Au MOYEN ÂGE LA RUE EST UN SPECTACLE

Au Moyen Age : la rue est un spectacle


Bruyante, colorée, odorante et souvent malodorante : c’est la rue des cités de la France médiévale, plus proche des venelles des souks orientaux que des artères élargies, asphaltées et motorisées de nos villes d’aujourd’hui. Une étude récente nous la restitue*.

Dans les villes médiévales, le spectacle de la rue nous aurait fascinés : tantôt un sombre boyau de quelques pieds de large, tantôt un passage plus ou moins sinueux pouvant atteindre quelques toises, entre deux rangées de maisons en surplomb. Pas de trottoirs. Guère de verdure – juste les touffes de mauvaises herbes échappées au piétinement des hommes et des bêtes. Une chaussée rarement pavée, plus souvent parsemée de flaques d’eau, trouée de fondrières, creusée de profondes ornières. Un caniveau central où stagne une boue malodorante, sauf quand les averses le transforment en ruisseau bouillonnant. Des chevaux qui éclaboussent ou heurtent les passants. Un encombrement de charrettes et de charrois hors d’état de se croiser de front, avec leurs conducteurs qui jurent, tempêtent, gesticulent, au milieu des badauds attroupés. Les cris familiers des marchands ambulants : « Ma belle poirée ! Mes beaus épinars ! », « Haren soz, haren soz ! » Des porcs et des chiens à l’aventure. Les modestes « fenêtres » et les obscurs ouvroirs des gens de métier. Ornant les façades, toute une gamme d’enseignes, peintes ou sculptées, aux couleurs vives. Des voies qui s’appellent « rue des Lavandières », « Grande Charrière », « rue Publique », « venelle Crespellière », « carrefour Guillery», «Grande rue Saint-Jacques ». Des passages voûtés. La plainte d’un mendiant ou la rengaine d’un joueur de vielle. Une procession de clercs et de religieux, croix en tête. Une troupe de cavaliers armés, faisant le vide autour d’elle au fur et à mesure qu’elle avance, sans ménagement. Et puis, sitôt le crépuscule, les huis qui se ferment, les étaux qui se rabattent, les rues qui se vident, abandonnées aux mauvais garçons, aux sergents du guet ou aux seigneurs assez puissants pour se payer une bonne escorte.

 




Telle est l’image que l’on se fait couramment de la rue au Moyen Age, au moins pour les villes d’Occident. Une image à vrai dire nourrie et confortée aussi bien par les miniatures du temps que par ce qui survit d’authentiquement médiéval dans les plus traditionnelles de nos cités. Même les sources écrites ne la démentent pas. En 1243, la municipalité d’Avignon arrête que « personne ne doit avoir de tuyaux ni de gouttières débouchant sur une rue publique par lesquels de l’eau pourrait se déverser dans la rue, à l’exception de l’eau de pluie ou de source », et que « personne ne doit jeter dans la rue de liquide bouillant, ni de la paille, ni des détritus de raisin, ni des excréments humains, ni d’eau de lavage, ni aucune ordure ». En 1320, le Livre du Châtelet de Paris déplore : « Il n’y a si petite poraière [marchande de poireaux], ni si petit mercier, ni autres quelconques mettant son étal ou auvent sur la rue qui ne reçoivent profit, et ainsi en sont les rues si empêchées […] que les gens ni les chevaux ne peuvent aller parmi les maîtres rues. » Un siècle et demi plus tard, en 1456, voici encore François Villon évoquant, dans le Petit Testament, les « gisants sous les étaux » (nous dirions les clochards), tremblant de froid, « à chère renfrognée » : « Mesgres, veluz et morfonduz,/ Chausses courtes, robe rongniée,/ Geléz, murdris [meurtris] et enfonduz [trempés]. »

Sous Charles V (1364-1380), comme sous Louis XI (1461-1483), à un siècle d’intervalle, tout le monde se plaignait plus ou moins de la saleté des rues, parfois franchement innommables, des risques multiples qu’on y courait, y compris le danger d’épidémie résultant de l’entassement désinvolte des ordures ménagères et des déchets de l’artisanat urbain. Même si le mot n’avait pas encore son sens actuel, l’idée de pollution hantait les esprits et chacun s’inquiétait, pour sa propre santé, de la corruption de l’air et de l’eau à l’intérieur de l’enceinte. Certes, les rues n’étaient pas les seuls endroits des villes où ces fléaux se manifestaient, mais enfin ils s’y concentraient avec prédilection.

