Lucie de Pracontal : emmurée vive le jour de son mariage
au château de Montségur (Drôme)
(D’après « Histoires étranges qui sont arrivées » (par G. Lenotre), paru en 1933)
En 1715, le château de Montségur-sur-Lauzon (Drôme), jadis repaire du célèbre baron des Adrets, est le théâtre de la disparition de Lucie de Pracontal le jour de son mariage, lors d’une partie de cligne-musette organisée durant les festivités. Interrogatoires, battues : rien ne permet de la retrouver, le seul espoir résidant dans l’étrange prédiction d’une cartomancienne affirmant que « la châtelaine reverrait sa fille ». Trente ans plus tard, tandis que cette tragique histoire est portée à la connaissance d’une chasse joyeuse s’abritant du soleil à l’ombre des dépendances du château, la curiosité de l’un des jeunes visiteurs s’en trouve piquée, et l’on décide d’organiser une nouvelle partie de cache-cache…
Armoiries des Pracontal
Vers le milieu du XVIIIe siècle, 1745 ou 1750, le jeune vicomte de Rabasteins, qui avait alors une vingtaine d’années, parcourant en touriste le Dauphiné, visita, un jour d’été, avec quelques compagnons de son âge, le vieux château de Montségur, aux environs de Saint-Paul-Trois-Châteaux. C’était un antique manoir alors à demi ruiné et qui, depuis près de trente ans, demeurait inhabité. Il avait été le repaire du baron des Adrets, le huguenot fameux dont la bravoure, la ruse et la cruauté demeuraient légendaires.
Pendant bien des années, au temps de Henri IV, le baron des Adrets avait terrorisé la contrée ; en guerre perpétuelle avec tous ses voisins, il possédait le don singulier de disparaître quand ses ennemis le talonnaient de trop près, et les paysans assuraient, en se signant, que le diable, son associé, lui procurait pour ces jours-là une retraite impénétrable que, depuis lors, personne n’avait découverte. En revanche, son Montségur passait pour être hanté ; par certains temps d’orage, aux grondements du tonnerre répondaient de longues plaintes qui semblaient sortir des souterrains du château, et peu de gens osaient s’aventurer dans le dédale de bâtiments, de cours, de galeries, de salles et d’escaliers que formait l’immense construction. Un gardien, vivant avec sa famille dans un pavillon isolé, montrait aux touristes la propriété et leur en racontait les traditions.
Le jour où le vicomte de Rabasteins s’y présenta avec ses compagnons d’excursion, l’atmosphère était lourde et la chaleur écrasante. Le gardien conduisit les jeunes gens à l’entrée du château, leur conta quelques traits de la vie du baron des Adrets ; mais cette vieille légende ne les émut pas beaucoup. On fit le tour des remparts qui, bâtis sur le roc, surplombaient de profonds ravins embroussaillés. Parvenu avec les visiteurs à une sorte d’esplanade gazonnée et très déclive, le gardien s’arrêta devant une croix de pierre, se découvrit et désigna solennellement, d’un geste de la main, l’inscription gravée sur le socle : « Lucie de Pracontal. 25 juin 1715. »
Ruines du château de Montségur sur Lauzon
Puis il commença la terrifiante histoire. Dans les dernières années du règne de Louis XIV, le château de Montségur était habité par la noble famille de Pracontal ; le marquis, un grand seigneur presque toujours à la cour ou en guerre, la marquise, une pieuse et charitable dame que les pauvres adoraient, leur fille Lucie, douce et charmante enfant dont tout le pays vantait la grâce, l’intelligence et la bonté.
Au printemps de 1715, Lucie de Pracontal, qui avait alors dix-huit ans, fut demandée en mariage par un jeune gentilhomme dauphinois, le comte de Quinsonas : les deux jeunes gens s’aimaient, l’union projetée satisfaisait leurs familles, et les noces furent annoncées pour le 25 juin. Ce jour-là, ce fut grande fête à Montségur. Après la messe, célébrée à la chapelle du château, on prit place à la table dressée dans une galerie du rez-de-chaussée et que présidait la mariée, rayonnante de bonheur et jolie à miracle sous l’auréole de ses cheveux blonds, dans la robe de soie d’un bleu très clair, au corsage de laquelle la marquise de Pracontal avait, suivant l’usage du temps, sitôt après la bénédiction nuptiale, épinglé ses bijoux de famille : d’admirables ferrets de diamants et un double rang de grosses perles, vieilles de cinq siècles.
