au XVIIIe siècle, les inégalités s’accroissent, et le nombre de pauvres augmente. Beaucoup deviennent mendiants et leur présence est mal supportée par les élites.
Louis-Sébastien Mercier à la veille de la Révolution en donne une illustration saisissante dans son « Tableau de Paris »
Nécessiteux
Il n’est presque pas possible, dans la situation actuelle de notre gouvernement, qu’il ne se trouve un grand nombre de coupables, parce qu’il y a une foule de nécessiteux qui n’ont qu’une existence précaire, et que la première loi est qu’il faut vivre. L’horrible inégalité des fortunes, qui va toujours en augmentant, un petit nombre ayant tout et la multitude rien ; les pères de famille dépouillés de leur argent par la voie séduisante des loteries et rentes viagères, fléau moderne, et ne laissant presque plus à leurs enfants que des contrats en parchemin annulés à leurs décès ; le fardeau de la misère, la dureté insolente du riche qui marchande la sueur et la vie du manouvrier, les entraves mises à l’industrie, les impôts multipliés, le déplacement et l’incertitude des états, le défaut de circulation, le haussement prodigieux des denrées, les routes du commerce obstruées, tout précipite l’infortune dans un inévitable désordre.
Arrivent les lois pénales, entourées de bourreaux ; mais on corrige rarement le mal qu’on n’a point su prévoir. Les potences, les échafauds, les roues, galères, inutiles vengeances ! Les mêmes délits recommencent, parce que la source n’en a pas été fermée ; il est en effet de même de ces plaies qui versent jours un sang corrompu, parce qu’on n’attaque point la masse infectée.
Plusieurs riches ne sont pas devenus plus humains. L’injuste distribution de la propriété a été maintenues par les lois mêmes et par les supplices. Les coupables ont eu la tentation qui naissait de leur situation ; leurs besoins n’ont point changé. Ils auraient été fidèles observateurs des lois, si les lois les eussent protégé en quelque chose ; mais, leurs mains étant vides, la loi les repoussait. La faim d’un côté, de l’autre des peines atroces les tenaient en suspens. Jugez de l’impérieuse et cruelle nécessité, puisqu’ils ont hasardé leur vie. Je ne parle point ici de ces crimes atroces et réfléchis qu’enfantent la vengeance et la trahison, mais de ces crimes hardis qui exigent le partage des biens C’est la société qui a commencé le mal, parce ce qu’elle n’a pas assez travaillé pour la subsistance commune que tous ont droit d’attendre ; et le malheureux monte sur l’échafaud me paraît toujours accuser un riche.
Mendiants
Et comment voulez-vous, à la suite de tant d’ abus trop accrédités, que cette ville, qu’on appelle superbe ne pullule pas de mendiants ? L’œil de l’étranger est toujours désagréablement frappé de leur nombre, et il ne revient point de sa surprise. Autant de mendiants autant de taches dans la législation d’un peuple. Il ne faut pas pour cela les étouffer, comme on a fait dans ce qu’on nomme dépôts (Dépôt de mendicité. Établissement public accueillant des indigents). C’est une cruauté abominable et gratuite.
On n’a pas assez cherché les moyens de remédier à cet épouvantable désordre ; ce qui déshonorera infailliblement nos magistrats, s’ils ne s’occupent de cet objet. On leur a proposé plusieurs plans également bons; ils n’ont plus qu’à choisir.
Il paraît que chez les anciens il y avait des pauvres, mais point d’indigents. On voit que les esclaves avaient leurs habits, leurs tables, leurs lits : il n’est point dit, dans aucun auteur, qu’on rencontrât dans les villes de ces objets sales et dégoûtants qui déterminent violemment la pitié, ou repoussent la main charitable. La malpropreté, rongée de vermine, ne courait pas les rues avec des gémissements qui déchirent l’oreille et des plaies qui épouvantent les yeux.
