UNE « ÉMOTION DE FEMMES » A VALENCE EN 1644

Une  » émotion de femmes » à Valence en 1644






En 1635, la France avait été engagée dans la guerre de Trente Ans par Richelieu. Les charges fiscales s’alourdirent d’année en année, pesant surtout sur ceux qui pouvaient le moins payer.

D’incessants passages de troupes s’effectuaient par la vallée du Rhône, vers la frontière des Pyrénées, et par la vallée de l’Isère, vers la frontière des Alpes. Les soldats logeaient chez l’habitant, et « la guerre se nourrissant de la guerre », comme on disait alors, leur passage, aussi redouté que la peste, aggravait furieusement la misère et les souffrances. Les huissiers et les sergents parcouraient les campagnes pour saisir les biens des malheureux qui ne pouvaient payer les tailles.

C’est dans ces conditions qu’au temps de Richelieu et de Mazarin, une vague de révoltes populaires, dans les villes et les campagnes, en Dauphiné comme dans toute la France, a été le signe précurseur de la Fronde. Le nombre, l’ampleur, l’importance de ces révoltes étaient jusqu’à une date récente, à peu près ignorés. Pourtant en Dauphiné seulement, des recherches qui sont encore certainement incomplètes, permettent de dénombrer une douzaine de mouvements qui vont de la résistance armée aux saisies,jusqu’à l’insurrection, ouverte contre .l’autorité royale. En 1632 déjà, dans le petit village de Clansayes, près de St.Paul Trois Châteaux, plusieurs centaines de villageois et villageoises, « pierres et haches en mains« , expulsent les sergents et reprenant par la force les biens qui avaient. été saisis. A Die éclate en 1639 une émeute provoquée par l’augmentation des impôts, et la mauvaise gestion des affaires municipales. Mais les révoltes les plus graves explosèrent dans les deux plus importantes villes de la province s à Grenoble, en 1641, peu avant la mort de Richelieu à Valence, en 1644, Mazarin étant premier ministre, et Nicolas Fouquet intendant du Dauphiné.

Les textes de l’époque caractérisent ces soulèvements par l’expression « émotions de femmes« , et c’est ce qui fait leur originalité, bien que les hommes n’aient point été absents de l’action.

 

 

« Une désolation générale « 

 

La révolte de Grenoble, au cours de laquelle un agent fiscal avait été mis à mort par la foule et jeté dans l’Isère, avait été durement réprimée, nais les causes qui l’avaient provoquée ne disparaissaient point pour autant. De 1641 à 1644, la situation s’aggrave encore en Dauphiné. C’est ce qu’évoque, en ternes émouvants, une supplique- adressée en 1644 au chancelier Séguier :

« Le peuple n’a plus de quoi supporter les charges qui l’accablent de toutes parts, les receveurs demandent de l’argent à ceux qui n’ont pas du pain pour vivre, et la misère de la province est si grande que si elle ne reçoit pas par votre faveur les effets de la miséricorde de Sa Majesté, toutes les apparences doivent faire craindre une désolation générale« .

Depuis 1643, l’intendant de la province était le jeune Nicolas Fouquet dont on sait quelle fut par la suite l’éclatante et brève carrière (surintendant des finances et prédécesseur de Colbert, puis dramatique disgrâce), Fouquet, au début de 1644, signale qu’au voisinage de Romans, « Déjà on prend des pierres contre les huissiers qui vont dans les communautés de la campagne« .

Valence est alors la seconde ville de la province. Les passages de troupes, accompagnés des charges, des exactions, des scènes de pillage et des sévices habituelles, provoquent fréquemment les plaintes des consuls, L’une d’elle)}évoque ainsi les « crimes » commis par les soldats ; « le désordre a été ai grand que si l’autorité de la justice n’y apporte le remède nécessaire, il n’y aura plus aucune sûreté« , Même en dehors de ces excès, la sécurité en ville est très précaire et, recherchant, après la révolte les causes qui ont pu amener les femmes à se soulever, Fouquet lui-même reconnaît que « quelques soldats de la garnison leur faisaient souffrir d’extrêmes violences« . Les causes de la révolte sont cependant plus complexes. Le marasme des fabriques de draperie de la Basse Ville, la cherté croissante de la vie provoquaient la colère contre ceux qu’on accusait de « faire des amas de bled pour l’enchérir » ; le receveur de l’élection, « partisan des tailles pour la province » son commis -un usurier; le fermier des gabelles et de la douane, un « partisan » lui aussi, et le secrétaire greffier de la ville, accusé de stocker blés, avoines et foins pour les revendre hors de la province. Enfin, les commerçants et revendeurs, les hôtes, aubergistes et cabaretiers, les boulangers (qui vendaient aussi du vin) souffraient particulièrement lors des passages de troupes et venaient en outre subir une augmentation des droits (indits) sur « le trahut ou débite du vin« . La colère était générale.