Depuis bien des années, le manoir du baron des Adrets n’avait abrité autant de gaieté et de bonheur. Pourtant, un accident singulier assombrit un peu la fin du dîner : Lucie, en s’efforçant d’ouvrir un noyau d’abricot dont elle voulait partager l’amande avec son mari, brisa le frêle anneau d’or qui, depuis une heure à peine, était à son doigt. « Oh ! fit-elle, n’est-ce pas là un présage de malheur ? » On s’empressa de la rassurer en riant et de lui faire honte de sa superstition, puis, comme le repas s’achevait et que les paysans organisaient des rondes sur l’esplanade, l’incident fut vite oublié.
Toute l’assistance était pleine d’entrain. En attendant que la chaleur fût un peu tombée et qu’on pût se mêler aux danses, quelqu’un proposa une partie de « cligne-musette » (c’est là le vieux nom du jeu de cache-cache). L’étendue et la complication des appartements du château se prêtaient admirablement à ce passe-temps et réservaient autant de surprenants enfoncements que d’admirables embuscades.
Après une heure de courses dans les longs couloirs, de cris de joie, d’appels, de rires, de chasses à travers les escaliers et de perquisitions dans les vastes armoires, on battit le rappel et tous les joueurs se rassemblèrent. Lucie seule manquait : connaissant mieux que les autres les dispositions du château, elle s’était sans doute si bien cachée qu’elle n’avait pas entendu le signal terminant la partie. On l’appela, rien ne répondit : les joueurs, intrigués, reprirent la chasse, ouvrant toutes les portes… Lucie ne fut pas retrouvée. M. de Quinsonas, nerveux, presque inquiet déjà, se mit en quête, appelant sa femme : « Lucie ! Lucie ! » Lucie ne répondit pas.
Tous les invités, tous les serviteurs, instruits de cette inexplicable disparition, s’employèrent à chercher la jeune mariée. On scruta les moindres coins des greniers, des écuries ; les grands coffres à avoine, les souterrains ; on explora le château tout entier, les granges, les communs, les remparts ; on visita les toits, les caves ; on sonda les murs… Personne ! Mme de Pracontal, éplorée, réclamait sa fille à tous les assistants ; les danses villageoises étaient interrompues ; des paysans visitaient les fossés entourant le vieux manoir, battaient les broussailles, poussaient leurs investigations jusqu’aux vergers voisins. On ne découvrit de Lucie aucune trace.
La nuit vint : la fête commencée dans la joie s’achevait dans la consternation. Il fallut bien interrompre les recherches pour les reprendre le lendemain, dès l’aube ; mais elles n’eurent pas meilleur résultat. Mme de Pracontal se persuadait que sa fille était sortie du château, et que, entraînée par la déclivité de l’esplanade tapissée d’un gazon glissant, elle était tombée dans le ravin ; on suivit cette piste, mais on ne trouva rien. Quelque bête fauve avait-elle, durant la nuit, déchiré et emporté le corps ? Supposition d’autant plus invraisemblable que nulle part on ne rencontrait trace de chute, aucun lambeau de vêtement, aucune herbe foulée ou tachée de sang.
On apprit que, le jour des noces, une bande de bohémiens avait campé aux environs du château : ces nomades, disparus au cours de la fête, n’avaient-ils point enlevé la jeune femme pour s’emparer de ses bijoux ? On lança à leur poursuite la maréchaussée de Saint-Paul-Trois-Châteaux : ils furent rejoints, ramenés à Montségur ; mais les plus menaçants interrogatoires, les fouilles les plus minutieuses établirent que ces bohémiens étaient innocents : le hasard de leur pérégrination les avait seul amenés dans la région et ils ignoraient même la disparition de Lucie de Pracontal.