Ces abus sont incorporés avec la législation plus occupée à conserver les grandes fortunes que les petites. Les grands propriétaires, quoi qu’en disent les systèmes nouveaux, sont funestes. Ils peuplent la terre de forêts, puis de biches et de daims ; ils s’épuisent en jardins fleuristes ; et l’oppression des riches va toujours écrasant la partie la plus malheureuse.
On a traité les pauvres, en 1769 et dans les trois années suivantes, avec une atrocité, une barbarie qui feront une tache ineffaçable à un siècle qu’on appelle humain et éclairé. On eût dit qu’on en voulait détruire la race entière, tant on mit en oubli les préceptes de la charité. Ils moururent presque tous dans les dépôts, espèce de prisons où l’indigence est punie comme le crime.
On vit des enlèvements qui se faisaient de nuit par ordres secrets. Des vieillards, des enfants, des femmes perdirent tout à coup leur liberté et furent jetés dans des prisons infectes, sans qu’on sût leur imposer un travail consolateur. Ils expirèrent en invoquant en vain les lois protectrices et la miséricorde des hommes en place.
Le prétexte était que l’indigence est voisine du crime, que les séditions commencent par cette foule d’hommes qui n’ont rien à perdre ; et, comme on allait faire le commerce des blés, on craignit le désespoir de cette foule de nécessiteux, parce qu’on sentait bien que le pain devait augmenter. On dit : « Étouffons-les» d’avance » ; et ils furent étouffés : on n’imagina pas d’autres moyens.
Dans le quartier Saint Marcel où habite la populace de Paris, la plus pauvre, la plus remuante et la plus indisciplinable. Il y a plus d’argent dans une seule maison du faubourg Saint-Honoré, que dans tout le faubourg Saint-Marcel,ou Saint-Marceau, pris collectivement. C’est dans ces habitations éloignées du mouvement central de la ville, que se cachent les hommes ruinés, les misanthropes, les maniaques, les rentiers bornés, et aussi quelques sages studieux, qui cherchent réellement la solitude, et qui veulent vivre absolument ignorés et séparés des quartiers bruyants des spectacles. Les séditions et les mutineries ont leur origine cachée dans ce foyer de la misère obscure. Les discussions de toute nature finissent par de grands coups de poings ; et le soir on est raccommodé, quand l’un des deux a eu le visage couvert d’égratignures. Une famille entière occupe une seule chambre, où l’on voit les quatre murailles. Les meubles en totalité ne valent pas vingt écus ; et tous les trois mois les habitants changent de trou, parce qu’on les chasse faute de paiement du loyer. Ils errent ainsi et promènent leurs misérables meubles d’asile en asile. Une rumeur épouvantable et confuse, une odeur infecte, tout vous éloigne de ce salon horriblement peuplé et où dans des plaisirs faits pour elle, la populace boit un vin aussi désagréable que tout le reste. […]
La police craint de pousser à bout cette populace ; on la ménage, parce qu’elle est capable de se porter aux plus grands excès.
Ces horreurs ont cessé en grande partie. On ne saurait en accuser que des subalternes avides, qui outrepassent le pouvoir, et qui frappent sur le pauvre sans défense, croyant bien remplir leur emploi par les moyens les plus extrêmes et les plus sévères.
En général, ceux qui travaillent de leurs bras ne sont pas assez payés, vu la difficulté de vivre dans la capitale, ce qui précipite dans la honteuse mendicité des hommes las de tourmenter leur existence presque infructueusement .
