Sommaire
ToggleLes causes de l’extrême cherté en France en 1586
Tout augmente, tout coûte de plus en plus cher ! La vie chère devient insupportable, surtout pour les plus démunis, nul ne peut le nier. Pas une semaine sans une augmentation de tout ce qui constitue notre quotidien : eau, carburants, tabac, vêtements, voitures, transport, et bien sûr, les produits alimentaires. Il faut le savoir, la vie a été chère de tout temps.
Mais qu’en était-il en France en 1586 ?
Un article de l’historien Bernard du Haillan, paru à Bordeaux en 1586 nous informe.
Discours sur les causes de l’extrême cherté qui est aujourd’hui en France, présenté à la mère du roi par un sien fidèle serviteur1,attribué à Bernard du Haillan70
À Bordeaux en 1586
La cherté de toutes les choses qui se vendent et débitent au royaume de France est non seulement aujourd’hui si grande, mais aussi tant excessive, que, depuis soixante ou quatre-vingts ans, les unes sont enchéries de dix fois, et les autres de quatre, cinq et six fois autant que lors elles se vendaient ; ce qui est bien aisé à prouver et vérifier en toutes, soit en vente de terres, maisons, fiefs, vignes, bois, prés, ou enfin chairs, laines, draps, fruits et autres denrées nécessaires à la vie de l’homme.
Pour venir à la preuve de cela et commencer par les vivres, il faut seulement regarder aux coutumes de toutes les provinces de la France, et on trouvera qu’en la plus part d’icelles les aveux font foi que la charge de méteil, celle de seigle, celle d’orge et celle de froment, sont évaluées et taxées à moindre prix qu’on ne vend aujourd’hui la dixième partie d’icelles, et qu’un chapon, une poule, un chevreau, et autres choses dues par les sujets aux seigneurs, sont au dixième, voire au quinzième, évaluées à meilleur compte qu’on ne les vend à présent2. Les coutumes d’Anjou, de Poitou, de la Marche, de Champagne, de Bourbonnais et de plusieurs autres pays, mettent la poule à six deniers3, la perdrix à quinze deniers4, le mouton gras avec la laine à sept sols5, le cochon à dix deniers6, le mouton commun et le veau à dix sols, le chevreau à trois sols, la charge de froment à trente sols7, la charge de foin pesant quinze quintaux à dix sols, qui sont dix bottes pour un sol8, la botte pesant quinze livres. Par la coutume d’Auvergne et Bourbonnais, les douze quintaux étaient estimé dix sols, le tonneau de vin trente sols9, le tonneau de miel trente-cinq sols, l’arpent de bois deux sols six deniers, l’arpent de vigne trente sols de rente, la livre de beurre quatre deniers10, d’huile de noix autant, de suif autant. En plusieurs autres coutumes, la charge de méteil est de vingt-cinq sols, celle de seigle à vingt deux sols six deniers, celle d’orge à quinze sols ; en d’autres coutumes, le setier de froment est à vingt sols, le seigle à dix sols, l’orge à sept sols, l’avoine à cinq sols, la chartée de foin de douze quintaux à dix sols ; prise sur le pré, à cinq sols ; la chartée de bois à douze deniers ; l’oie à douze deniers11, la chair entière du mouton, sans laine, à trois sols six deniers, le mouton gras avec la laine à cinq sols, le chevreau à dix-huit deniers, la poule à six deniers, le connil12 à dix deniers, l’oison à six deniers, le veau à cinq sols, le cochon à dix deniers, le paon13 à deux sols, le pigeon à un denier14, le faisan à vingt deniers. Voilà quant aux vivres, qui sont aujourd’hui douze ou quinze fois plus chers ; et, quant aux corvées et journées des manouvriers, nous voyons, par les coutumes arrêtées et corrigées depuis soixante ans, que la journée de l’homme en été est taxée à six deniers, en hiver à quatre deniers, et avec sa charrette à bœufs à XII deniers ; peu auparavant la journée de l’homme était à douze deniers, celle de la femme à six deniers15.
Quant aux terres, la meilleure terre roturière n’était estimée que au denier vingt ou vingt-cinq, le fief au denier trente, la maison au denier cinquante ; l’arpent de la meilleure terre labourable au plat pays ne coûtait que dix ou douze écus, et la vigne que trente. Et aujourd’hui toutes ces choses se vendent trois et quatre fois autant, même en écus pesants un dixième moins qu’ils ne pesaient il y a trois cents ans16.
Par là on peut connaître combien les choses sont haussées de prix depuis soixante ans. Ce qui en outre se peut baisement vérifier par la recherche des aveux de la Chambre des comptes, par les contrats particuliers et par ceux du trésor de France, par lesquels on verra que les baronnies, comtés et duchés qui ont été annexes et réunis à la couronne valent aujourd’hui autant de revenu qu’elles ont été pour une fois vendues17. Il y a plusieurs historiens qui disent que Humbert, dauphin de Viennois, environ l’an 1349, vendit son pays de Dauphiné au roi Philippe de Valois, lors régnant, pour la somme de quarante mille écus pour une fois, et dix mille florins chacun an sa vie durant, avec quelques autres pactes, à la charge que le premier fils des rois de France, héritier présomptif de la couronne, s’appellerait Dauphin, attendant la dite couronne durant la vie de son père. Les autres disent, et même il appert par quelque contrat, que le dit Humbert donna le dit pays de pur don au dit roi Philippe à la sus dite condition, avec quelques réserves durant sa vie. Mais, s’il vendit le dit pays, le prix de la vente est si petit qu’aujourd’hui le pays vaut de revenu autant que la somme se monte. Bien faut-il penser que, mettant la condition sus dite, que le premier fils des rois s’appellerait Dauphin, il en fit meilleur marché qu’il n’eut fait autrement. Tant y a que, puisque c’est vente, elle est à si vil prix que c’est presque donation.
Le même roi Philippe de Valois acheta du roi Jacques de Majorque la ville de Montpellier pour la somme de vingt-cinq mille florins d’or. Et dans la dite ville il y a aujourd’hui cinquante maisons dont la moindre se vendrait presque autant, ou pour le moins coûterait autant à bâtir.
Herpin, comte de Berry, voulant aller à la guerre de la Terre-Sainte avec Godeffroy de Bouillon, vendit son comté au roi Philippe premier du nom pour la somme de cent mille sols d’or ; et aujourd’hui le dit pays, qui par le roi Jean fut érigé en duché en faveur de Jean, son troisième fils, qui en fut le premier duc, vaut presque autant de revenu.
Guy de Châtillon, comte de Blois, deuxième du nom, l’an 1391, vendit à Louis, duc d’Orléans, frère du roi Charles sixième, le dit comté, pour la somme de cent mille florins d’or. Il y en a qui disent que ce fut Marie de Namur, sa femme, qui, aimant d’une amour déshonnête le dit duc d’Orléans, lui donna le dit comté ; mais que, pour couvrir ses amours et sa donation d’une honnête couverture, elle fit passer un contrat de vente.
Qu’on regarde à plusieurs maisons, terres, fiefs, seigneuries, arpents de terres, de bois, de vignes, de prés, et d’autres choses auxquelles on n’a rien augmenté depuis soixante ans : aujourd’hui elles se vendent six fois autant qu’elles furent lors vendues. Une maison dans une ville, à laquelle il n’y a ni rente ni revenu, qui se vendait il y a soixante ans pour la somme de mille écus, aujourd’hui se vend quinze et seize mille livres, encore qu’on n’y aie pas fait depuis un pied de mur ni aucune réparation. Une terre ou fief qui se vendait lors vingt cinq ou au plus cher trente mille écus aujourd’hui se vend cent cinquante mille écus. Bien est vrai que on me pourra dire que lors ceste terre ne valait que mille écus de ferme, et maintenant elle en vaut six mille. Mais je répondrai à cela qu’aujourd’hui on ne fait pas plus pour six mille écus qu’on faisait lors pour mille : car ce qui coûtait lors un écu en coûte aujourd’hui six, huit, et dix et douze.
Chacun voit ceste extrême et excessive cherté, chacun en reçoit une grande incommodité, et aucun n’y remédie. Il y a plusieurs causes d’icelle, dont la principale est celle qui est comme mère des autres, qui est le mauvais ordre donné aux affaires et à la police de la France. La première cause de celles qui sont engendrées de celle-là est l’abondance de l’or et de l’argent qui est en ce royaume18. Ceste abondance produit le luxe et la dépense excessive qu’on fait en vivres, en habits, en meubles, en bâtiments, et en toutes sortes de délices. Le dégât et la dissipation des choses est une autre cause, lequel procède de la dite abondance : car là où est l’abondance, là est dégât. Les monopoles des fermiers, marchands et artisans, est la troisième cause19. Quant aux fermiers et marchands, il se voit clairement qu’étant aujourd’hui presque tous biens, tant ceux du roi que des particuliers, baillez à ferme, les dits fermiers et marchands arrent ( – acheter les denrées avant qu’elles soient arrivées aux ports ou marchés -). les vivres devant qu’ils soient recueillis, puis les serrent, et en les serrant engendrent la disette et la cherté, et en après les vendent à leur mot. La quatrième cause est la libéralité dont nos rois ont usé à donner les traites (- transport de marchandises d’une province à une autre – ). des blés et des vins, et autres marchandises, pour les transporter hors du royaume20 : car les marchands, avertis de l’extrême cherté qui est ordinairement en Espagne et en Portugal, et qui souvent advient aux autres lieux, obtiennent, par le moyen des favoris de la cour, des traites pour y transporter les dits blés, le transport desquels nous laisse la cherté. La cinquième cause est le prix que les rois et princes ont donné aux choses de plaisir, comme aux peintures et pierreries, qui ne s’achètent qu’à l’œil et au plaisir, lesquelles aujourd’hui se vendent dix fois plus qu’elles ne faisaient au temps de nos anciens rois, pour ce qu’ils n’en tenaient compte21. La sixième sont les impositions et maletôtes ( – Tout impôt levé indûment et injustement – ) mises sur toutes denrées, et les tailles excessives imposées sur le peuple. La septième sont les guerres civiles de la France, qui ont mis le feu et la guerre par tout, apporté l’insolence et l’impunité de brûler et saccager et dissiper tout. La huitième est le haussement du prix des monnaies. La neuvième est la stérilité de cinq ou six années que successivement nous avons eues22, avec la dissipation de la guerre, qui sont deux causes jointes ensemble depuis le dit temps.
Voilà toutes les causes, ou pour le moins les principales, qui nous ont amené l’extrême cherté que nous endurons, lesquelles nous déduirons particulièrement l’une après l’autre.
La première cause donc de la cherté est l’abondance de l’or et de l’argent, qui est en ce royaume plus grande qu’elle ne fut jamais. De quoi plusieurs s’ébahiront, vu l’extrême pauvreté qui est au peuple. Mais en cela il faut dire le vieil proverbe : c’est qu’il y a plus d’or et d’argent qu’il n’y eut jamais, mais qu’il est mal parti. Et, pour prouver mon dire par vives raisons, il faut considérer qu’il n’y a que six vingts ans que la France a la grandeur et la longue étendue qu’elle a maintenant. Et, si on veut regarder plus haut, comme du temps du roi saint Louis, et dessous après, les rois de France ne tenaient aucune mer en leur puissance et n’avaient nulle province ni ville sur la mer, mais ne tenaient que le nombril23 de la Gaule, qui encore était guerroyé, débattu et oppressé par les Anglais et par plusieurs petits seigneurs particuliers qui étaient comme rois en leur poignée de terre. Les duchés de Guyenne et de Normandie, et le comté de Poitou, et la côte de Picardie, étaient possédées par l’Anglais ; la Provence avait son comte, la Bretagne son duc, et le Languedoc était détenu par les rois de Majorque. Voilà quant aux pays maritimes. Les autres pays loin de la mer, comme la Bourgogne avait son duc particulier, le Dauphiné son dauphin ; l’Anjou, le Poitou, la Touraine, le Maine, l’Auvergne, le Limousin, le Périgord, l’Angoumois, le Berry et autres, étaient à l’Anglais ; et les autres duchés, comtés et seigneuries de la France, étaient tenus ou par les dits Anglais, ou par princes ou seigneurs particuliers, qui ne permettaient que les rois prissent en leurs terres aucune chose que les devoirs ordinaires ; encore quelques uns les empêchaient de les prendre. Lors donc il n’y avait nul trafic sur la mer qui nous apportât en ce royaume l’or ni l’argent des pays étrangers, mais étaient les Français contraints de manger leurs vivres et d’user entre eux de la première coutume des hommes, qui était de permuter avec leurs voisins à ce qu’ils n’avaient point ce qu’ils avaient, comme de donner du blé et prendre du vin.
Mais, pour revenir à ce que nous avons dit, qu’il n’y a que six vingts ans que la France est en la grandeur qu’elle a, nous n’irons point plus haut ni plus avant que ce temps-là, et redirons que, devant icelui-ci, les provinces ci dessus nommées n’étaient point aux rois de France, mais avaient les seigneurs que nous avons dit ; et les terres que nos rois tenaient en leur puissance étaient si tourmentées des guerres continuelles que tantôt les Anglais, tantôt les Flamands et tantôt les Bretons, et tantôt les divisions des maisons d’Orléans et de Bourgogne, faisaient qu’il n’y avait pas un sol en France. Il n’y avait aucun trafic ni commerce qui nous apportât l’or ni l’argent. L’Anglais, qui, comme nous avons dit, tenait les ports de la Guyenne, de la Normandie et de la Picardie, et qui avait les ports de la Bretagne à sa dévotion, nous fermait toutes les advenues de la mer et les passages d’Espagne, de Portugal, d’Angleterre, d’Écosse, de Suède, de Danemark et des Allemagnes. Les Indes n’étaient encore connues, et l’Espagnol ne les avait encore découvertes. Quant au Levant, les Barbares et les Arabes d’Afrique, que nos ancêtres appelaient Sarrasins, tenaient tellement la mer Méditerranée en sujétion que les chrétiens n’y osaient aller s’ils ne se voulaient mettre en danger d’être mis à la cadène ( – Chaîne de fer à laquelle on attachait les forçats – ). . Nous n’avions aucune intelligence avec le Turc, comme nous avons du depuis que le grand roi Français nous l’a donnée. L’Italie nous était interdite par les divisions et querelles des maisons d’Anjou et de Aragon. Donc nous ne trafiquions en lieu du monde, sinon entre nous ; mais c’était seulement de marchandise à marchandise, comme de blé à vin et de vin à blé, et ainsi des autres24 : car, d’or et d’argent, il ne s’en parlait point, vu que nous n’avons mine ni de l’un ni de l’autre, que bien peu d’argent en Auvergne, qui coûte plus à affiner qu’il ne vault25.
Aussi alors le Français ne s’amusait point au trafic ni au commerce, mais s’adonnait seulement à labourer et cultiver sa terre, à nourrir du bestial et à tirer de sa mesnagerie ( – Ensemble d’animaux non féroces – ). toutes les commodités qui lui étaient nécessaires, comme le blé, le vin, les chairs pour sa nourriture, les laines pour faire ses toiles, et ainsi des autres.
Mais considérons quelles commodités sont venues à la France depuis six vingts ans. L’Anglais a été chassé des Gaules ; nous sommes devenus maîtres de toutes les terres qu’ils tenaient de deçà. La Bourgogne, la Bretagne et la Provence se sont attachées à notre couronne ; les autres pays y sont aussi venus. Le chemin nous a été ouvert pour trafiquer en Italie, en Angleterre, en Écosse, en Flandres, et par tout le septentrion. L’amitié et intelligence entre le grand-seigneur et nos rois nous a frayé le chemin du Levant. Le Portugais et Espagnol, qui ne peuvent vivre sans nous venir mendier le pain, sont allez rechercher le Pérou, le golfe de Perse, Indes, l’Amérique et autres terres, et là ont fouillé les entrailles de la terre pour en tirer l’or et nous l’apporter tous les ans en beaux lingots, en portugaises, en doubles ducats, en pistolets et autres espèces, pour avoir nos blés, toiles, draps, pastel26, papier27 et autres marchandises. L’Anglais, pour avoir nos vins, nos pastels et notre sel, nous porte ses beaux nobles à la rose28 et à la nau ( – nef -), et ses angelots. L’Allemand nous porte l’or, de quoi nous faisons nos beaux écus, et toutes autres nations de l’Europe nous apportent or et argent pour avoir les commodités que notre ciel et notre terre nous apportent, et qu’ils n’ont pas, et mêmement le sel que nous avons en Saintonge, le meilleur du monde pour saler, et qui excède en bonté, en valeur et en longue garde, celui de Lorraine, de Bourgogne, de Provence et de Languedoc29.
Outre ceste cause de l’abondance d’or et d’argent procédant de l’augmentation du royaume de France et du trafic avec les étrangers, il y en a une autre, qui est le peuple infini qui, depuis le dit temps, s’est multiplié en celui-ci, depuis que les guerres civiles d’entre les maisons d’Orléans et de Bourgogne furent assoupies et que les Anglais furent repoussés en leur île. Auparavant, à cause des dites guerres, qui durèrent plus de deux cents ans, le peuple était en petit nombre, les champs par conséquent déserts, les villages dépeuplés, et les villes inhabitées, dessertes et dépeuplées. Les Anglais les avaient ruinées et saccagées, brûlé les villages, meurtri, tué et saccagé la plus grande partie du peuple, ce qui était cause que l’agriculture, la trafique30 et tous les arts mécaniques cessaient. Mais depuis ce temps-là, et la longue paix qui a duré en ce royaume jusques aux troubles qui s’y sont émus pour la diversité des religions, le peuple s’est multiplié, les terres désertes ont été mises en culture, le pays s’est peuplé d’hommes, de maisons et d’arbres ; on a défriché plusieurs forêts, là des terres vagues ; plusieurs villages ont été bâtis, les villes ont été peuplées, et l’invention s’est mise dedans les testes des hommes pour trouver les moyens de profiter, de trafiquer et d’avoir de l’or et de l’argent.
De ces commodités donc est venue en France l’abondance de l’or et de l’argent, qui apporte la cherté ; car, comme l’or et l’argent des étrangers nous est venu enlever nos denrées de la mer, et par la subtilité et manigance31 du trafic l’or et l’argent sont venus abonder en nous, la plus part de nos marchandises s’en sont allées en pays étrangers32, et ce qui nous est resté s’est enchéri, tant pour la rareté que pour le grand moyen que nous avons commencé d’avoir, étant tout certain que l’abondance de l’or et de l’argent rend les hommes plus libéraux, et, si ainsi faut dire, plus larges à donner plus d’une chose et à acheter plus hardiment et plus souvent, et que là où il y a moins d’or et d’argent, là se vendent moins les choses. Ce qui est aux pays où il n’y a point de commerce, ou là où il n’y a pas grand peuple, et que les habitants, à faute de trouver à qui vendre leurs fruits, soit à faute de ports et de rivières et de peuple, ou pour ce que chacun en a pour soi, sont contraints de les vendre à vil prix. Mais où il y a abondance d’or et d’argent, et de peuple, et de trafic, comme à Paris, Venise et Gênes, là se vendent les choses chèrement : j’entends des vivres et autres choses nécessaires à l’homme, comme le blé, le vin, la chair, non des choses de plaisir et non nécessaires, comme les parfums, les soies et les petites babioleries des merciers, desquelles il y a une infinité de pauvres artisans qui vivent, et qui sans cela mourraient de faim en quelque pays barbare, comme en Basque, en la basse Gascogne, ou en basse Bretagne, pour ce que personne n’achèterait de ces vanités, à cause de la faute d’argent qui y est et la barbarie du peuple, qui ne veut rien avoir que ce qui est nécessaire. C’est donc l’abondance d’or et d’argent qui fait que tout s’achète, et qui est une principale partie de la cherté de toutes choses.