Seulement, une cartomancienne, qui faisait partie de leur troupe, émue du désespoir de la marquise, offrit à la noble dame le concours de son art magique. Elle étala ses tarots, se livra à des calculs mystérieux et décréta que « la châtelaine reverrait sa fille. » Pourtant, les jours, les semaines, les mois s’écoulèrent et jamais on ne découvrit trace de Lucie. Mme de Pracontal, obstinée à son idée d’une chute dans quelque gouffre, fit élever, au bord du ravin, la croix de pierre portant le nom de sa fille et la date de la disparition. Ce n’était pas une tombe, puisque le monument ne recouvrait aucun corps ; ce n’était pas un cénotaphe, puisque le mot « décédée » ne s’y lisait pas ; ce laconisme de l’inscription signifiait que, en dépit de la douloureuse certitude, la marquise ne se résignait pas et que la prédiction de la cartomancienne restait, comme une petite lueur d’espoir, au fond de sa pensée en deuil.
A la suite de cette catastrophe, les Pracontal avaient quitté Montségur. Le château, abandonné à la surveillance du gardien, tombait en ruines. Depuis trente ans la marquise n’y avait point reparu : elle vivait à Valence, dans la retraite, uniquement occupée d’œuvres pieuses et charitables.
Tel fut le récit du garde. La joyeuse bande des visiteurs y prit plus d’intérêt qu’aux souvenirs du baron des Adrets. Mais ils n’étaient ni d’âge ni de disposition d’esprit à s’en émouvoir profondément ; ils donnèrent un regard à la croix, s’approchèrent du ravin où la malheureuse Lucie avait sans doute disparu ; puis, comme il était l’heure du dîner, ils sortirent de leurs portemanteaux les provisions dont ils s’étaient munis. La femme et les filles du gardien dressèrent la table à l’ombre d’un portique délabré et le repas commença gaiement.
Seul le vicomte de Rabasteins se montrait moins animé que ses compagnons : encore qu’il s’efforçât de n’en rien laisser paraître, la tragique histoire de Lucie de Pracontal l’avait grandement impressionné. L’image de cette jolie fille avec ses cheveux d’or et sa robe d’azur obsédait sa pensée : il venait d’entendre prononcer son nom pour la première fois, et pourtant il lui semblait qu’un lien mystérieux l’unissait à ce fantôme. Il ne se sentait point maître de cette impression d’autant plus inexplicable qu’il était, par tempérament, peu disposé à la mélancolie. Aussi portait-il cette insolite disposition d’esprit au compte de l’orage qui grondait au lointain : de gros nuages couleur d’étain accouraient de l’horizon et montaient à l’assaut du ciel, et les arbres de l’esplanade agitaient furieusement leurs bras tordus.
Le pique-nique se poursuivait, très bruyant ; mais Rabasteins se mêlait distraitement à la joie générale. Il mangeait peu et caressait, d’un geste machinal, un gros chat gris, le chat du gardien sans doute. L’animal, attiré par l’odeur des mets, était venu rôder autour des convives et avait familièrement sauté sur ses genoux ; il s’y pelotonnait en ronronnant, et, par moments, levait vers Rabasteins ses yeux mi-clos, couleur d’ambre, câlins et attirants comme une énigme.
Un peu fatigué de la turbulence de ses camarades, Rabasteins quitta le premier la table. Désireux de se mouvoir, il parcourut les remparts et, instinctivement, se rapprocha de l’esplanade où s’élevait la croix commémorative ; il relut l’inscription : « Lucie de Pracontal, 25 juin 1715 ». Pourquoi ce nom le troublait-il à ce point ? Il s’approcha du bord du ravin, se pencha, se retenant aux branches, cherchant à voir : il lui semblait que la morte était là, que jadis on l’avait mal cherchée, et que, malgré les trente ans écoulés, il allait apercevoir, au fond du trou broussailleux, quelque lambeau de sa robe bleue, quelque floche de ses cheveux blonds.