Le voyageur, dont le premier coup d’œil juge beaucoup mieux que le nôtre corrompu par l’habitude nous répétera que le peuple de Paris est le peuple de la terre qui travaille le plus, qui est le plus mal nourri et qui paraît le plus triste. L’Espagnol se procure bon marché la nourriture et le vêtement : enveloppé dans son manteau et couché au pied d’un arbre, il dort et végète paisiblement. L’Italien s’abandonne un doux repos, qu’interrompt un léger travail, et ouvre son âme aux délices journalières de la musique. L’ Anglais bien nourri, fort et robuste, heureux et libre dans les tavernes, reçoit tous les fruits de son active industrie, et en jouit personnellement. L’Allemand boit, fume et s’engraisse sans souci. Le Suédois hume l’ eau-de-vie de grains. Le Russe, sans prévoyance fâcheuse trouve une sorte d’abondance dans l’esclavage. Mais le Parisien pauvre, courbé sous le poids éternel des fatigues et des travaux, élevant, bâtissant, forgeant, plongé dans les carrières, perché sur les toits, voiturant des fardeaux énormes, abandonné à la merci de tous les hommes puissants, et écrasé comme un insecte dès qu’il veut élever la voix, ne gagne qu’avec peine et à sueur de son front une chétive subsistance qui ne fait que prolonger ses jours, sans lui assurer un sort paisible pour sa vieillesse.
Mendiants valides
Mais, s’il est plusieurs mendiants que la misère force à tendre la main, et qui, affaissés sous le poids du malheur, ont dans le geste l’abattement de la vraie douleur et dans les yeux le feu sombre du désespoir, il est aussi un grand nombre de gueux hypocrites qui, par des gémissements imposteurs et des infirmités factices surprennent votre libéralité et trompent votre compassion.
D’une voix artificielle, plaintive et monotone, ils articulent en traînant le nom de Dieu, et vous poursuivent dans les rues avec ce nom sacré ; mais ces misérables ne craignent ni sa justice ni sa présence. Ils mentent à chaque passant : entretenus par les aumônes, ils font semblant d’être souffrants, mutilés, pour se dérober au travail qu’ils détestent.
On a vu jadis des poltrons se couper le pouce, pour se dispenser d’aller à la guerre. Eux, ils se couvrent de plaies hideuses, pour attendrir le peuple ; mais, quand la nuit vient, suivez ces vagabonds dans le cabaret reculé de quelque faubourg, lieu du rendez-vous : vous verrez tous ces estropiés, droits et dispos, se rassembler pour leurs bruyantes orgies. Le boiteux a jeté sa béquille, l’aveugle son emplâtre, le bossu sa bosse de crin, le manchot prend un violon, le muet donne le signal de l’intempérance effrénée. Ils boivent, ils chantent, ils hurlent, ils s’enivrent ; la licence la plus débordée règne dans ces assemblées. Ils se vantent des impôts prélevés sur la sensibilité publique, de la violence qu’ils font aux âmes compatissantes et crédules. Ils se communiquent leurs secrets ; ils répètent leurs rôles lamentables avec des éclats de rire licencieux. La communauté de femmes est en usage, comme à Lacédémone, parmi ces misérables qui, dans une égalité scandaleuse, ne reconnaissent aucun principe, et ont dépouillé ces sentiments de pudeur qui semblent innés dans tous les hommes policés.
Ils se félicitent de subsister sans rien faire, de partager tous les plaisirs de la société, sans en connaître les charges. Les enfants qui proviennent de ces commerces infâmes et illicites sont adoptés par les premiers d’entre eux qui ont besoin d’un objet innocent pour exciter la pitié publique. Ils dressent leurs voix enfantines à l’accent de la mendicité ; et, à mesure que l’enfant grandit, il transforme en métier la funeste éducation qu’on lui a donnée.
Lorsqu’ils manquent d’enfants, ces misérables enlèvent ceux d’autrui ; alors ils contournent et disloquent| leurs membres pour leur donner ce qu’ils appel des jambes et des bras de Dieu.
Cet infâme et criminel métier enrichissait autrefois plus qu’il n’enrichit aujourd’hui, vu la sévérité de la police sur cet article. On a vu des mendiants donner trente et quarante mille francs en mariage à leurs filles et vivre chez eux très commodément, après avoir râlé une journée entière pour attirer des aumônes abondantes.