Plus ou moins précocement selon les régions, des échevinages, des « corps de ville », des consulats, parfois secondés ou encouragés par les pouvoirs supérieurs, tentèrent de remédier à cet état de choses. Il était admis qu’une ville devait être en mesure d’assurer sa défense avec les meilleures chances de succès : d’où le soin accordé à l’entretien des murailles, des fossés et des portes ; à l’organisation militaire des bourgeois ; à l’achat par et pour la communauté d’arcs, d’arbalètes, de chaînes barrant les rues, bientôt d’armes à feu ; à l’instauration, chaque fois que le besoin s’en faisait sentir, d’un service de guet fixe et mobile, de jour et de nuit.

Le magistrat devait également veiller à ce que la ville fût correctement ravitaillée. Il lui appartenait de réglementer certains aspects du travail et de la production. Parmi ses obligations, on comptait encore le contrôle des étrangers, des mendiants, des oisifs, des prostituées, la lutte contre les incendies, la surveillance de l’état sanitaire, la sécurité des personnes et des biens. Alors que les États proprement dits persistaient à concentrer l’essentiel de leur action dans les domaines de la guerre, de la diplomatie, de la justice et des finances, dans les sociétés urbaines les responsables devaient diversifier leurs interventions – mode de gouvernement qui, bien plus tard et progressivement, sera repris à l’échelle d’un pays.

La vidange des rues

A la fin du Moyen Age, des villes, en nombre croissant, se firent un devoir d’entretenir régulièrement leurs chaussées, de défendre le domaine public contre les empiétements des particuliers, d’installer des fontaines et des latrines publiques, de construire des égouts. Dès le XVe siècle, dans une partie au moins de la France, un droit municipal est en passe de se constituer, auquel les notions de bien commun, d’intérêt général, ne sont nullement étrangères.

 

 


L’évolution est parfois rapide. Ainsi dans le cas du nettoyage des rues de la ville de Nantes. En 1468, les autorités défendent aux Nantais de déposer leurs ordures « dans les rues et les chemins de la ville ». De plus, chacun devra contribuer au pavage des rues, « pour qu’on y puisse cheminer à pied sec ». La « vidange des rues de la ville » sera assurée par des tombereaux circulant « à certains jours de la semaine ». Vingt ans plus tard, les édiles pensent avoir trouvé une solution pratique en s’adressant de préférence pour cette tâche aux charretiers de la campagne environnante. Encore quarante ans et, en 1519, une formule apparemment plus efficace est adoptée : un certain Michel le Nain touche cinquante livres tournois par an pour transporter au-delà des murs les « bourriers et ordures et immundacions qui seront trouvéz par toutes et chacune les rues ». La tournée des ordures s’effectuera normalement deux jours par semaine, le mardi et le vendredi, de cinq heures du matin à six heures du soir.

Et pourtant, ne croyons pas qu on ait attendu la fin du Moyen Age pour souhaiter, comme le dit un texte de Charles VI relatif à Paris, une ville « belle, spacieuse, plaisante et nette de toutes ordures ». La création des villeneuves, des castelnaux (« châteaux neufs » en pays d’oc), des bourgs, des bastides, comme le lotissement de nouveaux quartiers dans les villes existantes, montrent en effet que dès les XIIe-XIIIe siècles, les autorités avaient dans la tête un modèle d’agglomération aérée, au plan régulier, agrémentée de jardins privés et de places publiques, avec des façades bien alignées et des portiques couverts pour s’abriter de la pluie et du soleil. Seulement, ce modèle n’eut qu’une faible influence sur la disposition des villes traditionnelles dont la croissance s’était opérée de façon spontanée. Et même il arriva que des localités édifiées selon un schéma simple et géométrique dévièrent sous la poussée démographique et perdirent, au moins en partie, leur claire ordonnance initiale.

Encore vers 1500, très rares étaient les rues qui avaient franchement bénéficié des consignes d’urbanisme formulées par les municipalités. D’énergiques décisions étaient parfois prises, appliquées un temps, et puis on en revenait au laisser-aller traditionnel, synonyme de saleté, de puanteur, d’encombrement, de bruit. Il faut croire malgré tout qu’en cette veille de la Renaissance, les gens s’accommodaient de ces nuisances puisque la rue concentrait toujours une grande part des activités urbaines, y compris les plus prestigieuses, tel le cortège des rois et des reines lors de leur « première entrée ». Une certaine tendance visant à susciter des espaces protégés, à l’abri, à l’écart, en retrait des axes de circulation a beau être sensible, elle n’est nullement prédominante. Toute ville dispose assurément de cours intérieures, de jardins et de cloîtres, mais c’est encore dans et autour de ses rues – celles du centre, les plus « polluées » – que se manifeste la vie la plus intense.



Note: 

* Jean-Pierre Leguay, La Rue au Moyen Age, Rennes, Ouest-France, 1984.

Article de Philippe Contamine paru dans l’Histoire N° 73 de décembre 1984

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