Mais, après avoir allégué plusieurs raisons péremptoires de la cherté procédante de l’abondance de l’or et de l’argent, prouvées par les exemples des ventes et des achats, venons à d’autres, qui montreront combien la France était jadis dénuée d’argent.
Nos anciens rois se sont si souvent trouvez en telle nécessité d’argent, qu’à faute de ce ils ont perdu de belles entreprises et occasions. Quelquefois ils ont voulu prendre le centième, puis le cinquantième de tous leurs sujets, pour iceux vendre au plus offrant pour avoir de l’argent ; tant le peuple était pauvre qu’il était contraint d’endurer qu’on vendit une partie de son bien à faute de pouvoir trouver de l’argent.
Le roi Jean étant prisonnier à la journée de Poitiers et mené en Angleterre, son fils Charles, duc de Normandie, et depuis roi sous le nom de Charles-Quint, assembla à Paris les trois États pour avoir de l’argent pour racheter son père, et voyant le dit roi que ni son dit fils ne pouvaient obtenir, ni ses bons serviteurs impétrés ( -. Ayant obtenus (quelque chose) à la suite d’une requête -) , ni son peuple donner aucune somme d’argent, lui-même y vint en personne, et, quelque prière et remontrances qu’il fit à son dit peuple, il ne peut trouver argent pour la rançon à laquelle l’Anglais l’avait mis, et fut contraint s’en retourner en Angleterre pour trouver moyen de la faire modérer et cependant attendre qu’on lui fît deniers. Quelque temps devant que le dit roi fût prisonnier, il se trouva en grande nécessité, par laquelle il ne peut jamais trouver sur son peuple soixante mille francs d’or, que quelques uns ont voulu évaluer à écus.
Aussi nous lisons en nos histoires qu’a faute d’argent on fit monnaie de cuir avec un clou d’argent33. Et, si nous venons à notre age, nous trouverons qu’en six mois on a trouvé à Paris plus de quatre millions de francs, et chaque année en tire on plus que jadis le revenu de la France ne valait en six ans : ce qui vient de l’abondance de l’or et de l’argent qui est en la dite ville, de la bonne volonté des Parisiens envers leur roi et de sa monnaie extrême. On dit que l’année 1556 valut au roi Henry quarante millions de francs lorsqu’il fit tous ses offices. En France il n’y a recette générale qui ne vaille aujourd’hui trois, quatre et cinq fois de plus que elle ne valait jadis. La Bretagne ne valut jamais aux ducs d’icelle plus de trois cents mille livres ; aujourd’hui elle en vaut plus d’un million, sans compter les aides et les deniers qui proviennent de la vente des offices du dit pays. On peut juger le semblable des autres. Le comté d’Angoumois ne fut baillé au comte Jean, fils puîné du duc Louis d’Orléans, que pour quatre mille livres de rente en assiette ; et aujourd’hui il vaut plus de soixante mille livres. Le dit duc Louis eut pour son apanage le duché d’Orléans et les comtés de Valois et d’Angoumois pour douze mille livres de rente ; et regardons combien cela vaut aujourd’hui davantage. Voyons l’age de Charles septième, auquel la France (comme nous avons dit) dépouilla son enfance et commença de croître en sa grandeur. Il ne fit jamais valoir son royaume qu’à un million et sept cents mille livres. Son fila Louis onzième, ayant augmenté sa couronne des duchés de Bourgogne et de Anjou, et des comtés de Provence et du Maine, prit trois millions plus que son père ; de quoi le peuple se sentit si accablé qu’à la venue de Charles huitième, son fils, à la couronne, il fut ordonné, à la requête et instance des élus que la moitié des charges seraient retranchées.
Depuis, la Bretagne étant venue à la couronne, plusieurs nouvelles impositions ont été mises sur le peuple, et les anciennes, comme les tailles, les aides et les gabelles, sont augmentées ; ce qui est un signe très évident d’abondance d’argent plus grande qu’elle n’a autrefois été.
Il y a encore deux autres causes de la dite abondance, dont l’une est la banque de Lyon34, du profit de laquelle les Luquois, Florentins, Genevois, Suisses et Allemands affriandés (- excités -), apportent une infinité d’argent et d’or en France ; l’autre cause est l’invention des rentes constituées sur la ville de Paris35, lesquelles ont alléché un chacun à y mettre son argent. Bien est vrai qu’elles ont fait cesser le trafic de la marchandise et les arts mécaniques, qui auraient bien plus grand cours s’ils n’étaient diminués par ce trafic d’argent qu’on fait36. Voilà donc plusieurs raisons et exemples de l’abondance de l’or et de l’argent de ce royaume, de laquelle procède en partie la cherté et haut prix de toutes choses.
Le dégât est la seconde cause de la dite cherté, laquelle procède de l’abondance et dissipe ce qu’on devrait manger ; et de la procède la dite cherté. Car, s’il faut commencer par les vivres, pour puis après venir aux bâtiments, aux meubles et aux habits, vous voyez qu’on ne se contente pas37 en un dîner ordinaire d’avoir trois services ordinaires : premier de bouilli, le second de rôti et le troisième de fruit ; et encore il faut d’une viande en avoir cinq ou six façons, avec tant de sauces, de hachis, de pâtisseries de toutes sortes, de salmigondis et d’autres diversités de bigarrures, qu’il s’en fait une grande dissipation. Là où, si la frugalité ancienne continuait38, qu’on n’eût sur sa table en un festin que cinq ou six sortes de viandes, une de chacune espèce, et cuites en leur naturel, sans y mettre toutes ces friandises nouvelles, il ne s’en ferait pas telle dissipation, et les vivres en seraient à meilleur marché. Et bien que les vivres soient plus chers qu’ils ne furent onques, si est-ce que chacun aujourd’hui se mêle de faire festins, et un festin n’est pas bien fait s’il n’y a une infinité de viandes sophistiquées, pour aiguiser l’appétit et irriter la nature. Chacun aujourd’hui veut aller dîner chez le More, chez Sanson, chez Innocent et chez Havart39, ministres de volupté et dépense, qui, en une chose publique bien policée et réglée, seraient bannis et chassez comme corrupteurs des mœurs40.
Et est certain que, si ceux qui tiennent les grandes tables, et font ordinairement festins et banquets, modéraient et retranchaient la superfluité, et qu’au lieu de quatre plats ils se contentassent de deux ou au lieu de vingt mets de dix, et que pour quatre ou six chapons ils n’en missent que la moitié, ce serait un gain de cent pour cent, et doublement des vivres, au grand profit du public. Le semblable se peut dire du vin, l’usage duquel, ou plutôt l’abus, est plus commun en ce royaume qu’en nul autre. On blâme les Allemands pour leurs carroux41 et grands excès en leur façon de boire ; et néanmoins ils sont mieux réglés pour ce regard que nous : car en leurs maisons et ordinaire il n’y a que les chefs des maisons qui boivent du vin ; et quant aux enfants, serviteurs et chambrières, il leur est ôté. Le Flamand, l’Anglais et l’Écossais usent de bière ; le Turc s’est entièrement privé de l’usage du vin, même l’a introduit en religion. Ils sont grands, puissants, martiaux, et exempts de plusieurs maladies causées par le fréquent usage du vin. Au contraire nous voyons qu’en France le vin est commun à tous, aux enfants, filles, serviteurs, chambrières, chartiers et tous autres ; et où anciennement on était seulement curieux de garnir le grenier, maintenant il faut remplir la cave. Dont advient que la quantité des blés est diminuée en France par moitié, d’autant que le bourgeois ou laboureur qui avait cent arpents de terres labourables est contraint en mettre la moitié en vigne42. Cet abus est de tel poix, que, si bientôt n’y est remédié par quelque bon règlement, tant sur l’usage du vin que quantité de vignes, nous ne pouvons espérer que perpétuelle cherté de grains en ce royaume.
Venons aux bâtiments de ce temps, puis aux meubles d’iceux. Il n’y a que trente ou quarante ans que ceste excessive et superbe façon de bâtir est venue en France. Jadis nos pères se contentaient de faire bâtir un bon corps d’hôtel, un pavillon ou une tour ronde, une basse-cour de ménagerie et autres pièces nécessaires à loger eux et leur famille, sans faire des bâtiments superbes comme aujourd’hui on fait, grands corps d’hôtel, pavillons43, courts, arrière-cours, basses-cours, galeries, salles, portiques, perrons, balustres et autres. On n’observait point tant par dehors la proportion de la géométrie et de l’architecture, qui en beaucoup d’édifices a gâté la commodité du dedans ; on ne savait que c’était de faire tant de frises, de corniches, de frontispices, de bases, de piédestaux, de chapiteaux, d’architraves, de soubassements, de cannelures, de moulures44 et de colonnes ; et bref, on ne connaissait toutes ces façons antiques d’architecture qui font dépenser beaucoup d’argent, et qui le plus souvent, pour trop vouloir embellir le dehors, enlaidissent le dedans ; on ne savait que c’était de mettre du marbre ni du porphyre aux cheminées ni sur les portes des maisons, ni de dorer les faîtes45, les poutres et les solives ; on ne faisait point de telles galeries enrichies de peintures et riches tableaux ; on ne dépensait point excessivement comme on fait aujourd’hui en l’achat d’un tableau ; on n’achetait point tant de riches et précieux meubles pour accompagner la maison ; on ne voyait point tant de lits de drap d’or, de velours, de satin et de damas, ni tant de bordures exquises46, ni tant de vaisselle d’or et d’argent ; on ne faisait point faire aux jardins tant de beaux parterres et compartiments, cabinets, allées, canais et fontaines. Les braveries apportent une excessive dépense, et ceste dépense une cruelle cherté, car des bâtiments il faut venir aux meubles, à fin qu’ils soient sortables à la maison, et la manière de vivre convenable aux vêtements, tellement qu’il faut avoir force valets, force chevaux, et tenir maison splendide, et la table garnie de plusieurs mets. Outre ce, chacun a aujourd’hui de la vaisselle d’argent, pour le moins la plus part ont des coupes, assiettes, aiguières, bassin, autres menus meubles, au lieu que nos pères n’avaient pour le plus, j’entends des plus riches, que une ou deux tasses d’argent. Ceste abondance de vaisselle d’or et d’argent, et des chaînes, bagues et joyaux, draps de soie et broderies avec les passements d’or et d’argent, a fait le haussement du prix de l’or et de l’argent, et par conséquent la cherté de l’or et de l’argent, qu’on emploie en autres choses vaines, comme à dorer le bois47, ou le cuivre, ou l’argent, et celui qui se devait employer aux monnaies a été mis en dégât.
La dissipation des draps d’or, d’argent, de soie et de laine, et des passements d’or et d’argent et de soie, est très grande48 ; il n’y a chapeau, cape, manteau, collet, robe, chausses, pourpoint, jupe, casaque, colletin ni autre habit, qui ne soient couverts de l’un ou de l’autre passement, ou doublé de toile d’or ou d’argent. Les gentilshommes ont tous or, argent, velours, satin et taffetas ; leurs moulins, leurs terres, leurs prés, leurs bois et leurs revenus se coulent et consomment en habillements49, desquels la façon excède souvent le prix des étoffes, en broderies, pourfileures, passements, franges50, tortis, cannetilles, recameures51, chaînettes, bords, picqueures, arrière-points, et autres pratiques qu’on invente de jour à autre. Mais encore on ne se contente pas de s’en accoutrer modestement et d’en vêtir les laquais et les valets, que même on le découpe de telle sorte qu’il ne peut servir qu’à un maître. Ce que les Turcs nous reprochent à bon droit, comme nous appelant enragés de gâter, comme en dépit de la nature et de l’art, les biens que Dieu nous donne52. Ils en ont sans comparaison plus que nous, lorsqu’ils défendent sur la vie que on osât en découper. Autant en advient-il pour la draperie, et principalement pour les chausses, où l’on emploie le triple de ce qu’il en faut, avec tant de balafres et chiquetures ( – déchirures -) , que personne ne s’en peut servir après. Outre ce, on use trois paires de chausses pour une ; et pour donner grâce aux chausses, il faut une aulne d’étoffe plus qu’il ne fallait auparavant à faire une casaque. Et bien qu’on aie fait de beaux édits sur la reformation des habits, si est-ce qu’ils ne servent de rien53 : car puis qu’à la cour on porte ce qui est défendu, on en portera partout, car la cour est le modèle et le patron de tout le reste de la France. Joint aussi qu’en matière d’habits on estimera toujours sot et lourdaud celui qui ne s’accoutrera à la mode qui court. Donc il faut conclure que de tels dégâts et superfluités ( – choses superflues -) vient en partie la cherté des vivres et des autres choses, que nous voyons. Sur quoi il ne faut passer sous silence beaucoup de choses qui se font au grand détriment d’une chose publique : car, pour entretenir ces excessives dépenses, il faut jouer, emprunter, vendre et se déborder en toutes voluptés, et enfin payer ses créanciers en belles cessions ou en faillites54. Voilà comment la cherté nous provient du dégât.
Les monopoles des marchands, fermiers et artisans, sont la troisième cause de la cherté. Car premièrement, quant aux artisans, lors qu’ils s’assemblent en leurs confréries pour asseoir le prix des marchandises, ils enchérissent tout, tant leurs journées que leurs ouvrages ; dont par plusieurs ordonnances lesdites confréries ont été otées55. Mais comme en France il n’y a point faute de bonnes lois, aussi n’y a-t’il point faute de la corruption et contravention à icelles.
Et quant aux fermiers et marchands, on voit ordinairement que dès que les blés se recueillent, les marchands vont par pays, et arrent (- acheter les denrées avant qu’elles soient arrivées aux ports ou marchés – ). et achètent tous les blés ; et mêmement depuis quatre mois cela s’est vu, que les marchands ont enlevé, arré et retenu tous les blés et toutes les granges des champs. Ils ont vu que les deux ou trois années précédentes ont été presque aussi stériles que celle-ci, et que sur leur stérilité est survenue la guerre de la dernière année, qui a promené le gendarme et le soldat impunément et silencieusement par tout le royaume, et qui a non seulement mangé, mais dissipé ce peu qui restait des reliques de ladite stérilité. Ces deux accidents ont ruiné tellement le paysan, que depuis trois ans il s’est engagé année sur année, et principalement depuis la fête de Pâques dernière a été réduit en telle monnaie, qu’il n’a vécu que d’emprunts, ayant emprunté le blé au prix que le boisseau, ou le setier, ou autre mesure (et selon la coutume des lieux), se vendait lors au marché le plus prochain de son domicile. Il a pareillement emprunté l’argent, le drap, la toile et autres choses, à icelles rendre en blé, ou à payer à la valeur susdite, espérant (comme l’apparence de l’année dernière a été fort belle jusques au mois de juin) que sa récolte lui donnerait moyen de payer ses dettes, d’avoir du blé pour semer, et pour vivre tout le reste de l’année. Mais qui a vu jamais une plus mauvaise récolte, ni une année plus stérile ? Le pauvre paysan, en plusieurs endroits, n’a pas recueilli sa semence, et quant aux vignes, qui est une pauvre richesse, là où il y en a, les paysans se sont engagez de même, et y a eu si peu de vin qu’ils n’ont pas de quoi payer leurs dettes, tant s’en faut qu’ils puissent en avoir de quoi acheter du blé pour vivre ni pour semer. Les deux ordinaires minières de la vie des hommes sont les blés et les vins, car les autres moyens ne sont si ordinaires. Voilà donc le paysan ruiné ; il faut qu’il paye le marchant son créancier, et qu’il lui donne blé pour blé ou la valeur de celui-ci, au prix qu’il se vendait lorsqu’il le lui emprunta. L’espace de six mois il n’a mangé blé qu’il n’ait emprunté ; il a vécu, et n’a pas recueilli du blé ou du vin pour en payer les quatre. Outre ce il faut qu’il vive et passe le reste de ceste année, qui ne fait presque que commencer, et faut qu’il sème. Nonobstant tout cela le marchant se fait payer, prend le blé du paysan, ne lui en laisse pas un grain pour vivre ni pour vendre aux marchez ordinaires, lesquels demeurent vides, car aucun n’y porte du blé que bien peu, et celui qui est porté est déjà si cher qu’on prévoit bien qu’il sera devant le commencement du mois de mai prochain (si on n’y met ordre) aussi cher ou plus qu’il a été l’année dernière, pour ce qu’il n’y en aura plus à vendre : car cependant les marchands, qui ont leurs greniers pleins de blés, guettent cette faute et disette pour vendre les leurs à leur mot. On dira qu’il faut qu’il y ait des marchands de blé, autrement serait empêché le commerce. À cela y a réponse que, lors que l’abondance est telle qu’il n’y a cherté ni danger d’icelle, on peut tolérer les marchands de blés ; mais en temps de cherté, le commerce du blé, achat et revente de celui-ci, n’apportent sinon augmentation de prix, au détriment du public : car celui qui l’a bien acheté cent le veut vendre cent cinquante, et bien souvent doubler et tripler le prix de son achat.
La quatrième cause de la cherté sont les traites, desquelles toutefois nous ne nous pouvons passer ; mais il serait nécessaire d’aller plus modérément en l’octroi d’icelles. Chacun sait que le blé, en France, n’est pas si tôt mur, que l’Espagnol ne l’emporte, d’autant que l’Espagne, hormis l’Aragon et la Grenade, est fort stérile ; joint la paresse qui est naturelle au peuple de celle-ci56. D’autre part le pays de Languedoc et de Provence en fournit presque la Toscane et la Barbarie. Ce qui cause l’abondance d’argent et la cherté du blé. Car nous ne tirons quasi autres marchandises de l’Espagnol que les huiles et les épiceries, avec des oranges ; encore les meilleures drogues nous viennent du Levant. La paix avec l’étranger nous donne les traites, et par conséquent la cherté, qui n’est si grande en temps de guerre57, durant laquelle nous ne trafiquons point avec l’Espagnol, le Flamand et l’Anglais, et ne leur donnons ni blé ni vin, et à ceste occasion il faut qu’ils nous demeurent et que nous les mangions. Lors les fermiers en partie sont contraints de faire argent. Le marchand n’ose charger ses vaisseaux, les seigneurs ne peuvent longuement garder ce qui est périssable, et conséquemment il faut qu’ils vendent et que le peuple vive à bon marché. En temps de guerre donc, que les traites sont interdites, nous vivons à meilleur prix qu’en temps de paix. Toutefois les traites nous sont nécessaires, et ne nous en saurions passer, bien que plusieurs se soient efforcez de les retrancher du tout, croyant que nous pouvons vivre heureusement et à grand marché sans rien bailler à l’étranger ni sans rien recevoir de lui. Ce qui sera déduit ci-après en l’article des moyens de remédier à la cherté. Et n’y a qu’une faute aux traites : c’est que sans considérer la stérilité des années et l’extrême disette des blés, on les donne aussi libéralement que si les grains en rapportaient six vingts (120), comme jadis on a vu en Sicile, là où, si on les donnait avec considération de la saison, elles nous apporteraient plusieurs grandes commodités ; et si elles nous enlevaient le blé et le vin, en récompense elles nous rendraient à bon marché plusieurs choses dont nous avons besoin et qu’il faut nécessairement avoir de l’étranger, comme les métaux et autres que nous déduirons ci-après.