La pluie, tombant par rafales, le chassa de ce lieu sinistre ; il rejoignit ses compagnons qui, très animés, regardaient tomber l’averse. L’orage interrompait leur excursion, mais ils en prenaient allègrement leur parti. Ils demandèrent au vicomte d’où il venait, et celui-ci leur conta son pèlerinage à l’esplanade : il ne cacha point combien l’histoire de Lucie de Pracontal l’avait ému. Les autres l’avaient déjà oubliée ; pourtant, par complaisance, ils en rappelèrent les péripéties : l’anneau brisé, la partie de cligne-musette… Et, comme la pluie tombait à torrents, comme on ne pouvait songer à se remettre en route, l’un des jeunes gens proposa de jouer à cache-cache. Dans cet immense château, dont toutes les salles étaient désertes, comme ce serait amusant !
Tout de suite, on applaudit, le jeu s’organise. La bande se divise en deux camps : les uns se cacheront, les autres chercheront. Vite on se disperse. Rabasteins est de ceux qui se cachent. Ayant retrouvé tout son entrain, curieux de partir à la découverte à travers le dédale des étages, il s’élance, traverse trois ou quatre salles démeublées et poussiéreuses, longe une galerie, pousse une porte, descend un escalier dérobé, se trouve dans une salle basse ouvrant sur un corridor obscur… Mais déjà il entend, derrière lui, résonner sur les parquets sonores le pas d’un poursuivant : il se dissimule dans l’ombre, se tapit derrière une porte dont il ramène sur lui l’un des battants et se tient là immobile, retenant son souffle.
Le traqueur approche plus lentement, à tâtons, car le couloir est obscur : encore quelques pas et il va se heurter à Rabasteins. Celui-ci se fait aussi mince que possible, s’appuie à la muraille, s’y incruste, et, tout à coup, il sent la cloison céder sous son effort. Une porte qu’il n’avait pas aperçue s’ouvre sans bruit derrière lui, donnant accès à une cache admirable : il s’y enfonce, la porte retombe silencieusement, et Rabasteins presque aussitôt perçoit le bruit que font, contre cette mince cloison qui le sépare de lui, les mains de son poursuivant frôlant la boiserie. Le chasseur palpe, furète, s’éloigne, et ses pas se perdent bientôt dans le lointain.
La pièce où se trouvait Rabasteins était absolument obscure. Armoire ou cave ? Il n’en pouvait juger, car d’aucun joint n’y filtrait le moindre rayon de lumière. Assuré maintenant d’avoir, par une chance inespérée, échappé aux recherches de son camarade, il jugea inutile de séjourner plus longtemps dans cet endroit ténébreux… Mais ses mains ne retrouvent pas la serrure ; il les promène du haut en bas de la cloison, en large, en long, sans rencontrer la moindre aspérité. Étendant les bras, avançant avec précaution, il mesure son réduit : c’est un cabinet de cinq pas en tous sens, entièrement lambrissé de planches lisses. Il faut sortir de là pourtant, d’autant plus que l’air y fait défaut au point que la respiration du jeune homme se trouve déjà gênée. Appeler ? Frapper à la boiserie ? C’est inutilement s’exposer aux railleries de ses compagnons et perdre la partie si heureusement gagnée. Il est inadmissible que, de ce cabinet où l’on entre sans le vouloir, on ne puisse sortir en s’y appliquant.
Et, de nouveau, Rabasteins palpe les parois de sa prison, méthodiquement cette fois, ne laissant pas un point inexploré, et, sur la muraille opposée à celle par laquelle il a pénétré dans le cabinet, ses doigts fureteurs s’arrêtent à une petite cavité, assez semblable, comme dimension, à l’intérieur d’un dé à coudre. Il y enfonce l’index, appuie… Tout aussitôt le coup sourd d’un contrepoids retombé résonne dans la muraille ; une porte s’entrebâille, Rabasteins la pousse : elle ouvre, non dans le corridor où il se trouvait tout à l’heure, mais dans une chambre basse à laquelle on descend par quatre marches de pierre.
Du haut de ce perron, retenant d’une main la porte, le jeune homme, se penchant, examine la salle : un soupirail, garni de forts barreaux et percé à la hauteur du plafond, l’éclairé d’une pénombre grise ; une armure ternie est suspendue au mur ; comme meubles, une large table et deux fauteuils à grand dossier incliné. Ces choses, veloutées de poussière, semblent être d’une teinte uniformément morte ; il s’en exhale une odeur nauséabonde.