Mais comment ose-t-on punir la mendicité, lorsqu’on voit celle des ordres religieux, revêtue d’une apparence légale et, pour ainsi dire, consacrée ? Ces ordres sont riches, et ne mendient, dit-on, que par humilité ; mais l’exemple n’est-il pas dangereux ? comment peut-on établir une différence entre des fainéants vêtus d’un froc et des fainéants de profession qui subsistent de la charité publique ?
Toutes ces filles qui, le soir, vous offrent leurs appâts pour une légère rétribution peuvent être considérées comme de jeunes mendiantes car elles sont en plus affamées que libertines. Elles vous demandent votre argent plutôt que vos caresses.
Mendicité
On lui fait la guerre de toutes parts ; ainsi cette profession n’est plus lucrative comme ci-devant. On punit la paresse et la fainéantise parce qu’elles sont des vices dangereux ; un mendiant devient insolent, puis voleur ; cette marche est rapide.
On est étonné qu’après tant d’ateliers ouverts pour des travaux de toutes espèces, qu’après les secours fournis par les hôpitaux, il y ait encore des mendiants. C’est une profession honteuse, qui pèse à la société et qu’on ne saurait trop proscrire, car elle enfante tous les désordres qui la blessent : un mendiant valide un criminel ; il n’y a point d’homme qui ne doive travailler, qui ne puisse travailler, et quiconque étend bras pour mendier la vie qu’il peut gagner autrement n’hésitera pas beaucoup à saisir le poignard dans circonstance facile.
Le malheur des temps fait des indigents, mais ces indigents restent attachés au sol et cherchent autour d’eux des ressources. Les mendiants vagabonds se multiplient dans les pays riches ou superstitieux.
C’est donc une sage sévérité que celle qui poursuit mendicité dans ses repaires, parce qu’elle est absolument contraire à l’ordre actuel de la société. Il en a coûté, pour déraciner cette ivraie, des œuvres dures et mêmes inhumaines, que nous sommes bien éloignés d’approuver ; mais cette gangrène menaçait l’arbre et feuillages.
On a droit d’arrêter les mendiants qui s’insinuent dans les maisons, et de les retenir jusqu’à ce que les officiers de police aient été avertis, parce que, sous le prétexte de demander l’aumône, un mendiant peut faire beaucoup de mal.
Ni l’on a usé de rigueur, si les vils émissaires dont il faut nécessairement se servir pour leur faire la guerre mettent la ruse en usage et tendent des pièges à l’innocence, il faut la condamner, il faut sévir contre pervers. Mais la ville est purgée de mendiants en comparaison du nombre qui l’infectait autrefois. Il faut espérer qu’un jour viendra où le dernier de cette triste race disparaîtra absolument et pour jamais de ce beau sol de la France, fait pour rendre heureux| ses nombreux habitants. La mendicité et l’indigence céderont tout à fait la place à cette pauvreté active et laborieuse qui seule fait la vraie richesse des royaumes et qui mérite toute l’attention et la protection des gouvernements sages, puisque celui qui produit est bien autrement intéressant pour eux que l’épicurien qui ne fait que consommer.
Justice prévôtale de Montargis
En vertu d’un arrêt du Conseil du 31 mars 1782 elle a instruit le procès du nommé Hulin et de plus de deux cents de ses complices, qui, depuis dix par des entreprises combinées, désolaient une partie du royaume.
Il faut savoir qu’il existe dans le beau royaume de France une armée ennemie de plus de dix mille brigands ou vagabonds (1) qui, chaque année, se recrutent et commettent des délits de toute espèce. La maréchaussée, composée de trois mille sept cinquante-six hommes, fait perpétuellement la guerre à ces individus malfaisants qui battent les grandes routes.