La cinquième cause de la cherté provient du plaisir des princes, qui donnent le prix aux choses. Car c’est une règle générale en matière d’États, que non seulement les rois donnent loi aux sujets, mais aussi changent les mœurs et façons de vivre à leur plaisir, soit en vice, soit en vertu, soit ès choses indifférentes. Ce qui mérite un long discours, qui pourrait être accompagné de plusieurs exemples. On a vu que par ce que le roi Français premier aimait fort les pierreries, à l’envi du roi Henry d’Angleterre et du pape Paul III, de son règne tous les Français en portaient. Depuis, quand on vit que le feu roi Henry les méprisa58, on n’en vit jamais si grand marché. Maintenant qu’elles sont aimées et chéries de nos princes, chacun en veut avoir, et elles haussent de prix.
La sixième cause de la cherté provient des impositions mises sur le peuple59. En quoi il faut premièrement excuser la calamité du temps et les guerres que les rebelles de ce royaume ont suscitées contre le roi, qui pour la soutenir a été, contre son bon et clément naturel, contraint de charger de quelques impositions son peuple60, lequel doit espérer une décharge d’icelles quand Sa Majesté aura purgé son royaume des divisions qui y ont jusques ici été, et doit le peuple avoir considération à cela, comme pour sa bonté et patience accoutumée il a eu jusqu’ici. Les charges donc qui sont survenues sur les calamités des guerres et sur cinq ou six années, qui subséquemment ont été stériles, sont si grandes, que le pauvre laboureur n’a plus aucun moyen de les supporter ; il n’a (comme il a été dit) ni blé pour vivre, ni pour semer, ni pour payer ses dettes. S’il a du blé pour semer, il n’a point de chevaux pour labourer : car, ou les collecteurs des tailles les lui enlèvent pour le payement d’icelles, ou le soldat, auquel tout est permis, les lui vole, ou il est contraint de les vendre, pour n’avoir moyen de les nourrir. Ainsi les terres demeurent à être semées à faute de semence, et à labourer à faute de chevaux, et n’étant les terres ensemencées il n’y a point de blé, et de là vient la cherté, et celles qui le sont apportent peu, comme a été dit, pour ce qu’à cause de la pauvreté du laboureur elles n’ont les façons nécessaires et accoutumées.
La huitième cause est la stérilité et infertilité de cinq ou six années, que subséquemment nous avons eues par tout ce royaume, desquelles nous n’avons recueilli ni blé, ni vin, ni foin, que bien peu, et ce peu qui s’est recueilli a été dissipé par la guerre, et les chairs pareillement ont été dissipées, et l’engeance d’icelles mangée et perdue ; de façon que la dissipation fréquente par la fréquence des guerres venant sur la fréquente stérilité de plusieurs années étant jointe à la stérilité présente est cause de la dite cherté.
Voilà les huit causes les principales de notre cherté, avec lesquelles nous pourrons mettre le haussement du prix des monnaies, et les changements particuliers qui ordinairement adviennent et qui font enchérir les choses de leur prix ordinaire, comme les vivres en temps de famine, les armes en temps de paix, le bois en hiver, les ouvrages de main, comme peintures et quincaillerie aux lieux où il ne s’en fait point. Mais ces choses particulières ne sont pas considérables au cas qui s’offre, qui est général. Ici on pourra mettre en avant que, si les choses allaient en enchérissant, en partie pour le dégât, en partie aussi pour l’abondance d’or et d’argent, et pour les causes susdites, nous serions enfin tous d’or, et personne ne pourrait vivre pour la cherté. Cela est bien vrai ; mais il faut considérer que les guerres et calamités qui ordinairement adviennent aux choses publiques arrêtent bien le cours de la fortune61 ; comme nous voyons que jadis nos pères ont vécu fort escharcement62 par l’espace de cinq cents ans, sans connaître que c’était que d’avoir vaisselle d’argent, ni tapisseries, ni autres meubles exquis, ni sans avoir tant de friandes viandes, comme aujourd’hui nous en usons. Et si on considère le prix des choses de ce temps-là, nous trouverons que ce qui se vendait alors quinze sols aujourd’hui en coûte cent, voire davantage.
Donc, puis que nous savons que les choses sont enchéries et que nous avons discouru les causes de l’enchérissement, il reste maintenant à trouver les moyens d’y remédier au moins mal qui sera possible, sans vouloir blâmer aucunement ce que les magistrats ont fait jusques ici pour trouver quelques remèdes à ceste cherté, ni sans vouloir par trop imputer cela à la mauvaise police de la France. Et commencerons par l’abondance de l’or et d’argent, laquelle, combien qu’elle soit cause du grand prix et haussement des choses, néanmoins c’est la richesse d’un pays, et doit en partie excuser la cherté : car, si nous avions aussi peu d’or et d’argent qu’il y en avait le temps passé, il est bien certain que toutes choses seraient d’autant moins prisées et achetées que l’or et l’argent serait plus estimé.
Quant au dégât et à la dissipation, tant des biens que des habits, on a beau faire et réitérer si souvent tant de beaux édits sur les vivres, et mêmement sur les habits, sur les draps et passements d’or et d’argent, si on ne les fait étroitement observer. Mais on dirait que tant plus on fait de belles défenses d’en porter et plus on en porte, et jamais elles ne seront bien observées ni exécutées si le roi ne les fait garder aux courtisans : car le reste du peuple se gouverne à l’exemple du courtisan en matières de pompes et d’excès, et jamais n’y eut aucun État auquel la bonne ou mauvaise disposition ne découlât du chef à tous les membres. Mais ce dégât n’est rien à la comparaison de celui que fait le gendarme et soldat, vaguant et ravageant impunément toute la France : chose véritablement lamentable, et laquelle, entre toutes les causes de la cherté, il faut coter la principale ; étant comme monstrueux de voir le Français, contre tout droit et obligation naturelle, dévorer, piller, rançonner le Français, et exercer sur lui cruauté plus grande qu’il ne ferait sur un étranger, un barbare ou un infidèle. Le roi mande sa gendarmerie et lève le soldat pour son service et pour conserver et garantir ses sujets de l’oppression de ses ennemis ; mais tant s’en faut que le soldat face ce pourquoi il est levé63, qu’au contraire, autant qu’il y a de soldats, autant sont-ce d’ennemis qui se licencient et débordent par ce royaume, et mettent tout en proie comme en pays de conquête. Si une troupe de deux cents soldats passe par un pays, ils y font un tel dégât qu’ils consumeront plus de vivres que ne feraient trois ou quatre mille hommes vivants à leurs dépens avec raison. Non contents de manger et dévorer au pauvre laboureur sa poule, son chapon, son oison, son veau, son mouton, sa chair salée, et lui consumer ses provisions, ils le rançonnent, battent, emportent ce qui se trouve de reste et emmènent ses chevaux, ou son bœuf, ou son âne : tellement que le pauvre homme, dénué de tous moyens, entre en un désespoir de se pouvoir plus remonter, ou s’il essaye et vend à vil prix une pièce de terre, ou ce peu de meubles qui lui est resté, il n’a pas plutôt acheté une poule, un oison, un cheval, ou mis quelque chose en son grenier ou saloir qu’incontinent il lui est ravi. Par ce moyen, étant dénué de tous biens, il se résout de ne plus nourrir de bestial ; il délaisse son trafic ; il quitte sa ferme, ou, s’il la continue, il ne peut labourer ses terres, et ce qu’il laboure est mal labouré, mal fumé, mal ensemencé ; de sorte que la moitié des terres demeure en friche, et l’autre moitié est si mal cultivée qu’elle ne rapporte que le tiers et le quart de ce qu’elle rapportait auparavant. Voilà les fruits et effets des guerres civiles, lesquelles nous apportent ceste grande calamité et cherté, sans espérance ni apparence d’aucun profit.
Quant aux monopoles des marchands et artisans, qui s’assemblent en leurs confréries pour asseoir le prix à leurs marchandises et à leurs ouvrages et journées, il faudrait défendre les dites confréries64, et suivre en cela ce qui fut sur la défense d’icelles ordonné aux états d’Orléans. Et pour parler des monopoles des marchands et fermiers qui portent la cherté du blé, nous suivrons en cet article les articles compris en la belle et docte remontrance que M. de Bailly, second président en la Chambre des comptes à Paris, a depuis quelques années faite au roi, et dirons que pour éviter la cherté du blé, qui a souvent cours en ce royaume, et empêcher que les marchands fermiers (qui ne cherchent que leur profit) gardent et réservent trop long-temps leurs grains au grenier, comme ils sont coutumiers, attendant le temps cher à leur avantage, les ventes s’en feront d’an en an, et au temps porté par l’ordonnance, et qu’à ce faire les dits fermiers seront contraints par les juges et officiers des lieux, afin que le pauvre peuple, qui a tant de peine et de travail à labourer et cultiver la terre, et duquel le roi tire ses tailles, aides et subsides, en puisse être secouru pour son argent, et au temps porté par l’ordonnance, auquel le blé est volontiers le plus cher.
Que, suivant les anciennes ordonnances des rois, nul étranger ne soit admis ni reçu à enchérir et prendre les fermes du domaine, aides et gabelle, ni à en être associé, afin que le profit qui en pourra provenir ne sorte hors du royaume, comme il se voit qu’il en sort plusieurs deniers par le moyen des annates (- revenu d’une année – ), banques et draps de soie, subsides des procès, imposition foraine, la douane de Lyon, fermes d’évêchés, abbayes et prieurés et autres moyens, qui passent tous par la main des fermiers étrangers. Et outre ce nous pouvons dire une chose qui advient ordinairement, et qui depuis naguère est advenue, comme nous avons ci-dessus dit : c’est que dès que les blés et les vins sont recueillis, ou quelquefois devant, les marchands vont par les champs, arrent tous les fruits ou les achètent à beaux deniers, ou les prennent en payement de ce qui leur est dû par le pauvre paysan, et les serrent, et en les serrant en engendrent la disette, de laquelle vient la cherté, et après cela ils les vendent à leur mot, quand ils voient qu’on ne peut vivre sans passer par leurs mains. À quoi il faudrait remédier par rigoureuses ordonnances, défenses et arrêts, et empêcher tels monopoles, et qui portent un préjudice inestimable.
Les fermes seules, sans les monopoles de ceux qui les tiennent, eussent bien peu servir d’une cause de la cherté. Il n’y a pas cinquante ans qu’en France il n’y avait guère de gens qui donnassent leurs biens à ferme, chacun les tenait en recette ; et surtout les rois ne donnaient pas leur domaine et autres droits à ferme, de la façon avec laquelle on a depuis procédé, et quelques ordonnances qu’aient ci-devant faites les rois sur le fait, ordre et distribution de leurs finances, jamais n’ont voulu bailler tout le corps des recettes de leur domaine à ferme, mais seulement le domaine muable et casuel, pour trois, six ou neuf années, ainsi qu’il a été avisé pour le mieux, mais les ont fait exercer et manier ès recettes pour la conservation de leurs droits, qui ne gisent en daces65 ni intrades (- revenus annuels – ), comme ès autres pays, mais en cens, rentes foncières, tenues féodales, terres, prés, moulins, étangs et autres fermes particulières et émoluments de seigneuries directes ; pour la conservation desquels droits a été trouvé utile et nécessaire qu’il y eut receveurs particuliers, pour en compter par le menu et tenir registre fidèle, afin aussi que les procureurs généraux de Leurs Majestés en leurs cours souveraines, et autres, aient recours auxdits comptes, qui sont les seuls titres du domaine, pour défendre les dits droits, dont y a ordinairement plusieurs procès, pour ce que chacun s’essaye et s’efforce d’entreprendre sur ledit domaine et l’usurper. Ce que la chambre des comptes à Paris a ci devant amplement remontré au roi et à messieurs de son conseil, et les inconvénients qui peuvent advenir en baillant ledit domaine à ferme, dont il semble être raisonnable que pour le bien de ce royaume et commodité des sujets du roi, son bon plaisir fût ordonner, en faisant les baux à ferme dudit domaine, ce que ci dessus a été dit.
Quant aux traites, elles nous seraient grandement profitables si on y allait plus modestement qu’on ne fait. Chacun sait que le commerce ès choses consiste en permutation, et, quoi que veuillent dire plusieurs grands personnages, qui se sont efforcez de retrancher du tout les traites, croyant que nous pourrions bien nous passer des étrangers, cela ne se peut faire66, car nous avons affaire d’eux et ne saurions nous en passer. Et si nous leur envoyons du blé, vin, sel, safran, pastel, papier, draps, toiles, graisses et pruneaux67, aussi avons-nous d’eux en contr’échange tous les métaux (hormis le fer), or, argent, étain, cuivre, plomb, acier, vif argent, alun, souffre, vitriol, couperose (- sel de l’acide sulfurique – ), cinabre, huiles, cire, miel, poix, brésil (- bois exotique de couleur rouge qui, séché et pulvérisé, fournit une matière tinctoriale rouge – ), ébène, fustel68, gayac (- bois très dur et très lourd employé en ébénisterie -), ivoire, maroquins, toiles fines, couleur de cochenille, écarlate, cramoisi, drogues de toutes sortes, épiceries, sucres, chevaux, salures de saumons, sardines, maquereaux, morues, bref une infinité de bons vivres et excellents ouvrages de main.
Et quand bien nous nous pourrions passer d’eux, ce que nous ne pouvons faire, encore devons-nous faire part à nos voisins de ce que nous avons, tant pour le devoir de la charité, qui nous commande de secourir autrui de ce qu’il n’a point et que nous avons, que pour entretenir une bonne amitié et intelligence avec eux. Bien serait il bon et raisonnable de défendre le trafic des choses non nécessaires, et qui ne servent que de volupté, comme des fausses pierres, des parfums et autres choses, desquelles nous nous pourrions bien passer. Mais il faudrait que, quant aux traites des blés, aucunes n’en fussent accordées ni octroyées aux dits marchands, fermiers, et leurs associez, durant le temps de leurs fermes, afin que par le moyen des dites traites et intelligences des dites fermes et marchands, les blés ne pussent être transportez hors du royaume ; et davantage, faire en sorte que les traites ne fussent si libéralement accordées comme elles sont aux favoris de cour, même durant l’extrême cherté qui règne, afin que le transport de nos blés ne nous amène une cherté excessive et dommageable au public.
Pour toucher le moyen de remédier à la cherté du prix des choses auxquelles les princes prennent plaisir, comme aux peintures et pierreries, cela consiste en eux-même. Et pour le moins s’ils en veulent avoir beaucoup et se faire voir tous luisants en pierreries, ils doivent faire défenses à leurs sujets d’en porter. Mais c’est la coutume de France que le gentilhomme veut faire le prince, et, s’il voit que son maître se pare de pierreries, il en veut aussi avoir, dût-il vendre sa terre, son pré, son moulin, son blé ou son bois, ou s’engager chez le marchant. Les princes ne devraient tant reluire ni paraître par pierreries que par la vertu, et sont assez connus, respectez et regardez par leur rang et autorité, sans désirer d’être davantage vus par la lueur des pierreries précieuses. Les grands princes de jadis ne s’en souciaient pas beaucoup ; mais depuis, ayant goûté les délices du monde, ils en ont voulu avoir en abondance et s’en parer, pensant par là se rendre plus vénérables à leurs peuples. Cela est bon en eux, si les petits compagnons ne voulaient les ensuivre en ceste dépense, laquelle il faudrait défendre bien étroitement, et lors on ne verrait point tant de pierreries fausses qu’on en voit aujourd’hui, et si ne seraient pas si chères, pour ce qu’il n’y aurait guère d’hommes qui en achetassent.
Les impositions et gravesses (- charges financières très lourdes -) mises sur le peuple, et les tailles excessives, aident grandement à la cherté, comme il a été dit ci dessus ; le remède desquelles aussi consiste en la bénignité du roi, en laquelle nous devons tant espérer, qu’étant ôtées les causes pour lesquelles il les a imposées, qui sont les guerres civiles et le payement de ses dettes, il en déchargera son pauvre peuple, qui de ceste espérance allège sa pauvreté ; et quant aux guerres, qui ont enseigné au soldat l’insolence pour brûler, piller, ravager et dissiper, tout cela requiert de belles ordonnances militaires sur le règlement de la vie des gens de guerre.
La cherté de cinq ou six années que nous avons eues stériles l’une après l’autre, causée par les moyens ci dessus déclarés, peut être corrigée et y peut être remédié par bonnes ordonnances sur la distribution, ordre, réserve, vente et taux des vivres, lesquelles suppléeront aucunement à ladite stérilité, et nous apporteront, sinon un grand marché de toutes choses, pour le moins meilleur que nous ne l’avons : car il n’y eut jamais si grande stérilité ni disette de biens que la bonne police n’y ait suppléé ; mais là où elle défaut, on pourrait avoir des vivres en abondance que la cherté y sera toujours. Mais il y a un moyen lequel, quand tous les autres cesseraient, nous peut seul ôter la grande cherté et couper broche à tous monopoles : c’est qu’aux principales villes de chacune province on dresse un grenier public dans lequel on pourra assembler telle quantité de blés qu’on verra être nécessaire pour partie de la nourriture des habitants de la dite province, lesquels greniers seront ouverts et le blé distribué au peuple à mesure qu’on verra la nécessité et que le marché ordinaire n’y fournira plus, ou que le blé y sera trop cher par le monopole du marchand69. Et où une ville se trouvera nécessiteuse, les autres villes seront tenues la secourir, ou ceux des dites villes qui auront charge de la police avertir souvent les uns les autres de la quantité et prix de leurs grains, et pourront contraindre tous gentilshommes, fermiers, marchands et autres, de vendre leurs blés, et n’en faire autre réserve que pour leur provision ; et si aucun marchant veut acheter des blés en une province pour les transporter en l’autre, il sera tenu avertir les officiers de la dicte police de la quantité du blé qu’il veut acheter et du lieu où il le veut transporter, afin que les dits officiers puissent donner avertissement aux autres de l’achat, quantité, prix et transport des dits blés. Par ce moyen le gentilhomme, l’abbé, le fermier, seront contraints de vendre leurs blés au même prix qu’il se vendra au grenier public, le marchant ne pourra monopoler (- avoir le bénéfice d’un monopole -) , les blés seront conservez aux dits greniers publics, bien ménagés, et échangés d’an en an. Tellement que, si les moyens et remèdes à la cherté ci dessus déduits sont pratiquez et joints avec ce dernier, nous ne pouvons sinon espérer une prompte abondance de toutes choses en ce royaume, lequel par ce moyen nous verrons florissant, craint, redouté et remis en sa première splendeur, voire plus grande qu’il ne fut jamais. Voila ce que nous pouvons dire des causes de la cherté et des moyens d’y donner un bon remède, après ce que depuis cinq ans en a bien doctement et encore plus discouru M. Jean Bodin71, avocat en la cour, en un bel œuvre qu’il a fait, duquel nous avons tiré une grande partie de ceci avec quelques articles de la susdite remontrance du dit sieur président Bailly, y ayant mis du notre ce que nous a semblé convenable et propre à la matière que nous avions délibéré de traiter.