L’un des sièges est placé de façon que, du seuil, on n’aperçoit que le haut dossier de cuir gris ; mais, en avançant la tête, Rabasteins s’aperçoit que quelqu’un y est assis. Rassuré, il cesse de maintenir la porte, qui se referme aussitôt. Au bruit de chaînes qu’elle fait en retombant, le vicomte tressaille involontairement ; déjà il s’efforce de la rouvrir, mais elle est sans loquet, sans poignée, sans serrure : une feuille de métal implacablement plane. Malgré l’angoisse qui l’oppresse, Rabasteins ne veut pas avoir peur. Que craindrait-il en effet ? Puisqu’un être humain a trouvé le moyen de pénétrer dans cette chambre, il est facile aussi bien d’en sortir. Il descend les marches de pierre, s’avance : en effet, une femme est là, immobile, la tête appuyée au dossier, les bras posés sur les accotoirs du fauteuil. Elle dort… C’est l’une des filles du gardien, sans doute, qui, ayant peur de l’orage, s’est réfugiée ici et s’y est assoupie.
Rabasteins ne se permet pas de la réveiller. La situation qu’elle occupe, dans la partie la plus sombre de la pièce, où elle s’est placée pour mieux dormir, ne laisse apercevoir que sa silhouette vaguement estompée ; mais on distingue pourtant qu’un sourire écarte ses lèvres, découvrant ses dents blanches. Le comte, un peu étonné que le bruit de la porte n’ait pas interrompu le sommeil de la dormeuse, se résout à prendre patience ; il s’assied dans le fauteuil vide ; un livre est sur la table, un antique bouquin à fermoir de fer rouillé. Il attire à soi le volume, chasse d’un souffle la poussière qui le recouvre, et feuillette : c’est une Bible huguenote vieille de deux cents ans, la Bible du baron des Adrets, peut-être. La lecture est peu récréative…
Mais qu’est ceci ? A l’intérieur de la couverture de cuir, quelques mots sont tracés, ou pour mieux dire gravés, au moyen d’un stylet maladroit. Et le stylet, le voici sur la table : c’est une longue et forte épingle, à grosse tête de métal ciselé, comme les femmes du temps de Louis XIV en portaient pour maintenir leur coiffe… Le jeune homme, pour s’occuper, cherche à lire : « Vous qui pénétrerez dans cette chambre, recommandez… » Mais ici l’épingle a déchiré le vélin, laissant un mot illisible ; à la ligne suivante les caractères se succèdent, très nets… « âme à Dieu, vous n’en sortirez pas… »
Rabasteins jette un cri d’effroi. D’un coup d’œil il a lu la fin : « vous n’en sortirez pas plus que moi, Lucie de Pracontal… » Lucie de Pracontal ! Mais cette femme qui est là, immobile, endormie, il faut qu’elle s’éveille, il le faut ! Il se lève d’un bond, court à elle, étend le bras, pour effleurer la main de la dormeuse. Épouvante ! Les doigts qu’il a touchés sont froids et durs comme des ossements. Il se rue sur la porte, s’y roule, essaie de s’y cramponner, s’y retourne les ongles : « A moi ! à moi ! au secours ! » Mais il sent que sa voix est sans force ; sa clameur est rauque et sourde comme celles qu’on pousse dans les cauchemars : elle ne doit pas percer l’effroyable épaisseur des murs de son cachot. Dans la frénésie de sa terreur, emporté par le besoin d’agir, de se sentir vivre, il se précipite vers l’armure d’acier rouillé appuyée au mur ; il s’empare du casque, le lance de toute sa vigueur contre la porte ; il le reprend, le jette encore, s’épuise à cet effort enfantin, puis il s’arrête, écoute… Hélas ! au fracas du vieil armet, roulant sur les marches de pierre, rien ne répond.