Le mal que le corps de la maréchaussée empêche de faire surpasse encore le bien qu’il fait ; il intimide les malfaiteurs, il dissipe les attroupements ; c’est à la vigilance de ce corps qu’est due la tranquillité des citoyens, qui, avec quelque prudence, peuvent, presque sans danger, parcourir les plus grandes distances du royaume dans toutes les saisons et à toutes les heures du jour et de la nuit.
Cette guerre intestine coûte à l’État plusieurs millions par an, en y comprenant les frais qu’occasionnent les dépôts de mendicités ; c’est là que l’on verse vagabonds, les gens sans domicile, les mendiants de rue. les courtisanes des grands chemins, enfin tout ce ramas d’êtres viciés, peste publique qu’on resserre autant qu’on peut, et qui devient une des opérations les plus utiles du gouvernement.
J’ai constamment remarqué, dans cet écrit et ailleurs, que les petits hommes étaient les plus dangereux de tous. Il se trouve, par les observations, que le mendiant valide est constamment renfermé dans cette espèce d’hommes dont la taille n’excède point cinq pieds. Le vagabond est rarement de grande taille, ainsi que le brigand ; presque tous se montrent sous une forme rebutante.
Triste réflexion ! il faudra des verrous et des chaînes tant qu’il y aura des propriétés ; d’un côté la paresse, de l’autre une énergie dangereuse qui veut jouir sans travail, attaque ceux qui possèdent, et, sans les courses de la maréchaussée sur tous les points où on l’appelle, les délits seraient plus nombreux.
Ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’on vole plus aux environs de Paris que dans Paris même. Le citadin a des serrures, des gardiens, des gardes, une police ; les habitants de la campagne, offrant une plus large surface dans leur propriété rurale, sont exposés à plus de vols. La plupart sont commis pendant l’office divin ; les maisons des villageois sont presque toujours ouvertes; ils vivent dans l’insouciance sur ce qui a port à la sûreté personnelle et à la conservation de leurs effets.
Les serruriers et les cavaliers de la maréchaussée répriment donc les vols, en éloignant la tentation et montrant le danger.
Les Anglais seront obligés, bon gré mal gré, d’en venir à un corps de maréchaussée.
On vole aux habitants de la campagne chevaux, bestiaux, ustensiles de labour, volailles, poissons. Le brigandage s’est porté sur les églises ; les voleurs ont enlevé les vases sacrés, lampes, ciboires, soleils d’argent, burettes ; or, pour commettre ces vols, il faut une complicité d’agents et de moyens, car, pour profiter des fruits du crime, il faut cacher ces effets, les briser, les fondre, les vendre à des orfèvres.
Ces sacrilèges sont devenus communs ; on s’écriera l’impiété du siècle en est la cause. Non, et vous qui étudiez le cœur humain, écoutez ceci : la plupart de ces voleurs sacrilèges, au milieu du crime et du silence de la nuit, ont respecté les hosties en déposant avec respect sur le corporal. L’objet sacré de la vénération publique arrêta leur main, et la rendit timide et respectueuse. Ce n’étaient donc pas des juifs ; ce n’étaient donc pas des protestants, qui nient la présence réelle ; c’étaient des voleurs croyants, qui voulaient emporter le métal, et non profaner l’autel ; qui brisaient le tabernacle et respectaient le culte, tout à la fois brigands et religieux, peut-être ployant genou tout en levant la main, tant l’homme concilie les extrêmes !
Après ces sacrilèges, les délits qui font le plus de peine c’est de voir dans les campagnes le pauvre attaquer le pauvre. Depuis quelques années, les campagnes ont le plus souffert de ces vols qu’enfantent l’oisiveté, l’ivrognerie, le défaut d’ouvrage ; ajoutons que les gardes-chasse, les gardes-bois contribuent à la sûreté publique. Les dépôts de mendicité sont tout à la fois un asile et un châtiment.