Voir la version originale
Notes :
1. – serviteur – Cette pièce, à en croire le P. Le Long, est de du Haillan. Rien ne répugne à cette opinion. On retrouve en effet dans les pensées et dans le style, avec plus de concision toutefois et plus de logique, les procédés de l’historiographe de Charles IX et de Henri III. Du Haillan d’ailleurs était de Bordeaux, et c’est ce qui expliquerait pourquoi c’est dans cette ville que parut la première édition de son Discours, qui ne fut réimprimé à Paris que huit ans plus tard, c’est-à-dire en 1594. Le titre de cette édition parisienne, donnée par P. L’Huillier, pet. in-8, porte 1574, mais à tort : car le Discours de Jean Bodin, dont l’auteur de celui-ci déclare s’être inspiré, n’avait paru qu’en 1578, c’est-à-dire l’année même où l’extrême cherté de toutes choses avait ému le gouvernement et lui avait donné l’idée de réunir, afin d’y aviser, tous les notables du commerce, de la bourgeoisie et de la magistrature. Ces assemblées, sortes d’états généraux de l’économie politique, comme l’a fort bien dit M. Paul Lacroix dans un récent et remarquable travail sur cette matière (Rev. contemporaine, 31 déc. 1856), se tinrent à Saint-Germain-des-Prés. Elles n’aboutirent à rien, sinon à faire prouver, en paradoxes, par les gens du roi, les sieurs de Malestroit et Français Garrault, sieur de Gorges, « que rien n’était enchery depuis trois cents ans ». Les gouvernements sont toujours les mêmes : dire que le mal n’existe pas, voire le faire prouver, au besoin, leur paraît plus facile que d’y remédier. Le meilleur avis qui fut donné était, comme toujours, de ceux qu’on ne demandait pas : c’est celui de Jean Bodin. De lui-même, et un peu à l’instigation du duc d’Alençon, frère du roi, qui, là comme partout, ne cherchait qu’à jouer un rôle d’opposition, Bodin eut à cœur de dire leur fait à M. de Malestroit et à ses paradoxes, comme ledit sieur intitulait lui-même sa façon de penser, tant il la savait opposée à la manière de voir de tout le monde, autant dire au sens commun. De là l’origine du Discours de Bodin, dont, encore une fois, celui de du Haillan n’est qu’une sorte de résumé venu après coup, mais non pas inutilement toutefois. En 1586, en effet, le mal avait empiré, et, à défaut de Jean Bodin lui-même, alors perdu dans la Démonomanie, il fallait bien que quelqu’un reprît sa thèse. M. P. Lacroix, dans l’article cité plus haut, pense (p. 361) que l’auteur qui se cache ici pourrait bien être Michel Montaigne. Il est vrai qu’il n’insiste pas. Cette idée lui était venue sans doute en voyant que Bordeaux était le lieu de première publication. Mais nous avons dit que cette particularité s’explique fort bien pour du Haillan.
2. – présent – Pour tout ce qui suit, Bodin donne les mêmes chiffres (Discours de Jean Bodin sur le rehaussement et diminution des monnoyes tant d’or que d’argent, et le moyen d’y remédier ; et responce aux paradoxes de M. de Malestroict. Paris, 1578, in-8, sans pagination) ; seulement, non plus que du Haillan, il ne complète pas la comparaison en disant à quel prix les choses se payaient de son temps. Tout le monde le savait si bien qu’il croyait oiseux d’en donner le détail. Nous allons tâcher de remplir cette lacune, en ne nous éloignant que le moins possible de l’époque dont il est question.
3. – deniers – En 1567, jugez de l’augmentation : elle se vendait 5 sols, et cela d’après l’ordonnance donnée cette année-la, le 4 février, et relative à la police générale du royaume, chap. pour la volaille.
4. – perdrix – Dans l’ordonnance de février 1567, le prix de la perdrix est marqué à 5 sols.
5. – mouton – En 1601, d’après l’Essai sur les monnoies, par Dupré de Saint-Maur, un mouton se vendait 4 livres.
6. – cochon – Un porc, d’après un livre de 1582, le Miroir des Français, par de Montaud, chap. Taux des vivres, se vendait 15 livres vers l’époque dont il s’agit.
7. – froment – Loysel dit que de son temps, c’est-à-dire toujours à l’époque dont il est question, le setier de froment, mesure de Paris, se vendait 5 livres 12 sols. Voy., dans ses opuscules, Remontrances à M. Dupin sur les magasins de blé.
8. – bottes – En 1577, le botteau ou la botte de foin se vendait dix fois autant. L’ordonnance donnée cette année-là, le 21 novembre, sur la police générale, marque, au chapitre Police pour le foin, que la botte se payait 1 sol.
9. – tonneau de vin – En 1582, d’après de Montaud (Miroir des Français, chap. Taux des vivres), le prix du muids de vin, mesure de Paris, était de 12 livres.
10. – livre de beurre -En 1600, d’après Dupré de Saint-Maur, Essai sur les monnoies, elle était de 5 sols.
11.- l’oie – Nous ne savons quel était alors le prix de l’oie, mais, d’après de Montaud (Ibid.), celui du dindon était de 20 sous en 1582.
12. – connil – Lapin. D’après l’ordonnance de février 1567 sur la police des tavernes et cabarets, le prix du connil de garenne est marqué à six sous, et celui du connil de clapier à trois.
13. – paon – On sait qu’au moyen âge on servait sur les tables des paons rôtis.
14. – pigeon – En 1567, le gros ramier se vend trois sols, et le bizet vingt deniers. Ce sont les prix de l’ordonnance du mois de février.
15. – six deniers – D’après le Règlement du prévôt de Paris donné le 17 octobre 1601, on payait 45 livres de gages au premier valet de charrue, 25 livres aux autres valets, 12 livres à la ménagère, 36 au maître berger.
16. – trois cents ans – L’altération des monnaies était aussi alors un des grands sujets de plainte. Jean Bodin, qui veut entre autres choses qu’on réduise « toutes les monnoies à trois sortes et au plus haut titre qu’il sera possible », s’occupe longuement de cette question. Elle est abordée avec plus de détail et de compétence encore dans le Traicté et advis sur les poincts controversez au fait des monnoyes (par Français Le Bogue, advocat général du roi en la Cour des monnoyes). Paris (1600), in-8. On y trouve, p. 12–14, un chapitre des Pièces fausses et altérées. Les monnaies du cardinal de Bourbon, ayant, dit l’auteur, « l’effigie et légende d’un roi imaginaire », sont du nombre. Elles avaient cours, « à notre grande confusion », dit Le Bogue, et, à ce qu’il paraît, en grand nombre.
17.- vendues – La plupart des détails qui suivent se trouvent aussi dans le Discours de Jean Bodin, mais avec moins d’étendue. Du Haillan, contre son ordinaire, développe au lieu de résumer. Il s’agit de faits historiques, et l’historiographe, s’y laissant prendre, bavarde malgré lui.
18. – royaume – Du Haillan s’inspire ici directement et presque textuellement de Jean Bodin, qui voit, lui aussi, dans l’abondance de l’or circulant alors en France, une des grandes raisons du renchérissement général, la cause « principale et presque seule, que, dit-il, personne jusques icy n’a touchée »… M. H. Baudrillart (J. Bodin et son temps, Paris, 1853, in-8, p. 169) loue en cela la sagacité de ses appréciations et la portée de ses vues. M. Paul Lacroix, qui ne peut nier que, sous le rapport de l’accroissement du numéraire, cette période du XVIe siècle ressemble beaucoup à notre époque inondée par l’or de la Californie et de l’Australie, trouve aussi beaucoup de justesse dans le raisonnement de Bodin, dans les expédients qu’il propose, lesquels, dit M. Lacroix, « l’économie politique du XIXe siècle ne saurait repousser ni dédaigner complètement ». (Revue contemporaine, 31 déc. 1856, p. 357.)
19. – cause – Bodin parle ainsi du monopole organisé en véritable conspiration contre l’acheteur, et qu’il propose d’anéantir, comme le voulait le chancelier Poyet, par le retranchement des confréries : « Rien, dit-il, n’est aussi considérable comme occasion de cherté que les monopoles des marchands, artisans et gaigne-deniers ; lorsqu’ils s’assemblent pour asseoir le prix des marchandises ou pour encherir leurs journées et ouvrages, et parceque telles assemblées se couvrent ordinairement du voile de religion, le chancelier Poyet avait sagement advisé qu’on devoit ôter et retrencher les confrairies, ce qui a été confirmé à la requeste des Estats d’Orléans, tellement qu’il n’y a point faute de bonnes loix. » Seulement il faudrait les exécuter. Bodin ne le dit pas, mais ce n’est pas faute de le penser. Du Haillan reviendra plus loin lui-même sur cette idée de supprimer les confréries.
20. – hors du royaume – Encore une idée de Bodin. Il en vient a dire qu’en raison des dégâts de la traitte qui fait passer en Espagne et en Flandre tout le blé fronçais, on doit presque souhaiter d’avoir la guerre avec les Espagnols ; tant qu’elle dure, en effet, le grain ne sort pas de France et le pain est à meilleur marché. Il s’explique ainsi sur l’avidité des Espagnols et des Portugais à se jeter sur nos grains, leurs terres étant presque toutes incultes, à cause des expéditions d’outre-mer, qui enlevaient tous les bras disponibles : « Or, dit-il, il est certain que le blé n’est pas si tost en grain que l’Espagnol ne l’emporte, d’autant que l’Espagne, hormis l’Aragon et la Grenade, est fort sterile, joint la paresse qui est naturelle au peuple, comme j’ay dit, tellement qu’en Portugal les marchands blattiers ont tous les priviléges qu’il est possible, et, entr’autres, il est défendu de prendre prisonnier quiconque porte du blé à vendre, autrement le peuple accableroit le sergent, pourvu que celui qui porte le blé dise tout haut : Traho trigo, c’est-à-dire je porte du blé. »
21.- compte – J. Bodin parle aussi du goût croissant pour les tableaux et du haut prix qu’on y mettait : « Nous en avons, dit-il, de Michel-Ange, Raphaël Durbin, de Durel (Durer), et, sans aller plus loing, un de M. de Clagny (P. Lescot) en la galerie de Fontaine-Beleau, qui est un chef-d’œuvre admirable que plusieurs ont parangonné aux tableaux d’Appelles… C’est donc, en partie, ajoute-t-il, le plaisir des grands seigneurs qui fait les choses enchérir. »
22. – nous avons eues – Du Haillan, remarquez-le, écrit en 1586 ; or, en 1578, Malestroit se plaignait de même, ce qui prouve qu’alors les années se suivaient et se ressemblaient, c’est-à-dire étoilent toutes désastreuses. Selon Malestroit, l’année 1578 avait été tellement mauvaise qu’il eût été injuste d’évaluer d’après elle le prix courant des denrées. « Pour en faire le compte, dit-il, parlant des marchandises qui sont plus périssables, comme blé, vins, etc., il n’est pas raisonnable de nous fonder sur cette année, qui est la plus estrange et irregulière qui ait, par aventure, jamais été vue en France, que les blés et vins ont été quasi tous perdus, voire le bois des vignes et les noyers gelez. » (Les paradoxes du seigneur de Malestroict, conseiller du roi et maistre ordinaire de ses comptes, sur le fait des monnoyes, presentez à Sa Majesté au moys de mars MD.LXXVI. Paris, 1578, in-8, sans pagination.)
23. – nombril – Aujourd’hui l’on dirait le cœur. Léon Trippault, dans ses Antiquités d’Orléans, se sert de la même expression pour la ville dont il parle, quand il dit qu’elle est le nombril de Loire.
24.- des autres – Ce commerce d’échange se faisait surtout pour les menus objets. À Rome, les petits marchands d’allumettes ne demandaient pas d’argent, mais seulement du verre cassé. V. Juvenal, sat. 5, v. 47 ; Stace, Sylves, liv. 1, sylv. 6, v. 72. À Paris, au moyen âge, le pain se vendait comme monnaie courante : on le voit par les Crieries de Guillaume de Villeneuve. À Londres, on entendait partout crier : L’eau pour le pain ; les fagots pour le pain ; l’aiguille pour le vieux fer ; des balais pour de vieux souliers (Old shoes for some broom) !
25. – vault – Aussi ces mines, comme la plupart de celles de l’Europe, avaient-elles été abandonnées. V. Monteil, Hist. des Français des divers états, édit. Lecou, XVIe siècle, p. 257, et aux notes, p. 73–74.
26. – pastel – La culture du pastel était une immense richesse pour les environs de Toulouse, et surtout pour le pays de Lauraguais. On exportait chaque année deux cent mille balles de ces coques par le seul port de Bordeaux. « Les étrangers en éprouvaient un si pressant besoin, que, pendant les guerres que nous avions à soutenir, il était constamment convenu que ce commerce serait libre et protégé, et que les vaisseaux étrangers arriveraient désarmés dans nos ports pour y venir chercher ce produit. Les plus beaux établissements de Toulouse ont été fondés par des fabricants de pastel. Lorsqu’il fallut assurer la rançon de François Ier, prisonnier en Espagne, Charles-Quint exigea que le riche Beruni, fabricant de coques, donnât sa caution. » (Chapsal, Chimie appliquée à l’agriculture, t. 2, p. 352.) — Le pays de la richesse par excellence, le pays de Cocagne, n’était autre que le Lauraguais, l’opulente contrée des coques de pastel. (Crapelet, Dictons du moyen âge, 1re édit., p. 47.) Quand on voulait montrer qu’un homme était riche et cossu, on disait qu’il était bien guédé, c’est-à-dire semblable à quelque marchand de guède ou pastel. Peu à peu l’indigo finit par détrôner ce riche produit. (Savary, Dict. du commerce, aux mots Cocaigne, Pastel.)
27. – papier – Le meilleur venait de France, surtout d’Angoulême. C’est la que les Elzeviers se fournissaient. Jusqu’au 18e siècle l’Angleterre s’approvisionnait encore chez nous. V., sur la cherté du papier dans ce pays à cette époque, Le pour et le contre, de l’abbé Prevost, t. 1, p. 323.
28.- rose – Sur cette précieuse monnaie, dont on attribuait la fabrication à Raymond Lulle, V. la Notice de M. de Lécluze sur cet alchimiste, p. 28, et le Rabelais, édit. Variorum, t. 2, p. 344.
29.- Languedoc – Bodin dit la même chose : « Cela fait, écrit-il, que l’Anglais, le Flameng et l’Ecossois, qui font grande trafique de poissons salez, chargent bien souvent de sables leurs vaisseaux, à faute de marchandises, pour venir acheter notre sel à beaux deniers comptant. »
30.- trafique – Ce mot était alors du féminin. La citation donnée dans la note précédente en est un exemple. On lit aussi dans Des Periers (conte XI) : « Une jeune femme… fut mariée à un marchand d’assez bonne traficque. »
31.- manigance – C’était un mot importé d’Espagne depuis quelque cinquante ans. Dans le Moyen de parvenir, il est parlé du conte de Madame des Manigances, édit. 1757, t. 1, p. 130. « Le mot manganilla (intrigue, tour d’adresse), mot à peu près perdu en Espagne aujourd’hui, dit M. Philarète Chasles, devient manigance et se conserve parmi nous. »
32.- étrangers – Sur l’importance et l’étendue de notre commerce d’exportation à cette époque, voyez plusieurs pages très curieuses de la Galerie philosophique du XVIe siècle, par de Mayer, t. 2, p. 323–326. V. aussi le Discours de Bodin.
33.- argent – Ceci est pris à peu près textuellement dans le Discours de Bodin. Dans le Traicté et advis de Français de Bogue, p. 43, il est aussi parlé de ces monnaies qu’on peut appeler de nécessité : « Les princes, dit-il, se sont servi, pour la fabrication de leurs monnoies, de matière vile et de peu de valeur, comme de cuyvre-cuir dont parle Senèque, et comme il fut fabriqué par Frideric, qui la retira par après, plomb et papier, comme il se veoit en quelques autheurs. »
34.- Lyon – C’est le cardinal de Tournon qui, en 1543, à son retour d’Italie, avait conçu le projet de cette banque. Français Ier l’adopta et, sur le conseil du cardinal, ouvrit l’emprunt à huit pour cent. (De Mayer, Galerie philosophique, t. 1, p. 144.) On ne s’en tint pas là. « Le roi Français Ier, dit Bodin, commença à prendre l’argent à huict, et son successeur à dix, puis à seize, et jusques à vingt pour cent, pour sa nécessité. » Jugez dès lors de l’empressement des Italiens à venir verser leur argent dans cette caisse, par préférence à toute autre.
35. – Paris- Les rentes constituées sur la ville de Paris montaient alors, selon Bodin, à troi s millions trois cent cinquante mille livres tous les ans.
36.- fait – Mêmes réflexions dans le discours de J. Bodin, mais appuyées d’exemples : « Vray est, dit-il, avec une sûreté de raison dont du Haillan n’a fait que s’inspirer et qui serait bonne encore à écouter aujourd’hui, vrai est que les ars mecaniques et la marchandise auroient bien plus grand cours, à mon advis, sans être diminués par la traficque d’argent qu’on fait ; et la ville serait beaucoup plus riche si on faisait comme à Gênes, où la maison Saint-Georges prend l’argent, de tous ceux qui en veulent apporter, au denier vingt, et le baille aux marchands, pour trafiquer, au denier douze ou quinze, qui est un moyen qui a causé la grandeur et richesse de cette ville-là, et qui me semble fort expedient pour le public et pour le particulier. »
37.- contente pas – Tout le passage qui suit est cité par de Mayer, dans la Galerie philosophique du XVIe siècle, t. 2, p. 162, mais sans indication de la source, ce qui embarrasse beaucoup les lecteurs de son livre très curieux.
38.- continuait – Du Haillan est tout près de demander ici qu’on en revienne à l’édit somptuaire de Philippe-le-Bel, rappelé un peu plus tard, comme on sait, dans les Caquets de l’accouchée.
39- Havart -. C’étaient les fameux cabaretiers du temps. Dans le Discours de Bodin, le More est seul cité ; il était de tous le plus en vogue ; L’Estoille en parle. Un peu plus tard il y eut le cabaret du Petit-More, où allait Saint-Amand, et dont l’enseigne : Av peti Mavre, se voit encore au dessus d’un marchand de vin faisant le coin de la rue de Seine et de celle des Marais-Saint-Germain. Sur ces cabarets à gros écots, dont le prix ne fit qu’augmenter au 17e siècle,
40. – mœurs – Le chancelier de L’Hospital en avait pensé ainsi. Sa proscription s’était étendue jusqu’aux petits pâtés, jusqu’aux brioches et pains d’épices, qu’en 1568 il avait défendu à toutes personnes de vendre en leurs maisons, par la ville et fauxbourgs de Paris. Au mois de janvier 1563, il avait rendu un édit par lequel sont réglementées de la façon la plus sévère toutes les choses dont du Haillan déplore ici la prodigalité et l’abus. On voit par-là de quelle manière l’édit avait été observé : « On a fait de beaux édits, mais ils ne servent de rien », dit Bodin dans son Discours, et c’est vrai là, comme partout à cette époque, la plus sagement réglée en théorie et la plus déréglée en pratique.