 

Une affiche écrite à la main appelle à la révolte…

 

Le 10 août 1644, à la pointe du jour, les Valentinois qui savaient lire purent déchiffrer à divers endroits, sur les murs de la ville, des placards écrits à la main. L’un d’eux, qui avait été apposé sur la maison de l’un des consuls, à un carrefour de la Grand’Rue, fut découvert de bon matin par un domestique de l’évêque, décollé par lui, et aussitôt transmis aux autorités. Ayant pu en découvrir une copie dans des archives parisiennes peu accessibles, et un tel document étant rare à cette époque, je crois intéressant d’en donner des extraits, en rectifiant seulement l’orthographe et la ponctuation.

L’affiche prétend émaner – ce qui n’est point certain! – des femmes de Grenoble révoltées en 1641, et incitant celles de Valence à suivre leur exemple :

« Les Dames de Grenoble et confédérées aux Dames de Valence, Salut. Nous, ayant vu les mauvais desseins que font les Receveurs des élections de la Province contre le pauvre peuple, qui ne tendent qu’à tyrannie, et encore au même sujet pour comble de nos malheurs les trésoriers de notre ville sont allés aux Elections pour partager la taille royale dans laquelle ils ont fourré contre l’intention de Sa majesté déclarée par sa patente plus que du double de la dite imposition, laquelle devrait être supportée également avec les autres ordres de la province, et par ce moyen s’en déchargent doucement et nous écrasent de ce fardeau…

Toutes ces causes nous ont émues à entreprendre de retrancher les mauvais desseins de ces pirates à leur avènement, les ayant tous voués au Dieu Neptune pour lui en être fait sacrifice. Et parce que Valence est la retraite de ces garnements… (dont les noms et qualités sont cités). Nous vous prions vous en rendre maîtresses et les nous conserver, car nous les enverrons quérir par un régiment de nos amazones leur ayant déjà préparé le sommet de notre tour du pont pour leur y faire faire une cabriole… »

Le placard appelle ensuite les femmes de Valence à agir « contre la tyrannie de ces partisans qui sont les ennemis capitaux, car ils nous ont cy devant saignés jusqu’à la dernière goutte, et maintenant nous veulent sucer la moelle des os…«

 

L’intendant Fouquet faillit y perdre la vie

 

La révolte ayant été l’objet de graves débats au Conseil d’Etat, d’assez nombreux documents en rendent compte, mais les récits les plus détaillés sont un procès verbal, dressé par Fouquet lui-même, et un rapport émanant de l’un des consuls de Valence. Il n’est possible ici que d’en donner un court résumé.

Le 10 août, en dépit des placards, la journée se passa sans incident. Mais à la nuit tombante,des femmes et des « hommes déguisés« , sous prétexte d’un charivari, se dirigèrent vers la place des Clercs, et donnèrent l’assaut au bureau de la recette des impôts. Le 11, l’émeute gronde tout le jour; le 12, des échauffourées eurent lieu entre les manifestants et les soldats de la garnison; 400 femmes armées de piques et de hallebardes « l’une d’entre elles battant le tambour » conduisirent au seigneur-évêque une délégation à la tête de laquelle marchait, les armes à la main, « la capitaînesse… avec un chapeau et des plumes« . En l’absence du gouvernement de la ville, le lieutenant de celui-ci,

Cucurieu n’avait pas de forces suffisantes, pour briser une émeute aussi conséquente, car si les femmes manifestaient ouvertement, les hommes étaient prêts à intervenir. Cucurieu fit donc appel à l’intendant Fouquet. Celui-ci venait d’être relevé de ses fonctions à la suite d’intrigues de cour, et il se trouvait à Romans, sur le chemin du retour à Paris, lorsqu’il eut connaissance de la sédition. Il se rendit le 13 à Valence.

« Nous avons été avertis, écrit-il dans son procès-verbal, qu’à l’une des portes de ladite ville, il y avait au moins 150 farines armées de hallebardes, fourches et autres armes, tambour battant, qui nous attendaient« .

Entrant par la porte de la citadelle, Fouquet se rend de suite à l’évêché où les femmes, aussitôt prévenues de son arrivée, affluent en foule pour lui présenter leurs requêtes. Il accepte d’en recevoir six ou sept, à la condition qu’elles déposeront leurs armes, et essaye de les calmer par de belles promesses.