Et la nuit vient. Déjà l’étroite meurtrière, qu’obstrue un croisillon de barreaux, apparaît à peine, brouillée dans un crépuscule livide. Rabasteins ne se résigne pas. La terreur double ses forces. Il traîne sous le soupirail la robuste table de chêne ; sur la table, il place le fauteuil ; il se hisse sur cet échafaudage ; ses mains atteignent ainsi le bord de la fenêtre ; elles agrippent les barreaux rugueux ; il s’y suspend, s’élève, parvient à voir… Le soupirail ouvre au niveau du sol d’une cour exiguë qu’enclosent de hautes murailles nues et noires. Il semble à Rabasteins qu’il est au fond d’un puits. Il crie, il appelle ; mais quel espoir que le bruit de sa voix franchisse cet amoncellement de pierres ! Depuis que ces énormes murs ont été construits, aucun être vivant, si ce n’est, peut-être, les reptiles et les rats, n’a pénétré dans ce cloaque sans issue apparente, bourré de gravats et d’orties. Pourtant le malheureux crie encore ; il se cramponne aux barreaux : cette bouffée d’air qu’ils tamisent, cette lueur brumeuse qu’ils interceptent, c’est tout ce qui lui reste de la vie, et il n’y veut pas renoncer.
Il retombe, cependant, vaincu par la fatigue ; il se retrouve dans son tombeau : l’obscurité est complète. Immobile, n’osant faire un mouvement, Rabasteins suppute les heures qu’il va passer là : sera-t-il fou avant la fin, ou lui faudra-t-il souffrir, en pleine raison, toutes les tortures de l’agonie ? Il est en sueur et il frissonne ; sa tête est en feu, ses membres sont glacés ; il prie, il prie désespérément ; il sanglote, il n’a plus de résolution, plus de forces, plus d’idées. Accolé au mur, il essaie encore de se maintenir debout. S’il pouvait atteindre le fauteuil, s’y étendre… Mais ses jambes faiblissent, ses yeux se ferment, son corps fléchit ; il glisse sur les dalles froides, sans heurt, évanoui.
Il lui sembla qu’après un long, très long sommeil, un bruit l’avait réveillé. Le sentiment de son atroce situation lui revint aussitôt avec une implacable lucidité. Tout de suite sa pensée retourna à l’horrible voisinage du cadavre, son compagnon d’agonie : il le savait là, derrière lui, figé dans cette attitude effrayante qui n’avait pas varié depuis trente ans. Rabasteins, encore qu’il se rendit compte que, de la place où il était couché, il ne pouvait apercevoir la morte, s’obstinait cependant à tenir les yeux fermés. Pourtant, un bruit très net, assez semblable au choc d’un meuble contre un parquet, le fit tressaillir. Il regarda… L’obscurité était complète encore ; mais, en face de lui, dans l’ombre opaque, luisaient deux yeux, deux yeux vivants, jaunes et immobiles. Était-ce une illusion du délire ? Rabasteins gardait pourtant la certitude que le cadavre n’était pas là, qu’il se trouvait au fond de la salle, près des marches, et que, d’ailleurs, aucune lueur ne pouvait jaillir de ses yeux vidés par la mort depuis tant d’années.
Cependant, il lui fallait bien croire à la réalité : deux prunelles rondes et lumineuses étaient fixées sur lui. Il fit un mouvement : les yeux disparurent ; il les revit presque aussitôt, plus loin, plus haut, comme si l’être auquel ils appartenaient se fut dressé sans aucun bruit. Rabasteins projetait de marcher vers cette apparition : que risquait-il ? Mais il se sentait sans forces, et ne bougeait pas. D’ailleurs il était distrait de sa résolution par une douleur grandissante, qui le tenaillait : il avait faim, sa gorge était brûlante ; il se rappela qu’il n’avait pas soupé : c’était le commencement ! Il se pelotonnait, attentif à ne point remuer, craignant qu’un mouvement avivât ses souffrances. Ses idées se brouillèrent ; de nouveau il ferma les paupières ; il les rouvrit, revit les deux yeux brillants dans l’ombre, mais ne leur donna plus aucune attention. Il songeait au repas qu’il avait pris, la veille, avec ses compagnons ; son dernier repas ; il s’en remémorait les plus insignifiants détails : un flacon d’eau, très claire, qu’on avait placé devant lui, sur la nappe blanche, obsédait particulièrement sa pensée. Il lui sembla aussi sentir l’odeur du pain bis servi par la femme du garde ; il se souvint du gros chat gourmand qu’il avait gratifié de la meilleure part de son dîner, puis il ne pensa plus ; ses douleurs se calmèrent ; il s’endormit.