41.- carroux – ( Réunion, partie de plaisir où l’on boit copieusement. – ) Plus tard on dit carrousse, faire carrousse ; le premier mot se rapprochait davantage de la racine allemande gar-auss (tout vidé). H. Étienne (Dialogue du nouveau langage françois italianizé) se moque de l’introduction de ce mot, auquel il donne l’orthographe qu’il a ici : « Nous pouvons en certains cas, dit-il, non seulement italianizer, mais aussi hespagnolizer, voire germanizer, ou (si vous aimez mieux un autre mot) alemanizer, comme aussi nous faisons, et notamment en un mot qui est introduit depuis peu de temps. Phil. Quel mot ? Celtoph. Carous. Car j’ay ouy dire souvente fois depuis mon retour faire carous ; et quelquefois tout en un mot aussi carousser. Et n’est-ce pas la raison de retenir le mot propre des Allemands, puisque le mestier vient d’eux, comme aussi desjà nos ancestres avaient pris d’eux ce proverbe : Bon vin, bon cheval. »
42.- vigne – Il en fut ainsi dans plusieurs parties de la France, à ce point que, la quantité de blé s’en trouvant trop diminuée, « quelques parlements, dit Lemontey (Histoire de la régence), ordonnèrent qu’on arrachât les vignes plantées depuis 1700. »
43 – pavillons -. V., sur la mode des pavillons qui remplaça alors celle des tours rondes, du Cerceau, Des bastiments de la France, 1576, chap. Chambord.
44. – moulures – Sur ces belles boiseries à cannelures et à moulures dont du Haillan a tort de médire ici, V. l’Architecture de Philibert Delorme, liv. 2, ch. 5.
45. – faîtes – Rabelais parle déjà lui-même de ces beaux faîtiers en plomb, avec ornements dorés. V. Gargantua, liv. 1, ch. 53, Comment feust bastie l’abbaye de Thelesmes.
46 – exquises -. Sur tout ce luxe de tapisseries, V. encore Rabelais, ibid., ch. 55 ; V. encore Antiquités de Paris, liv. 9, ch. Tapisseries.
47.- bois – On dorait alors déjà le bois des fauteuils, ou bien on l’argentait. V. Description de l’isle des Hermaphrodites, au chap. Suite de la relation.
48. – grande – On faisait alors des crêpes de soie d’or et d’argent, des satins rayés d’or, des velours à ramages d’or. V. Statuts des tissatiers, rubanniers, ouvriers en draps d’or, homologués par le roi, en août 1585, art. 26 ; v. aussi l’Ordonnance du roi pour le règlement et réformation de la dissolution et superfluité qui est ès habillements et ornements d’iceux, 24 mars 1583.
49.- habillements – On dirait qu’il y a dans ce passage un souvenir de celui-ci, de Martin du Bellay, au sujet de la magnificence des seigneurs lors de l’entrevue de Français Ier et de Henri VIII : « On nomma la dite assemblée le Camp du drap d’or…, tellement que plusieurs y portèrent leurs moulins, leurs forêts et leurs prés sur leurs espaules. » (Mémoires de sire Martin du Bellay, coll. Petitot, 1re série, t. 17, p. 286.) La même chose avait été mise en farce, comme on le voit par le Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de Français 1er, publié par M. Lud. Lalanne. On lit à la date du 14 avril 1515 : « En ce temps, lorsque le roi était à Paris, y eust un prestre qui se faisait appeler Monsr Cruche, grand fatiste, lequel, parce que un peu devant, avec plusieurs autres, avait joué publiquement à la place Maubert, sur eschafaulx, certains jeux et novalitez, c’est assavoir sottye, sermon, moralité et farce, dont la moralité contenoit des seigneurs qui portoient le drap d’or à Credo, et emportoient leurs terres sur leurs espaules, avec autres choses morales et bonnes remonstrations ; et à la farce fut le dit Monsr Cruche, et avec ses complices, qui avait une lanterne par laquelle voyoit toutes choses. » Maître Cruche se trouvait déjà nommé dans les poésies de P. Grognet : De la louange et excellence des bons facteurs, mais on ne savait ce qu’il avait fait, et M. de Paulmy pensait qu’il ne pouvait avoir que son nom de remarquable. (Mélanges tirés d’une grande bibliothèque, t. 7, p. 61.)
50 – franges -. Tous ces ornements sont les mêmes qui sont nommés dans l’édit de Henri III que nous avons cité plus haut.
51.- recameures – Broderies, de l’italien ricamare. Les Nanni d’Udine avaient dû à leur habileté dans cette industrie le surnom de Recamatori. Le nom de Recamier en vient aussi sans doute. V. Fr. Michel, Recherches sur le commerce, la fabrication et l’usage des étoffes de soie, t. 2, p. 369.
52.- donne – Ceci est encore presque textuellement tiré du Discours de Jean Bodin.
53.- rien – Depuis Henri II jusqu’à l’époque où écrivait du Haillan, il n’y avait pas eu moins de dix règlements contre le luxe des habits. On voit à quoi ils avaient servi. En voici la date et les titres : 1º (12 juillet 1549) Itérative prohibition de ne porter habillement de drap d’or, d’argent et de soye, etc. Un an après, l’ordonnance était si mal exécutée que le Parlement était obligé d’en donner avis au roi par des Doutes… sur l’interprétation de l’ordonnance de 1549 sur la réformation des habillements. Ces Doutes portent la date du 17 octobre 1550. — 2º (22 avril 1561) Règlement sur la modestie que doivent garder ès habillements tous les sujets du roi, tant de la noblesse, du clergé, que du peuple, avec défense aux marchands de vendre draps de soye à crédit à qui que ce soit. — 3º (17 janvier 1563) Ordonnance du roi sur le reiglement des usaiges de draps, toilles, passements et broderies d’or, d’argent et soye, et autres habillements superfluz. — 4º La même année, le même mois (21 janvier 1563), Défense d’enrichir les habillements d’aucuns boutons, plaques, grands fers ou esguillettes d’or et d’orfèvrerie, et prohibition du transport hors du royaume des laines qui ne sont mises en œuvre. — 5º (janvier 1563) Ordonnance du roi sur le taux et imposition des soyes, florets et fillozelles entrant dans son royaulme, outre tout autre gabelle ci-devant ordonnée. — 6º (10 avril 1563) Interprétation et ampliation de l’article onzième de l’ordonnance du 17 janvier 1563. Ici pourtant il ne s’agit pas d’une défense, mais au contraire d’une permission donnée aux femmes et filles des officiers royaux « qui sont damoyselles », pour qu’elles puissent porter « taffetas et samis de soye en robbes ». Il est certain que ce commentaire de l’ordonnance fut mieux exécuté que l’ordonnance elle-même. — 7º (25 avril 1573) Arrest de la Cour de Parlement, et lettres patentes du roi prohibitives à toutes personnes de porter sur eux en habillement n’autre ornement aucuns draps, ne toilles d’or et d’argent, profileures… et aussi de porter soye sur soye (excepté ceux auxquels il a pleu à Sa Majeste en réserver), avec defense aux bourgeois de changer leur estat. — 8º (2 janvier 1574) Lettres patentes du roi à messieurs de la Cour de Parlement, leur enjoignant très expressément de faire garder et observer de poinct en poinct l’ordonnance faicte par Sa Majesté pour reprimer la supperfluité de ses sujets en leurs habits et accoustrements. — 9º (juillet 1576) Declaration du roi sur le fait et reformation des habits, avec defense aux non nobles d’usurper le tiltre de noblesse et à leurs femmes de porter l’habit de damoyselle, sur les peines y contenues. — 10º Enfin l’ordonnance du 24 mars 1583
54.- faillites – C’était l’expression déjà consacrée. La banqueroute n’était que la conséquence de la faillite. Quand celle-ci était constante, par l’aveu même du marchand, qui s’était déclaré faillito, le banc qu’il avait le droit d’avoir à la place du Change était rompu (banco rotto, banca rotta). « Ces glorieux de cour, dit Rabelais, les quels voulant en leurs divises signifier bancqueroupte, font pourtraire un banc rompu. »
55.- otées – V. une des notes précédentes.
56.- celle-ci – Bodin entre dans quelques autres détails sur cette paresse des Espagnols, qui avait si bien trouvé son compte dans la vie facile que lui faisait l’or d’Amérique, et qui était cause qu’un grand nombre de nos travailleurs émigraient continuellement vers ses provinces. On y trouvoit tout à faire et au meilleur prix, « même le service et les œuvres de main, ce qui, dit Bodin, attire nos Auvergnats et Limosins en Espagne, comme j’ay seu d’eux-mêmes, par ce qu’ils gaignent le triple de ce qu’ils font en France : car l’Espagnol, riche, hautain et paresseux, vend sa peine bien cher, tesmoing Clénard, qui met en ses epistres, au chapitre de dépense, en un seul article, pour faire sa barbe, en Portugal, quinze ducats par an. » Ce n’étaient pas seulement des Limousins et des Auvergnats dont l’émigration continuelle alimentait l’Espagne de travailleurs. Le Gévaudan en fournissait beaucoup, surtout pour les bas métiers, auxquels répugne la dignité castillane. De là le sens méprisant que les Espagnols ont donné au mot gavasche, qui est le nom de ces laborieux montagnards. V. le Lougueruana, p. 39 ; de Méry, Hist. des proverbes, t. 1, p. 306 ; Fr. Michel, Hist. des races maudites, t. 1, p. 346. Encore aujourd’hui l’Andalousie est pleine d’Auvergnats ; ce sont eux surtout qui font le vin. Quand Olavidès établit dans la Sierra Morena, à la fin du 18e siècle, la petite colonie de la Caroline, c’est en partie avec des Français qu’il la peupla.
57.- temps de guerre – V. une des premières notes.
58.- méprisa – Bodin dit la même chose, avec quelques détails de plus. Il est certain que Henri II n’aimait pas le luxe des vêtements et le combattit autant qu’il put, surtout par son exemple. Lorsqu’on a écrit dans toutes les histoires de France qu’il fut le premier à porter des bas de soie, on a dit tout le contraire de la vérité. Il fut le seul de sa cour qui n’en voulut pas porter. V. notre livre L’esprit dans l’histoire, p. 152–53, note.
59 – peuple -. Par exemple, pour ne parler que de la taille, impôt dont le peuple était souvent grevé, il est certain que depuis Louis XII le chiffre en avait triplé : de quatre millions il s’était élevé à douze. V. Guy Coquille, Hist. du Nivernois, au chapitre Assiette et naturel du Nivernois. De même pour la gabelle, dont on avait trouvé moyen de faire un impôt fixe, comme la taille, en forçant les particuliers à manger ou à prendre une quantité de sel déterminée, ou tout au moins à payer comme s’ils le prenaient ou le mangeaient, ce dont Bodin se plaint fort dans sa République, liv. 6, ch. 2. V. aussi Journal de Henri III, 1er août 1581. Sur l’accroissement excessif des impôts à cette époque, on peut consulter avec fruit un livre paru en même temps que le Discours de du Haillan, c’est le Traité de taille, par Jean Combes ; Poitiers, 1586. — Dans la première moitié du 17e siècle, les impôts augmentèrent dans une proportion encore plus sensible. On le voit par une très intéressante et très sérieuse mazarinade : La promenade ou les entretiens d’un gentilhomme de Normandie avec un bourgeois de Paris sur le mauvais ménage des finances ; Paris, 1649, in-4. — Une élection qui, en 1628, payait 40,000 livres pour les tailles, en payait 200,000 en 1645 ou 1646. « Mais le roi, dit M. Moreau avec beaucoup de raison, n’en recevait pas davantage. » (Bibliographie des mazarinades, t. 2, p. 384.) En effet, il ne fallait, en 1528, que 6,000 fr. de frais de perception, tandis qu’en 1646 « les traitants percevaient 50,000 livres pour les gages des officiers, qui ne les touchaient pas ; puis 50,000 livres de non-valeurs, à cause de la pauvreté des paroisses ; enfin 5 sous pour livre en payant le quart comptant et 50,000 livres en promesses à plusieurs termes. Les ministres traitaient de ces 50,000 livres avec des sous-fermiers à un tiers de remise. C’étaient des prête-nom. »
60.- son peuple – Du Haillan oublie, dans les causes de la misère publique, la mauvaise administration des finances. On dirait qu’il craint d’en parler. N. Froumenteau, dans son très curieux livre Le secret des finances de France descouvert et departi en trois livres, etc., paru à la même époque, n’avait pas eu pareille retenue. Ses plaintes se font jour jusque dans l’Epistre au roi, en tête de son ouvrage. Il y montre les finances « merveilleusement altérées, et tout par faute de n’avoir été fermées sous une bonne et asseurée clef ; car il y a, dit-il, des crochets de tous calibres : crochets tortus, crochets mignards, crochets prodigues, crochets subtils, crochets de femmes. »
61.- fortune – Dans son livre Secret des finances, cité tout à l’heure, Froumenteau fait le compte des pertes de toutes sortes que fit la France pendant les guerres de religion : « 36,300 preudhommes y ont été massacrés, dit-il ; 1,200 femmes ou filles y ont été estranglées ou noyées ; 650,000 soldats, tous naturels françois, y ont perdu la vie. Bref, cette litière est couverte de plus de 765,000 livres perdues, à l’entour de laquelle vous y voyez 12,300 femmes et filles violées ; elle est esclairée de plus de 7,000 ou 8,000 maisons qui ont été brûlées. »
62.- escharcement – Chichement. Pour donner du mot échars et de ses dérivés un exemple qui se rapporte aux faits contenus dans cette pièce, nous rappellerons qu’on se servait du verbe écharser pour exprimer la diminution imposée au titre d’une pièce de monnaie. V. Ordonnances des rois de France, t. 2, p. 428.
63.- levé – Sur les dégâts commis par les gens de guerre dans les pays qu’ils étaient chargés de défendre, V. plusieurs pièces des tomes précédents, et, dans celui-ci, ( – https://fr.wikisource.org/wiki/Reproches_du_capitaine_Guillery_faits_aux_carabins,_picoreurs_et_pillards_de_l%E2%80%99arm%C3%A9e_de_messieurs_les_Princes#v0707701 -), note. V. aussi Journal de Henri III, édit. Petitot, p. 292, 293. « Les soldats en étoient venus à un tel degré d’insolence, dit l’ambassadeur vénitien Jérôme Lippomano, qu’ils prétendoient pouvoir vivre de pillage. » (Relat. des ambassad. vénitiens (docum. inédits), t. 2, p. 380.)
64.- confréries – V. l’une des notes précédentes, au sujet de la mesure prise par Poyet contre les confréries. C’est aussi en haine de ces corporations engraissées par le monopole que parut l’ordonnance royale déclarant qu’un maître reçu à Paris pourrait exercer son métier dans toute la France. (Isambert, Anciennes lois françoises, t. 14, p. 399.) — « C’était presque affranchir l’industrie du monopole des corporations », dit M. Chéruel (Histoire de l’administration monarchique, etc., t. 1, p. 225).
66.- faire – Tout ce que du Haillan va dire sur la liberté du commerce et l’utilité du libre échange est encore emprunté au Discours de Bodin, dont M. H. Baudrillart ne peut, en cela, trop louer la hardiesse et l’élévation des vues (J. Bodin et son temps, p. 176–177). Le système prohibitif, qui s’est si bien perpétué en France, y était nouveau alors. Il a pour vrai parrain chez nous le ministre de Charles IX, René de Birague, qui fut chancelier depuis la mort de Lhôpital jusqu’en 1578. Il importait d’Italie ces idées qui sont aujourd’hui si difficiles à extirper de notre sol. « Il posa le premier en principe, dit M. Baudrillart, la double défense de faire sortir du pays les matières propres à la fabrication et d’y faire entrer les produits des manufactures étrangères. » (Id., p. 14.)
67.- pruneaux – Du Haillan ne donne guère ici que le détail des choses que nous exportions alors en Angleterre, et dont on trouve le compte plus étendu et plus circonstancié dans la Galerie philosophique de de Mayer, t. 2, p. 323. Quelques unes des marchandises que l’Angleterre nous envoie aujourd’hui, couteaux, peignes, clincailleries (sic), figurent parmi celles que nous lui envoyions alors. On y trouve aussi des miroirs, du papier, comme nous l’avons déjà dit, des cartes. Ce dernier commerce, dont le centre était à Rouen, s’étendait très loin. L’Espagne ne s’approvisionnait que chez nous, pour elle et ses colonies. V. Archives curieuses, 2e série, t. 12, p. 230, année 1695.
68.- fustel – Lire fustet. C’est un arbre qui croît en Provence et en Languedoc, et dont la racine et l’écorce servent pour la teinture, tandis que les feuilles sont employées par les corroyeurs.
69. – marchand – Sur l’abus du monopole des marchands de blé : « Je voudrois faire defenses aux marchands de blé residans à Paris de serrer du grain dans Paris outre leur provision : car ils enlèvent le blé de deux ou trois marchés à bas pris pour vous le vendre puis après cherement. Je portois un jour à monsieur Criton du pain de la hale, et il montroit une oraison grecque à ses escoliers, escripte contre des marchands traficquans en blé, residans à Athènes, de la qualité susdicte ; et les dits escoliers, à cause que je portois du pain, ils me prenoient pour l’un de ces monopolistes, et me vouloient lapider ; et si le dit sieur ne fut venu, leur donnant à entendre que je n’estois marchand blatié grec, c’estoit faict de Guillaume de la Porte ! Il sera bien fin qui me fera vivre avec ces toques de malice ! Pour le bois, j’observerois les reglemente anciens, à peine de contravention de la perte de la marchandise contre les marchans, et de privation et de confiscation des offices des officiers, qui, en leur presence, voyent enfraindre la taxe de la ville ; à quoy pour remedier, il y auroit des poteaux dans lesquels il y auroit une table (ce que les Arabes appellent Arauzel) contenant la taxe de la ville, afin qu’un chascun fut adverti du prix de la marchandise. »
70 – Bernard du Haillan – Bernard de Girard (né en 1535 à Bordeaux – mort en 1610 à Bordeaux) est un historien français, issu d’une famille noble, seigneur du Haillan, il devint secrétaire des finances du duc d’Anjou après avoir été le secrétaire de François de Noailles et s’être fait connaître comme poète et historien. Charles IX puis Henri III, à qui l’édition de 1580 est dédiée, le firent historiographe (en 1571) chargé de recueillir et de rédiger les annales nationales. Il remplit sa tâche en dressant un catalogue des rois de France depuis Pharamond jusqu’à Charles VII ; la seconde partie de son livre est consacrée aux institutions du royaume. Enfin, il publie une Histoire sommaire des Comtes et Ducs d’Anjou. Nommé généalogiste de l’Ordre du saint-esprit par Henri III. Il est le premier écrivain français à avoir composé un corps d’histoire nationale, et s’il a adopté certaines fables, il a rejeté de nombreuses traditions généralement reçues.
71. Jean Bodin, né en 1529 ou 1530 à Angers et mort en 1596 à Laon, est un jurisconsulte, économiste, philosophe et théoricien politique français, qui influença l’histoire intellectuelle de l’Europe par ses théories économiques et ses principes de « bon gouvernement » exposés dans des ouvrages souvent réédités. La diffusion du plus célèbre d’entre eux, Les Six Livres de la République, n’a été égalée que par De l’esprit des lois de Montesquieu. En économie politique, il perçoit les dangers de l’inflation et élabore la théorie quantitative de la monnaie à l’occasion d’une controverse avec Monsieur de Malestroit. Enfin, il établit une méthode comparative en droit et en histoire qui fécondera les travaux de Grotius et Pufendorf.