Le corps de la maréchaussée rejette encore de la capitale une masse d’individus qui seraient inutiles ou dangereux, et qu’on sacrifie tout à la fois à la sûreté de la capitale et à la délicatesse repoussante des riches. Ils sont plus malheureux que coupables ; ce sont des mendiants incommodes, des femmes délaissées, des enfants de mendiants et de mendiantes de race. La maréchaussée repousse de cette étrange combinaison d’hommes et de femmes environ quinze cents individus qui se jetteraient dans la capitale, et en renvoie trois cent cinquante chez eux.
Les professions qui donnent le plus de vagabonds sont les tailleurs, les cordonniers, les perruquiers et les cuisiniers. Le plus incorrigible des vagabonds est le « mendiant de race ». Tel renfermé huit à dix fois recommence le même métier : pourquoi ne pas recourir à l’exportation, moyen familier au gouvernement anglais ?
Il n’est pas de mon sujet de faire entrer mon lecteur dans les dépôts de mendicité ; je n’en parle que parce que Paris en fournit un plus grand nombre.
Je dirai seulement qu’il est ridicule d’employer le mendiant valide à filer de la laine, à tourner un rouet, à des manœuvres indolentes qui achèvent de détériorer son organisation. On devrait faire des bras à tous ces vagabonds, leur faire piler du silex, en faire des maçons, des paveurs, des terrassiers, quand ils sont encore jeunes ; leur apprendre qu’ils ont des muscles, et leur en faire connaître tout le jeu et l’élasticité.
On dit qu’il s’est trouvé, dans les dépôts de Saint-Denis des hommes dont l’état et le nom étaient faits pour causer la plus vive surprise, et qui étaient tombés dans une dégradation vraiment inconcevable pour qui ne songe pas que la misère tue l’âme et ne laisse pas même aux malheureux qu’elle flétrit le désir de la mort.
Ces mêmes dépôts ont donné lieu à une observation très importante ; c’est qu’il est de fait que toute moralité s’éteint plus facilement chez la femme que chez l’homme ; elle va plus loin dans le sentier de la crapule et de la débauche: la femme, dans les dépôts de mendicité, se montre plus indisciplinable et plus complètement vicieuse que le vagabond le plus déterminé. Tandis que les hommes supportent leur destinée obéissent, les femmes s’accablent réciproquement d’injures et de reproches, et ne peuvent être subordonnées par aucun frein. Il est un point enfin où deviennent insensibles à toute espèce de honte ; alors le calus (pour dire, s’est endurci au péché) est formé, le rayon divin est dans la fange : il faut tirer le voile sur des turpitudes aussi étranges qu’infâmes et dégoûtantes.
Le publicisme de ces malheureuses femmes devient effrayant, en ce qu’il est commun sur les grandes routes, désordre absolument nouveau, et qui échappe, pour ainsi dire, par la large surface qu’il occupe, à toutes les ordonnances de police ; elle peut refréner ce désordre dans une enceinte donnée ; mais comment suivre une débauche ambulante, qui, en se masquant sous les vêtements de l’indigence et du travail des campagnes, a ses repaires obscurs et nombreux ? Elle environne les auberges des grands chemins, marche avec la poste et répand les maux vénériens des villes de province jusque dans les bourgs et hameaux. Cette débauche contribue, plus que celle des villes, à la dégénération de l’espèce, parce que les remèdes sont tout à la fois moins sûrs et plus éloignés. Ces malheureuses font donc plus de ravage dans les campagnes que les courtisanes n’en peuvent faire dans l’enceinte des villes, où l’art combat du moins le fléau, et s’oppose à ses grands progrès.
(1) Qu’il y ait eu beaucoup de vagabonds et de brigands en France au XVIIIe siècle ne fait pas de doute, bien que l’on n’en connaisse pas le nombre. Les paysans étaient les premiers à souffrir de exactions, ce qui explique, en partie, l’épisode de la Grande Peur de 1789.