Il croit y avoir réussi, nais lorsqu’à la nuit, notre intendant quitte l’évêché par une porte dérobée et monte en carrosse avec les deux conseillers du parlement de Grenoble qui 1’accompagnaient, plusieurs femmes qui faisaient le guet alertent les émeutiers. « A l’entrée du Bourg, écrit Fouquet, nous fûmes attaqués à coups de pierres par nombre d’hommes et de femmes qui bordaient le fossé, et nous reçûmes un coup dans l’estomac. En même temps, quantité de monde, au nombre de plus de 4 à 500, armés d’ hallebardes, d’épées, fourches et autres armes, vinrent au dit carrosse que nous avions fait arrêter exprès pour leur parler, mais ils continuaient à jeter des pierres et criaient : « Tuez, tuez ! Aux voleurs! On emmène les voleurs! « 

L’un des conseillers est blessé, l’autre est tué sur place dépouillé, et son corps jeté sur la rive du Rhône. Fouquet, poussé dans un cabaret, n’échappe qu’à grand peine à la foule en furie qui voulait l’expédier aussi dans le fleuve.

 

Une féroce répression, mais le gouvernement doit cependant alléger les charges.

 

Dans la situation explosive qui était alors celle du Dauphiné, la révolte de Valence pouvait être le point de départ d’un soulèvement général et Pouquet craignait l’extension « d’un grand mal inévitable à toute la province, si une ville de cette considération prenait les armes« . Le duc de Lesdiguières, gouverneur, considère qu’il ne dispose pas de forces suffisantes pour ramener la ville à la soumission, et le 14 août, il propose au cardinal de Mazarin, en attendant l’arrivée de troupes , de temporiser, en essayant « de ramener ces personnes dans l’obéissance par les voies les plus douces » : « Mon sentiment serait, Monseigneur, de dissimuler juscues à ce que l’on put avoir des troupes pour mettre toutes choses dans le devoir« .

Le Conseil d’Etat décide de détourner sur le Dauphiné le régiment de Sully, au lieu de l’envoyer comme il était prévu, sur le front de Catalogne. Lesdiguières, de son côté, avec le concours des seigneurs de la région, mobilise des forces, mais c’est le 19 août seulement qu’il se sent assez fort pour faire son entrée à Valence, « accompagné de deux ou trois cents gentils hommes de ses amis pour apaiser ladite sédition et pour tenir nain forte à ce que la justice fut faite aux coupables« .

Après divers incidents de procédure, qui opposent le gouverneur, le nouvel intendant dépêché de Paris, le Parlement de Grenoble, et même la Chambre des Comptes de Vienne, d’impitoyables et cruels châtiments visent à étouffer l’agitation par la terreur. « Ils condamnèrent deux a estre roués, note dans son journal le Valentinois Salomon de Merez; leurs têtes mises sur des perches et leurs corps aux créneaux des murailles. Un d’iceux fut exécuté à la place des Clercs, l’autre au bourg, et un homme pendu, les autres firent amende honorable devant le palais et à la porte de l’Eglise principale, il y eut deux femmes fouettées; le lundi suivant, ils firent encore pendre une femme, fouetter deux hommes et une femme, bannir l’hôte du « Chariot”, à perpétuité, et un nommé Taroy aux galères pour trois ans. La boucherie a été grande, on en avait puni beaucoup d’autres et Monsieur de Montclar allant prévenir Mr. l’Intendant (lors de l’agression contre Fouquet) fit tuer beaucoup de femmes et hommes, leurs corps furent trouvés dans les vignes ou jetés dans le Rhône.«

Cependant le successeur de Fouquet, l’intendant Lozières, comprit que la répression la plus féroce ne saurait suffire à rétablir l’ordre, dans une population exaspérée de misère. Il dut accorder un sursis au paiement des impôts dont l’aggravation avait été à l’origine de l’émeute; le 1er décembre 1644, le Conseil d’Etat prit un arrêt qui modérait les tailles de la province.

Pourtant de nouvelles émeutes éclatèrent encore en 1645, en Valloire et à Grenoble. Le souvenir de la révolte de Valence resta longtemps vivace. 21 ans plus tard, un charron de Chabeuil; Jean Bard ameutant contre les huissiers la population de son bourg; déclarait qu’il fallait « tuer tous ces messieurs »…, et faire comme faisaient les femmes en haine du cinq pour cent à Valence« .

Roger Pierre

 

Sources : Article paru dans la revue AUED

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