Discours sur les causes de l’extresme cherté qui est aujourd’huy en France.
attribué à Bernard du Haillan
1586
Discours sur les causes de l’extresme cherté qui est aujourd’huy en France, presenté à la mère du roy par un sien fidelle serviteur1.
À Bordeaux.
M.D.LXXXVI. Pet. in-8.
Discours sur les causes de l’extresme cherté est
aujourd’huy en France et sur les moyens d’y remedier.
La cherté de toutes les choses qui se vendent et debitent au royaume de France est non seulement aujourd’huy si grande, mais aussi tant excessive, que, depuis soixante ou quatre-vingts ans, les unes sont encheries de dix fois, et les autres de quatre, cinq et six fois autant que lors elles se vendoient ; ce qui est bien aisé à prouver et verifier en toutes, soit en vente de terres, maisons, fiefs, vignes, bois, prez, ou enfin chairs, laines, draps, fruicts et autres denrées necessaires à la vie de l’homme.
Pour venir à la preuve de cela et commencer par les vivres, il faut seulement regarder aux coustumes de toutes les provinces de la France, et on trouvera qu’en la plus part d’icelles les adveuz font foy que la charge de mestail, celle de seigle, celle d’orge et celle de froment, sont evaluées et taxées à moindre pris qu’on ne vend aujourd’huy la dixiesme partie d’icelles, et qu’un chappon, une poulle, un chevreau, et autres choses deues par les subjects aux seigneurs, sont au dixiesme, voire au quinziesme, evaluées à meilleur compte qu’on ne les vend à present2. Les coustumes d’Anjou, de Poitou, de la Marche, de Champaigne, de Bourbonnois et de plusieurs autres pays, mettent la poulle à six deniers3, la perdix à quinze deniers4, le mouton gras avec la laine à sept sols5, le cochon à dix deniers6, le mouton commun et le veau à dix sols, le chevreau à trois sols, la charge de fourment à trente sols7, la charge de foin pesant quinze quintaux à dix sols, qui sont dix botteaux pour un sol8, le botteau pesant quinze livres. Par la coustume d’Auvergne et Bourbonnois, les douze quintaux estoient estimez dix sols, le tonneau de vin trente sols9, le tonneau de miel trente-cinq sols, l’arpent de bois deux sols six deniers, l’arpent de vigne trente sols de rente, la livre de beurre quatre deniers10, d’huille de noix autant, de suif autant. En plusieurs autres coustumes, la charge de mestail est de vingt-cinq sols, celle de seigle à vingt deux sols six deniers, celle d’orge à quinze sols ; en d’autres coustumes, le septier de fourment est à vingt sols, le seigle à dix sols, l’orge à sept sols, l’avoine à cinq sols, la chartée de foin de douze quintaux à dix sols ; prise sur le pré, à cinq sols ; la chartée de bois à douze deniers ; l’oye à douze deniers11, la chair entière du mouton, sans laine, à trois sols six deniers, le mouton gras avec la laine à cinq sols, le chevreau à dix-huit deniers, la poulle à six deniers, le connil12 à dix deniers, l’oyson à six deniers, le veau à cinq sols, le cochon à dix deniers, le paon13 à deux sols, le pigeon à un denier14, le faisan à vingt deniers. Voilà quant aux vivres, qui sont aujourd’huy douze ou quinze fois plus chers ; et, quant aux courvées et journées des manouvriers, nous voyons, par les coustumes arrestées et corrigées depuis soixante ans, que la journée de l’homme en esté est taxée à six deniers, en hyver à quatre deniers, et avec sa charrette à beufs à xij deniers ; peu auparavant la journée de l’homme estoit à douze deniers, celle de la femme à six deniers15.
Quant aux terres, la meilleure terre roturière n’estoit estimée que au denier vingt ou vingt-cinq, le fief au denier trente, la maison au denier cinquante ; l’arpent de la meilleure terre labourable au plat païs ne coustoit que dix ou douze escus, et la vigne que trente. Et aujourd’huy toutes ces choses se vendent trois et quatre fois autant, mesmes en escus pesans un dixiesme moins qu’ils ne pesoient il y a trois cents ans16.
Par là on peut cognoistre combien les choses sont haussées de pris depuis soixante ans. Ce qui en outre se peut aisement verifier par la recherche des adveuz de la Chambre des comptes, par les contracts particuliers et par ceux du tresor de France, par lesquels on verra que les baronnies, comtez et duchez qui ont esté annexez et reunis à la couronne vallent aujourd’huy autant de revenu qu’elles ont esté pour une fois vendues17. Il y a plusieurs historiens qui disent que Humbert, dauphin de Viennois, environ l’an 1349, vendit son païs de Dauphiné au roy Philippe de Valois, lors regnant, pour la somme de quarante mille escus pour une fois, et dix mille florins chacun an sa vie durant, avec quelques autres pactions, à la charge que le premier fils des rois de France, heritier presumptif de la couronne, s’appelleroit Dauphin, attendant la dite couronne durant la vie de son père. Les autres disent, et mesmes il appert par quelque contract, que le dit Humbert donna le dit païs de pur don au dit roy Philippe à la sus dite condition, avec quelques reserves durant sa vie. Mais, s’il vendit le dit païs, le pris de la vendition est si petit qu’aujourd’huy le païs vault de revenu autant que la somme se monte. Bien faut-il penser que, mettant la condition sus dite, que le premier fils des rois s’appelleroit Dauphin, il en fit meilleur marché qu’il n’eust faict autrement. Tant y a que, puisque c’est vendition, elle est à si vil pris que c’est presque donation.
Le mesme roy Philippe de Valois achepta du roy Jacques de Majorque la ville de Mont-Peslier pour la somme de vingt-cinq mille florins d’or. Et dans la dite ville il y a aujourd’huy cinquante maisons dont la moindre se vendroit presque autant, ou pour le moins cousteroit autant à bastir.
Herpin, comte de Berry, voulant aller à la guerre de la Terre-Saincte avec Godeffroy de Bouillon, vendit son comté au roy Philippe premier du nom pour la somme de cent mille sols d’or ; et aujourd’huy le dit païs, qui par le roy Jean fut erigé en duché en faveur de Jean, son troisiesme fils, qui en fut le premier duc, vault presque autant de revenu.
Guy de Chastillon, comte de Blois, deuxiesme du nom, l’an 1391, vendit à Louys, duc d’Orléans, frère du roy Charles sixiesme, le dit comté, pour la somme de cent mille florins d’or. Il y en a qui disent que ce fut Marie de Namur, sa femme, qui, aymant d’une amour deshonneste le dit duc d’Orléans, luy donna le dit comté ; mais que, pour couvrir ses amours et sa donation d’une honneste couverture, elle fit passer un contract de vendiction.
Qu’on regarde à plusieurs maisons, terres, fiefs, seigneuries, arpens de terres, de bois, de vignes, de prez, et d’autres choses auxquelles on n’a rien augmenté depuis soixante ans : aujourd’huy elles se vendent six fois autant qu’elles furent lors vendues. Une maison dans une ville, à laquelle il n’y a ny rente ny revenu, qui se vendoit il y a soixante ans pour la somme de mille escus, aujourd’huy se vend quinze et seize mille livres, encore qu’on n’y aye pas faict depuis un pied de mur ny aucune reparation. Une terre ou fief qui se vendoit lors 25 ou au plus cher trente mille escus aujourd’huy se vend cent cinquante mille escus. Bien est vray que on me pourra dire que lors ceste terre ne valoit que mille escus de ferme, et maintenant elle en vaut six mille. Mais je respondray à cela qu’aujourd’huy on ne fait pas plus pour six mille escus qu’on faisoit lors pour mille : car ce qui coustoit lors un escu en couste aujourd’huy six, huict, et dix et douze.
Chacun voit ceste extrème et excessive cherté, chacun en reçoit une grande incommodité, et aucun n’y remedie. Il y a plusieurs causes d’icelle, dont la principalle est celle qui est comme mère des autres, qui est le mauvais ordre donné aux affaires et à la police de la France. La première cause de celles qui sont engendrées de celle-là est l’abondance de l’or et de l’argent qui est en ce royaume18. Ceste abondance produit le luxe et la despense excessive qu’on fait en vivres, en habits, en meubles, en bastimens, et en toutes sortes de delices. Le degast et la dissipation des choses est une autre cause, lequel procède de la dite abondance : car là où est l’abondance, là est degast. Les monopoles des fermiers, marchans et artisans, est la troisiesme cause19. Quant aux fermiers et marchans, il se voit clairement qu’estans aujourd’huy presque tous biens, tant ceux du roy que des particuliers, baillez à ferme, les dits fermiers et marchans arrent les vivres devant qu’ils soient recueillis, puis les serrent, et en les serrant engendrent la disette et la cherté, et en après les vendent à leur mot. La quatriesme cause est la liberalité dont noz rois ont usé à donner les traittes des blés et des vins, et autres marchandises, pour les transporter hors du royaume20 : car les marchans, advertis de l’extresme cherté qui est ordinairement en Espagne et en Portugal, et qui souvent advient aux autres lieux, obtiennent, par le moyen des favoris de la cour, des traittes pour y transporter les dits blés, le transport desquels nous laisse la cherté. La cinquiesme cause est le pris que les rois et princes ont donné aux choses de plaisir, comme aux peintures et pierreries, qui ne s’achètent qu’à l’œil et au plaisir, lesquelles aujourd’huy se vendent dix fois plus qu’elles ne faisoient au temps de noz anciens rois, pource qu’ils n’en tenoient compte21. La sixiesme sont les impositions et maletostes mises sur toutes denrées, et les tailles excessives imposées sur le peuple. La septiesme sont les guerres civiles de la France, qui ont mis le feu et la guerre par tout, apporté l’insolence et l’impunité de brusler et saccager et dissiper tout. La huictiesme est le haussement du pris des monnoyes. La neufiesme est la sterilité de cinq ou six années que subsecutivement nous avons eues22, avec la dissipation de la guerre, qui sont deux causes jointes ensemble depuis le dit temps.
Voilà toutes les causes, ou pour le moins les principalles, qui nous ont amené l’extrême cherté que nous endurons, lesquelles nous deduirons particulièrement l’une après l’autre.
La première cause doncques de la cherté est l’abondance de l’or et de l’argent, qui est en ce royaume plus grande qu’elle ne fut jamais. De quoy plusieurs s’esbahiront, veu l’extrême pauvreté qui est au peuple. Mais en cela il faut dire le vieil proverbe : c’est qu’il y a plus d’or et d’argent qu’il n’y eut jamais, mais qu’il est mal party. Et, pour prouver mon dire par vives raisons, il faut considerer qu’il n’y a que six vingts ans que la France a la grandeur et la longue etendue qu’elle a maintenant. Et, si on veut regarder plus haut, comme du temps du roy saint Loys, et dessoubs après, les rois de France ne tenoient aucune mer en leur puissance et n’avoient nulle province ny ville sur la mer, ains ne tenoient que le nombril23 de la Gaule, qui encore estoit guerroyé, debattu et oppressé par les Anglois et par plusieurs petits seigneurs particuliers qui estoient comme rois en leur poignée de terre. Les duchez de Guyenne et de Normandie, et le comté de Poictou, et la coste de Picardie, estoient possedées par l’Anglois ; la Provence avoit son comte, la Bretaigne son duc, et le Languedoc estoit detenu par les rois de Maiorque. Voilà quant aux païs maritimes. Les autres païs loing de la mer, comme la Bourgogne avoit son duc particulier, le Dauphiné son dauphin ; l’Anjou, le Poictou, la Touraine, le Maine, l’Auvergne, le Limosin, le Perigort, l’Angoulmois, le Berry et autres, estoient à l’Anglois ; et les autres duchez, comtez et seigneuries de la France, estoient tenus ou par les dits Anglois, ou par princes ou seigneurs particuliers, qui ne permettoient que les rois prinssent en leurs terres aucune chose que les devoirs ordinaires ; encores quelques uns les empeschoient de les prendre. Lors doncques il n’y avoit nul trafic sur la mer qui nous apportast en ce royaume l’or ny l’argent des païs estrangers, ains estoient les François contraints de manger leurs vivres et d’user entre eux de la première coustume des hommes, qui estoit de permuter avec leurs voisins à ce qu’ils n’avoient point ce qu’ils avoient, comme de donner du blé et prendre du vin.
Mais, pour revenir à ce que nous avons dit, qu’il n’y a que six vingts ans que la France est en la grandeur qu’elle a, nous n’irons point plus haut ny plus avant que ce temps-là, et redirons que, devant iceluy, les provinces cy dessus nommées n’estoient point aux rois de France, ains avoient les seigneurs que nous avons dit ; et les terres que noz rois tenoient en leur puissance estoient si tourmentées des guerres continuelles que tantost les Anglois, tantost les Flamans et tantost les Bretons, et tantost les divisions des maisons d’Orleans et de Bourgongne, faisoient qu’il n’y avoit pas un sol en France. Il n’y avoit aucun trafic ny commerce qui nous apportast l’or ny l’argent. L’Anglois, qui, comme nous avons dit, tenoit les ports de la Guyenne, de la Normandie et de la Picardie, et qui avoit les ports de la Bretaigne à sa devotion, nous fermoit toutes les advenues de la mer et les passages d’Espagne, de Portugal, d’Angleterre, d’Ecosse, de Suède, de Danemarch et des Allemagnes. Les Indes n’estoient encores cogneues, et l’Espagnol ne les avoit encore descouvertes. Quant au Levant, les Barbares et les Alarbes d’Afrique, que noz ancestres appelloient Sarrasins, tenoient tellement la mer Mediterranée en subjection que les chrestiens n’y osoient aller s’ils ne se vouloient mettre en danger d’estre mis à la cadène. Nous n’avions aucune intelligence avec le Turc, comme nous avons du depuis que le grand roy François nous l’a donnée. L’Italie nous estoit interdite par les divisions et querelles des maisons d’Anjou et de Arragon. Donques nous ne trafiquions en lieu du monde, sinon entre nous ; mais c’estoit seulement de marchandise à marchandise, comme de blé à vin et de vin à blé, et ainsi des autres24 : car, d’or et d’argent, il ne s’en parloit point, veu que nous n’avons mine ny de l’un ny de l’autre, que bien peu d’argent en Auvergne, qui couste plus à affiner qu’il ne vault25.
Aussi alors le François ne s’amusoit point au trafic ny au commerce, ains s’adonnoit seulement à labourer et cultiver sa terre, à nourrir du bestial et à tirer de sa mesnagerie toutes les commoditez qui luy estoient necessaires, comme le blé, le vin, les chairs pour sa nourriture, les laines pour faire ses toiles, et ainsi des autres.
Mais considerons quelles commoditez sont venues à la France depuis six vingts ans. L’Anglois a esté chassé des Gaules ; nous sommes devenuz maistres de toutes les terres qu’ils tenoient de deçà. La Bourgongne, la Bretaigne et la Provence se sont attachées à nostre couronne ; les autres païs y sont aussi venuz. Le chemin nous a esté ouvert pour trafiquer en Italie, en Angleterre, en Ecosse, en Flandres, et par tout le septentrion. L’amitié et intelligence entre le grand-seigneur et noz rois nous a frayé le chemin du Levant. Le Portugais et Espagnol, qui ne peuvent vivre sans nous venir mendier le pain, sont allez rechercher le Perou, le goulfe de Perse, Indes, l’Amerique et autres terres, et là ont fouillé les entrailles de la terre pour en tirer l’or et nous l’apporter tous les ans en beaux lingots, en portugaises, en doubles ducats, en pistolets et autres espèces, pour avoir noz blés, toiles, draps, pastel26, papier27 et autres marchandises. L’Anglois, pour avoir noz vins, noz pastels et nostre sel, nous porte ses beaux nobles à la rose28 et à la nau, et ses angelots. L’Allemant nous porte l’or, de quoy nous faisons noz beaux escus, et toutes autres nations de l’Europe nous apportent or et argent pour avoir les commoditez que nostre ciel et nostre terre nous apportent, et qu’ils n’ont pas, et mesmement le sel que nous avons en Xaintonge, le meilleur du monde pour saller, et qui excède en bonté, en valeur et en longue garde, celuy de Lorraine, de Bourgongne, de Provence et de Languedoc29.
Outre ceste cause de l’abondance d’or et d’argent procedente de l’augmentation du royaume de France et du trafic avec les estrangers, il y en a une autre, qui est le peuple infini qui, depuis le dit temps, s’est multiplié en iceluy, depuis que les guerres civiles d’entre les maisons d’Orleans et de Bourgongne furent assopies et que les Anglois furent rencoignez en leur isle. Auparavant, à cause des dites guerres, qui durèrent plus de deux cents ans, le peuple estoit en petit nombre, les champs par consequent deserts, les villages despeuplez, et les villes inhabitées, desertes et despeuplées. Les Anglois les avoient ruinées et saccagées, bruslé les villages, meurtri, tué et saccagé la plus grande partie du peuple, ce qui estoit cause que l’agriculture, la trafique30 et tous les arts mechaniques cessoient. Mais depuis ce temps-là, et la longue paix qui a duré en ce royaume jusques aux troubles qui s’y sont esmeuz pour la diversité des religions, le peuple s’est multiplié, les terres desertes ont esté mises en culture, le païs s’est peuplé d’hommes, de maisons et d’arbres ; on a defriché plusieurs forests, là des terres vagues ; plusieurs villages ont esté bastis, les villes ont esté peuplées, et l’invention s’est mise dedans les testes des hommes pour trouver les moyens de profiter, de trafiquer et d’avoir de l’or et de l’argent.
De ces commoditez donques est venue en France l’abondance de l’or et de l’argent, qui apporte la cherté ; car, comme l’or et l’argent des estrangers nous est venu enlever noz denrées de la mer, et par la subtilité et manigance31 du trafic l’or et l’argent sont venuz abonder en nous, la plus part de noz marchandises s’en sont allées en païs estrangers32, et ce qui nous est resté s’est encheri, tant pour la rarité que pour le grand moyen que nous avons commencé d’avoir, estant tout certain que l’abondance de l’or et de l’argent rend les hommes plus liberaux, et, si ainsi faut dire, plus larges à donner plus d’une chose et à acheter plus hardiment et plus souvent, et que là où il y a moins d’or et d’argent, là se vendent moins les choses. Ce qui est aux païs où il n’y a point de commerce, ou là où il n’y a pas grand peuple, et que les habitans, à faute de trouver à qui vendre leurs fruicts, soit à faute de ports et de rivières et de peuple, ou pource que chacun en a pour soy, sont contraints de les vendre à vil pris. Mais où il y a abondance d’or et d’argent, et de peuple, et de trafic, comme à Paris, Venise et Gênes, là se vendent les choses cherement : je entends des vivres et autres choses necessaires à l’homme, comme le blé, le vin, la chair, non des choses de plaisir et non necessaires, comme les parfums, les soyes et les petites babioleries des merciers, desquelles il y a une infinité de pauvres artisans qui vivent, et qui sans cela mourroient de faim en quelque païs barbare, comme en Basque, en la basse Gascongne, ou en basse Bretaigne, pource que personne n’acheteroit de ces vanitez, à cause de la faute d’argent qui y est et la barbarie du peuple, qui ne veut rien avoir que ce qui est necessaire. C’est doncques l’abondance d’or et d’argent qui fait que tout s’achète, et qui est une principale partie de la cherté de toutes choses.