Quand il reprit ses sens, il faisait jour : du soupirail tombait sur les dalles grises un mince rayon de lumière. Rabasteins se trouvait très dispos ; il sortit sa montre, pressa le bouton, mais le timbre ne sonna pas : la montre était arrêtée. Bien qu’il ignorât l’heure, il fixa l’aiguille sur midi et remonta le ressort, puis il se leva, fit quelques pas dans la pièce, descendit le fauteuil de la table où il l’avait placé la veille, et seulement alors il tourna les yeux vers le cadavre de Lucie de Pracontal. Il n’avait plus peur, il n’éprouvait même plus de répugnance, mais, au contraire, une sorte de curiosité respectueuse pour cette forme silencieuse et rigide que le destin lui avait donnée pour compagne.
Il s’approcha d’elle, la contempla longuement. Les yeux de la morte étaient clos, ses paupières creuses ; les cheveux pendaient en longues floches, légères comme une vapeur blonde ; la peau du visage semblait momifiée ; les lèvres rétractées laissaient paraître les dents et semblaient sourire ; les plis de la robe, élimée et ternie, tombaient, droits et raides, sur le corps desséché ; à peine distinguait-on sous la poussière fine le bleu de la soie, au fond des cassures que la lumière n’avait pas atteintes. Au corsage pendait une sorte d’éponge desséchée et noire qui avait été un bouquet ; les diamants étaient noirs aussi et les perles du collier, mortes et ternes, s’étaient en partie égrenées. Aux bras du fauteuil, les doigts osseux semblaient d’une longueur démesurée.
Rabasteins se souvenait d’avoir vu, à Bordeaux, dans la crypte humide d’une église, des cadavres momifiés depuis plusieurs siècles : celui de Lucie de Pracontal avait manifestement été l’objet d’un phénomène similaire. De son attitude calme il essayait de déduire les circonstances de l’agonie de la jeune femme : elle était morte, pensait-il, sans souffrance, dans un évanouissement prolongé. Il ne pensait pas qu’un sort semblable lui était réservé ; non pas qu’il conçut l’espoir de sortir de ce lieu maudit, mais il était absorbé par l’attirante contemplation du cadavre : une sorte de quiétude s’était faite en son esprit. Il replaça la table devant le fauteuil de Lucie, approcha l’autre siège, s’assit en face d’elle, et, les coudes appuyés sur la tablette noircie, il resta là, rêveur, comme s’il attendait le réveil de la morte, fasciné par ses yeux creux et son rictus continu. Il lui semblait que plus jamais il ne pourrait détourner son regard de cette face parcheminée, de ces longs doigts couleur de cendre. Qui lui eût prédit, quand, si peu d’heures auparavant, il écoutait le récit de l’énigmatique disparition de Lucie, qu’il était appelé à en découvrir sitôt le mystère ?
Il s’expliquait maintenant l’invincible attrait qu’avaient exercé sur sa pensée, alors qu’il était parmi les vivants, le nom et l’histoire de la pauvre fille : c’était elle qui l’appelait ; cette âme en peine l’avait désigné pour être son compagnon de sépulture ; et il lui semblait qu’en pénétrant dans ce caveau, il avait involontairement obéi à l’appel du fantôme. Pour échapper à ces hallucinations, il ouvrit la Bible. Tandis qu’il feuilletait le livre, sa songerie allait au baron des Adrets, au terrible partisan huguenot qui avait, lui aussi, passé bien des heures dans cet obscur réduit : c’était là sa cachette, assurément, cette retraite restée inconnue depuis deux siècles et si secrète que les paysans ne l’avaient jamais soupçonnée.