Mais, après avoir allegué plusieurs raisons peremptoires de la cherté procedante de l’abondance de l’or et de l’argent, prouvées par les exemples des venditions et des achats, venons à d’autres, qui monstreront combien la France estoit jadis desnuée d’argent.
Noz anciens rois se sont si souvent trouvez en telle necessité d’argent, qu’à faute de ce ils ont perdu de belles entreprises et occasions. Quelquefois ils ont voulu prendre le centiesme, puis le cinquantiesme de tous leurs subjets, pour iceux vendre au plus offrant pour avoir de l’argent ; tant le peuple estoit pauvre qu’il estoit contraint d’endurer qu’on vendist une partie de son bien à faute de pouvoir trouver de l’argent.
Le roy Jean estant prins prisonnier à la journée de Poictiers et mené en Angleterre, son fils Charles, duc de Normandie, et depuis roy soubs le nom de Charles-Quint, assembla à Paris les trois Estats pour avoir de l’argent pour racheter son père, et voyant le dit roy que ny son dit fils ne pouvoient obtenir, ny ses bons serviteurs impetrer, ny son peuple donner aucune somme d’argent, luy-mesme y vint en personne, et, quelque prière et remonstrances qu’il fit à son dit peuple, il ne peut trouver argent pour la rançon à laquelle l’Anglois l’avoit mis, et fut contraint s’en retourner en Angleterre pour trouver moyen de la faire moderer et cependant attendre qu’on luy feist deniers. Quelque temps devant que le dit roy fust prins prisonnier, il se trouva en grande necessité, par laquelle il ne peut jamais trouver sur son peuple soixante mille francs d’or, que quelques uns ont voulu evaluer à escus.
Aussi nous lisons en nos histoires qu’a faute d’argent on fit monnoye de cuir avec un clou d’argent33. Et, si nous venons à nostre aage, nous trouverons qu’en six mois on a trouvé à Paris plus de quatre millions de francs, et chasque année en tire on plus que jadis le revenu de la France ne valoit en six ans : ce qui vient de l’abondance de l’or et de l’argent qui est en la dite ville, de la bonne volonté des Parisiens envers leur roy et de sa necessité extrême. On dit que l’année 1556 valut au roy Henry quarante millions de francs lorsqu’il fit tous ses offices. En France il n’y a recepte generale qui ne vaille aujourd’huy trois, quatre et cinq fois de plus que elle ne valoit jadis. La Bretagne ne valut jamais aux ducs d’icelle plus de trois cents mille livres ; aujourd’huy elle en vaut plus d’un million, sans compter les aydes et les deniers qui proviennent de la vente des offices du dit païs. On peut juger le semblable des autres. Le comté d’Angoulmois ne fut baillé au comte Jean, fils puisné du duc Loys d’Orleans, que pour quatre mille livres de rente en assiette ; et aujourd’huy il vaut plus de soixante mille livres. Le dit duc Loys eut pour son appannage le duché d’Orleans et les comtez de Valois et d’Angoulmois pour douze mille livres de rente ; et regardons combien cela vault aujourd’huy davantage. Voyons l’aage de Charles septiesme, auquel la France (comme nous avons dit) despouilla son enfance et commença de croistre en sa grandeur. Il ne feit jamais valloir son royaume qu’à un million et sept cents mille livres. Son filz Loys unziesme, ayant augmenté sa couronne des duchez de Bourgongne et de Anjou, et des comtez de Provence et du Maine, print trois millions plus que son père ; dequoy le peuple se sentit si foullé qu’à la venue de Charles huicitiesme, son fils, à la couronne, il fut ordonné, à la requeste et instance des esleuz, que la moitié des charges seroient retranchées.
Depuis, la Bretaigne estant venue à la couronne, plusieurs nouvelles impositions ont esté mises sur le peuple, et les anciennes, comme les tailles, les aydes et les gabelles, sont augmentées ; ce qui est un signe très evident d’abondance d’argent plus grande qu’elle n’a autrefois esté.
Il y a encores deux autres causes de la dite abondance, dont l’une est la banque de Lyon34, du profit de laquelle les Luquois, Florentins, Genevois, Suisses et Allemans affriandez, apportent une infinité d’argent et d’or en France ; l’autre cause est l’invention des rentes constituées sur la ville de Paris35, lesquelles ont alleché un chacun à y mettre son argent. Bien est vray qu’elles ont fait cesser le trafic de la marchandise et les arts mechaniques, qui auroient bien plus grand cours s’ils n’estoient diminuez par ce trafic d’argent qu’on faict36. Voilà donc plusieurs raisons et exemples de l’abondance de l’or et de l’argent de ce royaume, de laquelle procède en partie la cherté et haut pris de toutes choses.
Le degast est la seconde cause de la dite cherté, laquelle procède de l’abondance et dissipe ce qu’on devroit manger ; et de la procède la dite cherté. Car, s’il faut commencer par les vivres, pour puis après venir aux bastimens, aux meubles et aux habits, vous voyez qu’on ne se contente pas37 en un disner ordinaire d’avoir trois services ordinaires : premier de bouilly, le second de rosty et le troisiesme de fruict ; et encore il faut d’une viande en avoir cinq ou six façons, avec tant de saulses, de hachis, de pasticeries de toutes sortes, de salemigondis et d’autres diversitez de bigarrures, qu’il s’en fait une grande dissipation. Là où, si la frugalité ancienne continuoit38, qu’on n’eust sur sa table en un festin que cinq ou six sortes de viandes, une de chacune espèce, et cuittes en leur naturel, sans y mettre toutes ces friandises nouvelles, il ne s’en feroit pas telle dissipation, et les vivres en seroient à meilleur marché. Et bien que les vivres soient plus chers qu’ils ne furent onques, si est-ce que chacun aujourdhuy se mesle de faire festins, et un festin n’est pas bien fait s’il n’y a une infinité de viandes sophistiquées, pour aiguiser l’apetit et irriter la nature. Chacun aujourd’huy veut aller disner chez le More, chez Sanson, chez Innocent et chez Havart39, ministres de volupté et despense, qui, en une chose publique bien policée et reglée, seroient bannis et chassez comme corrupteurs des mœurs40.
Et est certain que, si ceux qui tiennent les grandes tables, et font ordinairement festins et banquets, moderoient et retranchoient la superfluité, et qu’au lieu de quatre plats ils se contentassent de deux ou au lieu de vingt mets de dix, et que pour quatre ou six chappons ils n’en missent que la moitié, ce seroit un gain de cent pour cent, et doublement des vivres, au grand profit du public. Le semblable se peut dire du vin, l’usage duquel, ou plutost l’abuz, est plus commun en ce royaume qu’en nul autre. On blasme les Allemans pour leurs carroux41 et grands excez en leur façon de boire ; et neantmoins ils sont mieux reiglez pour ce regard que nous : car en leurs maisons et ordinaire il n’y a que les chefs des maisons qui boivent du vin ; et quant aux enfans, serviteurs et chambrières, il leur est osté. Le Flamand, l’Anglois et l’Ecossois usent de bière ; le Turc s’est entierement privé de l’usage du vin, mesmes l’a introduit en religion. Ils sont grands, puissans, martiaux, et exempts de plusieurs maladies causées par le frequent usage du vin. Au contraire nous voyons qu’en France le vin est commun à tous, aux enfans, filles, serviteurs, chambrières, chartiers et tous autres ; et où anciennement on estoit seulement curieux de garnir le grenier, maintenant il faut remplir la cave. Dont advient que la quantité des blés est diminuée en France par moitié, d’autant que le bourgeois ou laboureur qui avoit cent arpens de terres labourables est contraint en mettre la moitié en vigne42. Cest abuz est de tel poix, que, si bientost n’y est remedié par quelque bon reglement, tant sur l’usage du vin que quantité de vignes, nous ne pouvons espérer que perpétuelle cherté de grains en ce royaume.
Venons aux bastimens de ce temps, puis aux meubles d’iceux. Il n’y a que trente ou quarante ans que ceste excessive et superbe façon de bastir est venue en France. Jadis noz pères se contentoient de faire bastir un bon corps d’hostel, un pavillon ou une tour ronde, une bassecourt de mesnagerie et autres pieces necessaires à loger eux et leur famille, sans faire des bastimens superbes comme aujourd’huy on fait, grands corps d’hostel, pavillons43, courts, arrièrecourts, bassecourts, galleries, salles, portiques, perrons, ballustres et autres. On n’observoit point tant par dehors la proportion de la geometrie et de l’architecture, qui en beaucoup d’edifices a gasté la commodité du dedans ; on ne sçavoit que c’estoit de faire tant de frises, de cornices, de frontespices, de bazes, de piedestals, de chapiteaux, d’architraves, de soubassemens, de canelures, de moulures44 et de colonnes ; et brief, on ne cognoissoit toutes ces façons antiques d’architecture qui font despendre beaucoup d’argent, et qui le plus souvent, pour trop vouloir embellir le dehors, enlaidissent le dedans ; on ne sçavoit que c’estoit de mettre du marbre ni du porphyre aux cheminées ny sur les portes des maisons, ny de dorer les festes45, les poutres et les solives ; on ne faisoit point de telles galleries enrichies de peintures et riches tableaux ; on ne despendoit point excessivement comme on fait aujourdhuy en l’achapt d’un tableau ; on n’achetoit point tant de riches et precieux meubles pour accompagner la maison ; on ne voyoit point tant de licts de drap d’or, de velours, de satin et de damas, ny tant de bordures exquises46, ny tant de vaisselle d’or et d’argent ; on ne faisoit point faire aux jardins tant de beaux parterres et compartimens, cabinets, allées, canais et fontaines. Les braveries apportent une excessive despense, et ceste despense une cruelle cherté, car des bastimens il faut venir aux meubles, à fin qu’ils soient sortables à la maison, et la manière de vivre convenable aux vestemens, tellement qu’il faut avoir force vallets, force chevaux, et tenir maison splendide, et la table garnie de plusieurs mets. Outre ce, chacun a aujourdhuy de la vaisselle d’argent, pour le moins la plus part ont des couppes, assiettes, aiguières, bassin, autres menuz meubles, au lieu que noz pères n’avoient pour le plus, j’entends des plus riches, que une ou deux tasses d’argent. Ceste abondance de vaisselle d’or et d’argent, et des chaînes, bagues et joyaux, draps de soye et brodures avec les passemens d’or et d’argent, a fait le haussement du pris de l’or et de l’argent, et par conséquent la cherté de l’or et de l’argent, qu’on employe en autres choses vaines, comme à dorer le bois47, ou le cuivre, ou l’argent, et celuy qui se devoit employer aux monnoyes a esté mis en degast.
La dissipation des draps d’or, d’argent, de soye et de laine, et des passemens d’or et d’argent et de soye, est très grande48 ; il n’y a chappeau, cappe, manteau, collet, robe, chausses, pourpoint, juppe, cazaque, colletin ny autre habit, qui ne soient couverts de l’un ou de l’autre passement, ou doublé de toile d’or ou d’argent. Les gentilshommes ont tous or, argent, velours, satin et taffetas ; leurs moulins, leurs terres, leurs prez, leurs bois et leurs revenuz se coulent et consomment en habillemens49, desquels la façon excède souvent le prix des estoffes, en broderies, pourfileures, passemens, franges50, tortis, canetilles, recameures51, chenettes, bords, picqueures, arrièrepoins, et autres pratiques qu’on invente de jour à autre. Mais encore on ne se contente pas de s’en accoustrer modestement et d’en vestir les laquais et les vallets, que mesmes on le decouppe de telle sorte qu’il ne peut servir qu’à un maistre. Ce que les Turcs nous reprochent à bon droit, comme nous appellans enragez, de gaster, comme en despit de la nature et de l’art, les biens que Dieu nous donne52. Ils en ont sans comparaison plus que nous, lorsqu’ils defendent sur la vie que on osast en decoupper. Autant en advient-il pour la drapperie, et principalement pour les chausses, où l’on employe le triple de ce qu’il en faut, avec tant de balaffres et chiqueteures, que personne ne s’en peut servir après. Outre ce, on use trois paires de chausses pour une ; et pour donner grace aux chausses, il faut une aulne d’etoffe plus qu’il ne falloit auparavant à faire une cazaque. Et bien qu’on aye fait de beaux edits sur la reformation des habits, si est-ce qu’ils ne servent de rien53 : car puis qu’à la cour on porte ce qui est deffendu, on en portera partout, car la cour est le modelle et le patron de tout le reste de la France. Joinct aussi qu’en matière d’habits on estimera toujours sot et lourdaut celuy qui ne s’accoustera à la mode qui court. Doncques il faut conclure que de tels degats et superfluitez vient en partie la cherté des vivres et des autres choses, que nous voyons. Sur quoy il ne faut passer sous silence beaucoup de choses qui se font au grand detriment d’une chose publique : car, pour entretenir ces excessives despenses, il faut jouer, emprunter, vendre et se desborder en toutes voluptez, et enfin payer ses creanciers en belles cessions ou en faillites54. Voilà comment la cherté nous provient du degast.
Les monopoles des marchans, fermiers et artisans, sont la troisiesme cause de la cherté. Car premierement, quant aux artisans, lors qu’ils s’assemblent en leurs confrairies pour asseoir le pris des marchandises, ils encherissent tout, tant leurs journées que leurs ouvrages ; dont par plusieurs ordonnances lesdites confrairies ont esté ostées55. Mais comme en France il n’y a point faute de bonnes loix, aussi n’y a-t’il point faute de la corruption et contravention à icelles.
Et quant aux fermiers et marchands, on voit ordinairement que dès que les blés se recueillent, les marchans vont par païs, et arrent et achetent tous les blés ; et mesmement depuis quatre mois cela s’est veu, que les marchans ont enlevé, arré et retenu tous les blés et toutes les granges des champs. Ils ont veu que les deux ou trois années precedentes ont esté presque aussi steriles que ceste-cy, et que sur leur sterilité est survenue la guerre de la dernière année, qui a pourmené le gendarme et le soldat impunément et silentieusement par tout le royaume, et qui a non seulement mangé, mais dissipé ce peu qui restoit des reliques de ladite sterilité. Ces deux accidens ont ruiné tellement le païsan, que depuis trois ans il s’est engagé année sur année, et principalement depuis la feste de Pasques dernière a esté reduit en telle necessité, qu’il n’a vescu que d’emprunts, ayant emprunté le blé au pris que le boisseau, ou le setier, ou autre mesure (et selon la coustume des lieux), se vendoit lors au marché le plus prochain de son domicile. Il a pareillement emprunté l’argent, le drap, la toile et autres choses, à icelles rendre en blé, ou à payer à la valeur susdite, esperant (comme l’apparence de l’année dernière a esté fort belle jusques au mois de juing) que sa recolte luy donroit moyen de payer ses debtes, d’avoir du blé pour semer, et pour vivre tout le reste de l’année. Mais qui a veu jamais une plus mauvaise recolte, ny une année plus sterile ? Le pauvre paisant, en plusieurs endroits, n’a pas recueilly sa semence, et quant aux vignes, qui est une pauvre richesse, là où il y en a, les paisans se sont engagez de mesme, et y a eu si peu de vin qu’ils n’ont pas de quoy payer leurs debtes, tant s’en faut qu’ils puissent en avoir de quoy achepter du blé pour vivre ny pour semer. Les deux ordinaires minières de la vie des hommes sont les blés et les vins, car les autres moyens ne sont si ordinaires. Voilà donc le paisant ruiné ; il faut qu’il paye le marchant son creancier, et qu’il luy donne blé pour blé ou la valleur d’iceluy, au pris qu’il se vendoit lorsqu’il le luy emprunta. L’espace de six mois il n’a mangé blé qu’il n’ayt emprunté ; il a vescu, et n’a pas recueilly du blé ou du vin pour en payer les quatre. Outre ce il faut qu’il vive et passe le reste de ceste année, qui ne fait presque que commencer, et faut qu’il sème. Nonobstant tout cela le marchant se fait payer, prend le blé du paisant, ne luy en laisse pas un grain pour vivre ny pour vendre aux marchez ordinaires, lesquels demeurent vuides, car aucun n’y porte du blé que bien peu, et celuy qui est porté est desjà si cher qu’on prevoit bien qu’il sera devant le commencement du mois de may prochain (si on n’y met ordre) aussi cher ou plus qu’il a esté l’année dernière, pource qu’il n’y en aura plus à vendre : car cependant les marchans, qui ont leurs greniers pleins de blés, guettent ceste faulte et disette pour vendre les leurs à leur mot. On dira qu’il faut qu’il y ait des marchans de blé, autrement seroit empesché le commerce. À cela y a response que, lors que l’abondance est telle qu’il n’y a cherté ny danger d’icelle, on peut tolerer les marchans de blés ; mais en temps de cherté, le commerce du blé, achapt et revente d’iceluy, n’apportent sinon augmentation de pris, au detriment du public : car celuy qui l’a bien acheté cent le veut vendre cent cinquante, et bien souvent doubler et tripler le prix de son achapt.
La quatriesme cause de la cherté sont les traittes, desquelles toutesfois nous ne nous pouvons passer ; mais il seroit necessaire d’aller plus moderement en l’ottroy d’icelles. Chacun sçait que le blé, en France, n’est pas si tost meur, que l’Espagnol ne l’emporte, d’autant que l’Espagne, hormis l’Aragon et la Grenade, est fort sterile ; joint la paresse qui est naturelle au peuple d’icelle56. D’autre part le païs de Languedoc et de Provence en fournit presque la Tuscane et la Barbarie. Ce qui cause l’abondance d’argent et la cherté du blé. Car nous ne tirons quasi autres marchandises de l’Espagnol que les huilles et les espiceries, avec des oranges ; encores les meilleures drogues nous viennent du Levant. La paix avec l’estranger nous donne les traittes, et par consequent la cherté, qui n’est si grande en temps de guerre57, durant laquelle nous ne trafiquons point avec l’Espagnol, le Flamand et l’Anglois, et ne leur donnons ny blé ny vin, et à ceste occasion il faut qu’ils nous demeurent et que nous les mangions. Lors les fermiers en partie sont contraints de faire argent. Le marchand n’ose charger ses vaisseaux, les seigneurs ne peuvent longuement garder ce qui est perissable, et consequemment il faut qu’ils vendent et que le peuple vive à bon marché. En temps de guerre donc, que les traittes sont interdites, nous vivons à meilleur pris qu’en temps de paix. Toutefois les traittes nous sont necessaires, et ne nous en sçaurions passer, bien que plusieurs se soient efforcez de les retrancher du tout, croyans que nous pouvons vivre heureusement et à grand marché sans rien bailler à l’estranger ny sans rien recevoir de luy. Ce qui sera deduit cy-après en l’article des moyens de remedier à la cherté. Et n’y a qu’une faute aux traittes : c’est que sans considerer la sterilité des années et l’extresme disette des blés, on les donne aussi liberalement que si les grains en rapportoient six vingts, comme jadis on a veu en Sicile, là où, si on les donnoit avec consideration de la saison, elles nous apporteroient plusieurs grandes commoditez ; et si elles nous enlevoient le blé et le vin, en recompense elles nous rendroient à bon marché plusieurs choses dont nous avons besoing et qu’il faut necessairement avoir de l’estranger, comme les metaux et autres que nous deduirons cy-après.
La cinquiesme cause de la cherté provient du plaisir des princes, qui donnent le pris aux choses. Car c’est une règle generale en matière d’Estats, que non seulement les roys donnent loy aux subjets, ains aussi changent les mœurs et façons de vivre à leur plaisir, soit en vice, soit en vertu, soit ès choses indifferentes. Ce qui merite un long discours, qui pourroit estre accompagné de plusieurs exemples. On a veu que par ce que le roy François premier aimoit fort les pierreries, à l’envy du roy Henry d’Angleterre et du pape Paul III, de son regne tous les François en portoient. Depuis, quand on vit que le feu roy Henry les mesprisa58, on n’en vit jamais si grand marché. Maintenant qu’elles sont aimées et cheries de noz princes, chacun en veut avoir, et elles haussent de pris.
La sixiesme cause de la cherté provient des impositions mises sur le peuple59. En quoy il faut premièrement excuser la calamité du temps et les guerres que les rebelles de ce royaume ont suscitées contre le roy, qui pour la soustenir a esté, contre son bon et clement naturel, contraint de charger de quelques impositions son peuple60, lequel doit esperer une decharge d’icelles quand Sa Majesté aura purgé son royaume des divisions qui y ont jusques icy esté, et doit le peuple avoir consideration à cela, comme pour sa bonté et patience accoustumée il a eu jusques icy. Les charges donc qui sont survenues sur les calamitez des guerres et sur cinq ou six années, qui subsequutivement ont esté steriles, sont si grandes, que le pauvre laboureur n’a plus aucun moyen de les supporter ; il n’a (comme il a esté dit) ny blé pour vivre, ny pour semer, ny pour payer ses debtes. S’il a du blé pour semer, il n’a point de chevaux pour labourer : car, ou les collecteurs des tailles les luy enlèvent pour le payement d’icelles, ou le soldat, auquel tout est permis, les luy volle, ou il est contraint de les vendre, pour n’avoir moyen de les nourrir. Ainsi les terres demeurent à estre semées à faute de semence, et à labourer à faute de chevaux, et n’estans les terres ensemencées il n’y a point de blé, et de là vient la cherté, et celles qui le sont apportent peu, comme a esté dit, pource qu’à cause de la pauvreté du laboureur elles n’ont les façons necessaires et accoustumées.
La huitiesme cause est la sterilité et infertilité de cinq ou six années, que subsequemment nous avons eues par tout ce royaume, esquelles nous n’avons recueilly ny blé, ny vin, ny foin, que bien peu, et ce peu qui s’est recueilly a esté dissipé par la guerre, et les chairs pareillement ont esté dissipées, et l’engeance d’icelles mangée et perdue ; de façon que la dissipation frequente par la frequence des guerres venant sur la frequente sterilité de plusieurs années estant jointe à la sterilité presente est cause de la dite cherté.
Voilà les huict causes les principales de nostre cherté, avec lesquelles nous pourrons mettre le haussement du pris des monnoyes, et les changemens particuliers qui ordinairement adviennent et qui font encherir les choses de leur pris ordinaire, comme les vivres en temps de famine, les armes en temps de paix, le bois en hyver, les ouvrages de main, comme peintures et quinquaillerie aux lieux où il ne s’en fait point. Mais ces choses particulières ne sont pas considerables au cas qui s’offre, qui est general. Icy on pourra mettre en avant que, si les choses alloient en encherissant, en partie pour le degast, en partie aussi pour l’abondance d’or et d’argent, et pour les causes susdites, nous serions enfin tous d’or, et personne ne pourroit vivre pour la cherté. Cela est bien vray ; mais il faut considerer que les guerres et calamitez qui ordinairement adviennent aux choses publiques arrestent bien le cours de la fortune61 ; comme nous voyons que jadis noz pères ont vescu fort escharcement62 par l’espace de cinq cents ans, sans cognoistre que c’estoit que d’avoir vaisselle d’argent, ny tapisseries, ny autres meubles exquis, ny sans avoir tant de friandes viandes, comme aujourd’huy nous en usons. Et si on considère le pris des choses de ce temps-là, nous trouverons que ce qui se vendoit alors quinze sols aujourd’huy en couste cent, voire davantage.
Donc, puis que nous sçavons que les choses sont encheries et que nous avons discouru les causes de l’encherissement, il reste maintenant à trouver les moyens d’y remedier au moins mal qui sera possible, sans vouloir blasmer aucunement ce que les magistrats ont fait jusques icy pour trouver quelques remèdes à ceste cherté, ny sans vouloir par trop imputer cela à la mauvaise police de la France. Et commencerons par l’abondance de l’or et d’argent, laquelle, combien qu’elle soit cause du grand pris et haussement des choses, neantmoins c’est la richesse d’un païs, et doit en partie excuser la cherté : car, si nous avions aussi peu d’or et d’argent qu’il y en avoit le temps passé, il est bien certain que toutes choses seroient d’autant moins prisées et acheptées que l’or et l’argent seroit plus estimé.
Quant au degast et à la dissipation, tant des biens que des habits, on a beau faire et reiterer si souvent tant de beaux edits sur les vivres, et mesmement sur les habits, sur les draps et passemens d’or et d’argent, si on ne les fait estroitement observer. Mais on diroit que tant plus on fait de belles deffenses d’en porter et plus on en porte, et jamais elles ne seront bien observées ny executées si le roy ne les fait garder aux courtisans : car le reste du peuple se gouverne à l’exemple du courtisan en matières de pompes et d’excez, et jamais n’y eut aucun Estat auquel la bonne ou mauvaise disposition ne decoulast du chef à tous les membres. Mais ce degast n’est rien à la comparaison de celuy que fait le gendarme et soldat, vagant et ravageant impunement toute la France : chose veritablement lamentable, et laquelle, entre toutes les causes de la cherté, il faut cotter la principale ; estant comme monstrueux de voir le François, contre tout droict et obligation naturelle, devorer, piller, rançonner le François, et exercer sur luy cruauté plus grande qu’il ne feroit sur un estranger, un barbare ou un infidèle. Le roy mande sa gendarmerie et lève le soldat pour son service et pour conserver et garentir ses subjets de l’oppression de ses ennemis ; mais tant s’en faut que le soldat face ce pourquoy il est levé63, qu’au contraire, autant qu’il y a de soldats, autant sont-ce d’ennemis qui se licentient et desbordent par ce royaume, et mettent tout en proye comme en païs de conqueste. Si une troupe de deux cents soldats passe par un païs, ils y font un tel degast qu’ils consumeront plus de vivres que ne feroient trois ou quatre mille hommes vivans à leurs despens avec raison. Non contens de manger et devorer au pauvre laboureur sa poulle, son chappon, son oyson, son veau, son mouton, sa chair salée, et luy consumer ses provisions, ils le rançonnent, battent, emportent ce qui se trouve de reste et emmeinent ses chevaux, ou son bœuf, ou son asne : tellement que le pauvre homme, desnué de tous moyens, entre en un desespoir de se pouvoir plus remonter, ou s’il essaye et vend à vil pris une pièce de terre, ou ce peu de meubles qui luy est resté, il n’a pas plustost acheté une poulle, un oyson, un cheval, ou mis quelque chose en son grenier ou salloir qu’incontinent il luy est ravy. Par ce moyen, estant desnué de tous biens, il se resoult de ne plus nourrir de bestial ; il delaisse son trafic ; il quitte sa ferme, ou, s’il la continue, il ne peut labourer ses terres, et ce qu’il laboure est mal labouré, mal fumé, mal ensemencé ; de sorte que la moitié des terres demeure en friche, et l’autre moitié est si mal cultivée qu’elle ne rapporte que le tiers et le quart de ce qu’elle rapportoit auparavant. Voilà les fruicts et effets des guerres civiles, lesquelles nous apportent ceste grande calamité et cherté, sans esperance ny apparence d’aucun profit.
Quant aux monopoles des marchans et artisans, qui s’assemblent en leurs confrairies pour asseoir le pris à leurs marchandises et à leurs ouvrages et journées, il faudroit deffendre les dites confrairies64, et suivre en cela ce qui fut sur la deffense d’icelles ordonné aux estats d’Orléans. Et pour parler des monopoles des marchans et fermiers qui portent la cherté du blé, nous suivrons en cest article les articles comprins en la belle et docte remonstrance que M. de Bailly, second president en la Chambre des comptes à Paris, a depuis quelques années faicte au roy, et dirons que pour eviter la cherté du blé, qui a souvent cours en ce royaume, et empescher que les marchans fermiers (qui ne cherchent que leur profit) gardent et reservent trop long-temps leurs grains au grenier, comme ils sont coutumiers, attendans le temps cher à leur advantage, les ventes s’en feront d’an en an, et au temps porté par l’ordonnance, et qu’à ce faire les dits fermiers seront contraints par les juges et officiers des lieux, afin que le pauvre peuple, qui a tant de peine et de travail à labourer et cultiver la terre, et duquel le roy tire ses tailles, aydes et subsides, en puisse estre secouru pour son argent, et au temps porté par l’ordonnance, auquel le blé est volontiers le plus cher.
Que, suivant les anciennes ordonnances des rois, nul estranger ne soit admis ny receu à encherir et prendre les fermes du domaine, aydes et gabelle, ny à en estre associé, afin que le profit qui en pourra provenir ne sorte hors du royaume, comme il se voit qu’il en sort plusieurs deniers par le moyen des annates, banques et draps de soye, subsides des procez, imposition foraine, la doüane de Lyon, fermes d’eveschez, abbayes et priorez et autres moyens, qui passent tous par la main des fermiers estrangers. Et outre ce nous pouvons dire une chose qui advient ordinairement, et qui depuis naguères est advenue, comme nous avons cy-dessus dit : c’est que dès que les blés et les vins sont recueilliz, ou quelquefois devant, les marchans vont par les champs, arrent tous les fruicts ou les achètent à beaux deniers, ou les prennent en payement de ce qui leur est deu par le pauvre païsant, et les serrent, et en les serrant en engendrent la disette, de laquelle vient la cherté, et après cela ils les vendent à leur mot, quand ils voyent qu’on ne peut vivre sans passer par leurs mains. À quoy il faudroit remedier par rigoureuses ordonnances, deffenses et arrests, et empescher tels monopoles, et qui portent un prejudice inestimable.
Les fermes seules, sans les monopoles de ceux qui les tiennent, eussent bien peu servir d’une cause de la cherté. Il n’y a pas cinquante ans qu’en France il n’y avoit guère de gens qui donnassent leurs biens à ferme, chacun les tenoit en recepte ; et surtout les rois ne donnoient pas leur domaine et autres droicts à ferme, de la façon avec laquelle on a depuis procedé, et quelques ordonnances qu’ayent ci-devant faites les rois sur le fait, ordre et distribution de leurs finances, jamais n’ont voulu bailler tout le corps des recettes de leur domaine à ferme, mais seulement le domaine muable et casuel, pour trois, six ou neuf années, ainsi qu’il a esté advisé pour le mieux, ains les ont fait exercer et manier ès receptes pour la conservation de leurs droits, qui ne gisent en daces65 ny intrades, comme ès autres païs, mais en cens, rentes foncières, tenues feodalles, terres, prez, moulins, estangs et autres fermes particulieres et emolumens de seigneuries directes ; pour la conservation desquels droicts a esté trouvé utile et nécessaire qu’il y eust receveurs particuliers, pour en compter par le menu et tenir registre fidelle, afin aussi que les procureurs generaux de Leurs Majestez en leurs cours souveraines, et autres, ayent recours ausdits comptes, qui sont les seuls tiltres du domaine, pour deffendre les dits droicts, dont y a ordinairement plusieurs procez, pource que chacun s’essaye et s’efforce d’entreprendre sur ledit domaine et l’usurper. Ce que la chambre des comptes à Paris a cy devant amplement remonstré au roy et à messieurs de son conseil, et les inconveniens qui peuvent advenir en baillant ledit domaine à ferme, dont il semble estre raisonnable que pour le bien de ce royaume et commodité des subjects du roy, son bon plaisir fust ordonner, en faisant les baux à ferme dudit domaine, ce que cy dessus a esté dit.
Quant aux traittes, elles nous seroient grandement profitables si on y alloit plus modestement qu’on ne fait. Chacun sçait que le commerce ès choses consiste en permutation, et, quoy que veuillent dire plusieurs grands personnages, qui se sont efforcez de retrancher du tout les traittes, croyans que nous pourrions bien nous passer des estrangers, cela ne se peut faire66, car nous avons affaire d’eux et ne sçaurions nous en passer. Et si nous leur envoyons du blé, vin, sel, saffran, pastel, papier, draps, toiles, graisses et pruneaux67, aussi avons-nous d’eux en contr’eschange tous les metaux (hormis le fer), or, argent, estain, cuyvre, plomb, acier, vif argent, alun, soulphre, vitriol, couperoze, cynabre, huilles, cire, miel, poix, brezil, ebene, fustel68, gayac, yvoire, marroquins, toiles fines, couleur de couchenil, escarlate, cramoisi, drogues de toutes sortes, espiceries, sucres, chevaux, saleures de saumons, sardines, maquereaux, molues, bref une infinité de bons vivres et excellens ouvrages de main.
Et quand bien nous nous pourrions passer d’eux, ce que nous ne pouvons faire, encore devons-nous faire part à noz voisins de ce que nous avons, tant pour le devoir de la charité, qui nous commande de secourir autruy de ce qu’il n’a point et que nous avons, que pour entretenir une bonne amitié et intelligence avec eux. Bien seroit il bon et raisonnable de deffendre le trafic des choses non necessaires, et qui ne servent que de volupté, comme des faulses pierres, des parfums et autres choses, desquelles nous nous pourrions bien passer. Mais il faudroit que, quant aux traittes des blés, aucunes n’en fussent accordées ny octroyées aus dits marchans, fermiers, et leurs associez, durant le temps de leurs fermes, afin que par le moyen des dites traittes et intelligences des dites fermes et marchans, les blés ne peussent estre transportez hors du royaume ; et davantage, faire en sorte que les traittes ne fussent si liberalement accordées comme elles sont aux favoris de cour, mesme durant l’extrême cherté qui règne, afin que le transport de noz blés ne nous amène une cherté excessive et dommageable au public.
Pour toucher le moyen de remedier à la cherté du prix des choses ausquelles les princes prennent plaisir, comme aux peinctures et pierreries, cela consiste en eux-mesmes. Et pour le moins s’ils en veulent avoir beaucoup et se faire voir tous luisans en pierreries, ils doivent faire deffenses à leurs subjects d’en porter. Mais c’est la coustume de France que le gentilhomme veut faire le prince, et, s’il voit que son maistre se pare de pierreries, il en veut aussi avoir, deust-il vendre sa terre, son pré, son moulin, son blé ou son bois, ou s’engager chez le marchant. Les princes ne devroient tant reluire ny paroistre par pierreries que par la vertu, et sont assez cogneuz, respectez et regardez par leur rang et authorité, sans desirer d’estre davantage veuz par la lueur des pierreries precieuses. Les grands princes de jadis ne s’en soucioient pas beaucoup ; mais depuis, ayans gousté les délices du monde, ils en ont voulu avoir en abondance et s’en parer, pensans par là se rendre plus vénérables à leurs peuples. Cela est bon en eux, si les petits compagnons ne vouloient les ensuivre en ceste despense, laquelle il faudroit deffendre bien estroittement, et lors on ne verroit point tant de pierreries faulses qu’on en voit aujourd’huy, et si ne seroient pas si chères, pource qu’il n’y auroit guères d’hommes qui en achetassent.
Les impositions et gravesses mises sur le peuple, et les tailles excessives, aydent grandement à la cherté, comme il a esté dit cy dessus ; le remede desquelles aussi consiste en la benignité du roy, en laquelle nous devons tant esperer, qu’estans ostées les causes pour lesquelles il les a imposées, qui sont les guerres civiles et le payement de ses debtcs, il en deschargera son pauvre peuple, qui de ceste esperance allége sa pauvreté ; et quant aux guerres, qui ont enseigné au soldat l’insolence pour brusler, piller, ravager et dissiper, tout cela requiert de belles ordonnances militaires sur le reglement de la vie des gens de guerre.
La cherté de cinq ou six années que nous avons eues stériles l’une après l’autre, causée par les moyens cy dessus declarez, peut estre corrigée et y peut estre remedié par bonnes ordonnances sur la distribution, ordre, reserve, vente et taux des vivres, lesquelles suppléeront aucunement à ladite stérilité, et nous apporteront, sinon un grand marché de toutes choses, pour le moins meilleur que nous ne l’avons : car il n’y eut jamais si grande stérilité ny disette de biens que la bonne police n’y ait suppléé ; mais là où elle defaut, on pourroit avoir des vivres en abondance que la cherté y sera tousjours. Mais il y a un moyen lequel, quand tous les autres cesseroient, nous peut seul oster la grande cherté et couper broche à tous monopoles : c’est qu’aux principales villes de chacune province on dresse un grenier public dans lequel on pourra assembler telle quantité de blés qu’on verra estre nécessaire pour partie de la nourriture des habitans de la dite province, lesquels greniers seront ouverts et le blé distribué au peuple à mesure qu’on verra la nécessité et que le marché ordinaire n’y fournira plus, ou que le blé y sera trop cher par le monopole du marchant69. Et où une ville se trouvera necessiteuse, les autres villes seront tenues la secourir, ou ceux des dites villes qui auront charge de la police advertir souvent les uns les autres de la quantité et pris de leurs grains, et pourront contraindre tous gentilshommes, fermiers, marchands et autres, de vendre leurs blés, et n’en faire autre réserve que pour leur provision ; et si aucun marchant veut acheter des blés en une province pour les transporter en l’autre, il sera tenu advertir les officiers de la dicte police de la quantité du blé qu’il veut acheter et du lieu où il le veut transporter, afin que les dits officiers puissent donner advertissement aux autres de l’achapt, quantité, pris et transport des dits blés. Par ce moyen le gentilhomme, l’abbé, le fermier, seront contraints de vendre leurs blés au mesme pris qu’il se vendra au grenier public, le marchant ne pourra monopoler, les blés seront conservez aus dits greniers publics, bien mesnagez, et eschangez d’an en an. Tellement que, si les moyens et remèdes à la cherté cy dessus deduits sont pratiquez et joints avec ce dernier, nous ne pouvons sinon esperer une prompte abondance de toutes choses en ce royaume, lequel par ce moyen nous verrons florissant, craint, redouté et remis en sa première splendeur, voire plus grande qu’il ne fut jamais. Voylà ce que nous pouvons dire des causes de la cherté et des moyens d’y donner un bon remède, après ce que depuis cinq ans en a bien doctement et encore plus discouru M. Jean Bodin, advocat en la cour, en un bel œuvre qu’il a fait, duquel nous avons tiré une grande partie de cestuy avec quelques articles de la susdite remonstrance du dit sieur president Bailly, y ayans mis du nostre ce que nous a semblé convenable et propre à la matière que nous avions deliberé de traiter.
Sources :
https://fr.wikisource.org/wiki/Variétés_historiques_et_littéraires