Rabasteins se mit à lire ; de temps à autre il levait les yeux et regardait Lucie, puis son front retombait sur sa main et il reprenait sa lecture. La nuit tombait. Depuis plus de vingt-quatre heures il était là ; un grand calme l’avait tout entier envahi ; son esprit lui paraissait paralysé ; il savait inutile toute tentative d’évasion, et il espérait qu’il mourrait ainsi, dans un assoupissement de son être, sans souffrance, résigné. Un nouveau bruit, léger et flou comme le glissement d’un spectre, le tira de cet engourdissement : il avait l’impression que quelque chose de vivant passait derrière lui. Doucement il tourna la tête, et revit, dans l’ombre d’un angle, briller les deux mêmes yeux ronds qui l’avaient épouvanté durant la nuit. Comme ses regards étaient accoutumés déjà à l’obscurité de la tombe, il constata que ces deux yeux étaient ceux d’un chat, un familier du caveau sans doute, qui s’y était glissé à travers le croisillon du soupirail. Même, en fixant plus attentivement, il reconnut le matou : c’était le gros chat gris du gardien de Montségur.
Tout aussitôt, Rabasteins sentit ses artères battre à coups précipités. Il n’a encore aucun projet, mais il comprend que cette bête est pour lui une communication possible avec l’extérieur. Cent idées se heurtent dans sa tête ; il ne s’arrête à aucune ; il ne fait pas un mouvement ; il craint d’effaroucher l’animal, surpris évidemment de rencontrer un vivant dans cette cave où, depuis longtemps sans doute, il vient quotidiennement tenir compagnie à la morte. S’il allait avoir peur, s’enfuir, disparaître, ne plus revenir ! Et, doucement, doucement, s’efforçant à ne point faire un geste brusque, en dépit de l’angoisse qui le serre à la gorge et de la palpitation galopante de son cœur, Rabasteins glisse la main vers la poche de sa veste ; il en tire avec précaution son mouchoir, le roule lentement en corde, sans cesser un instant de tenir ses yeux fixés sur ceux du chat, et, tout à coup, il bondit, se rue sur l’animal, qu’il saisit malgré les coups de griffes et les contorsions ; il l’étreint, le captive, s’en rend maître, noue le mouchoir à l’une des pattes, ramène les deux pointes sur le dos où il les serre d’un triple nœud, ceinturant le corps souple de la bête qu’il lâche enfin, grondante et terrifiée…
Le chat saute sur une pierre en saillie, atteint d’un second bond le soupirail, se glisse sous les barreaux et disparaît. Déjà Rabasteins l’a suivi ; debout sur le dossier du fauteuil, fou d’espoir, il secoue le croisillon de fer, et, d’une clameur continue, où il met ses dernières forces, il appelle : « A moi ! à moi ! Rabasteins ! » jusqu’à ce que, défaillant, sans souffle, il vacille, étend les bras et tombe évanoui sur les dalles, étendu, aux pieds de la morte.
Rabasteins eut la vie sauve. Ses compagnons n’avaient pas voulu quitter Montségur. Voyant le chat revenir au logis porteur du mouchoir de leur ami, ils comprirent que celui-ci avait dû tomber dans quelque oubliette. On suivit le matou, on découvrit le soupirail, on chercha la porte de la chambre inconnue qu’il devait aérer. Ne l’ayant pas trouvée, on s’arma de pics et de pioches, on arracha les barreaux, on agrandit l’ouverture et l’on descendit, au moyen d’une échelle, dans le caveau, d’où l’on tira, toujours évanoui, le pauvre vicomte. Il était resté là deux jours entiers.
On découvrit en même temps le cadavre de Lucie de Pracontal. Mme de Pracontal, aussitôt prévenue, se transporta à Montségur ; elle eut le courage de pénétrer dans le caveau où sa fille était morte, et c’est ainsi que se trouva réalisée la prophétie de la cartomancienne : « La châtelaine reverra son enfant. » L’ancien retrait du baron des Adrets fut converti en chapelle. Jamais on ne put ouvrir la porte de métal qui en formait l’entrée : il fallut abattre la muraille dont la cavité dissimulait un formidable mécanisme composé de roues, de grosses chaînes et d’énormes contrepoids.