Loi prohibant le flirt : une idée américaine née au début du XXe siècle
(D’après « La Revue politique et littéraire », paru en 1902)
En 1902, l’académicien Émile Faguet, célèbre pour sa verve, son espièglerie, sa subtilité et son érudition, apprenait que la législature de New York était sur le point de discuter un projet de loi tendant à enrayer le flirt, la lecture des dispositions à venir l’amenant à juger cette mesure dénuée de sens commun, contre-productive et délétère, sans compter que légiférer, comme le souhaiteraient les « flirtophobes », sur un sourire ou un regard relèverait de la gageure.
S’agissait-il de ce flirt-ci ou s’agissait-il de ce flirt-là, s’interroge Émile Faguet ? Car, poursuit-il, il y en a plusieurs. S’agissait-il du flirt masculin ou du flirt féminin, ou des deux ? Certainement le flirt suppose toujours deux personnes et plutôt de sexe différent, et donc le flirt est masculin-féminin par essence et définition. Mais encore, tantôt il consiste dans, chez un homme, le désir d’être agréable à une femme, tantôt dans, chez une femme, le désir de ne pas être indifférente à un gentleman ; et cela fait deux flirts très différents.
Chacun sait, par exemple, écrit Faguet, que le flirt masculin en Amérique consiste essentiellement à se montrer, devant une jeune fille qu’on veut éblouir, extraordinairement brillant et étonnamment vainqueur dans des jeux athlétiques, et il est évident que le flirt chez les jeunes filles, encore qu’il puisse avoir ce caractère dans une certaine mesure, ne peut pas consister essentiellement en cela.
J’étais donc indécis et anxieux et, après être resté dans cet état d’âme le temps convenable pour en jouir, j’ai fini par vouloir m’éclaircir et j’ai écrit une petite lettre caressante, une petite lettre de solliciteur, à un de mes amis de New York, nous apprend l’académicien. Il a mis quelque temps à me répondre, si bien que je croyais que la nouvelle en question était tout simplement un-canard américain. Le canard américain consiste souvent à couper la queue de son chien, ce qui en fait un singulier animal.
Mais non, ce n’était pas un canard. Mon ami a fini par m’envoyer un rayon brusque de phare tournant et je suis éclairé. Et vous allez l’être. Car voici sa lettre : « My dear, la nouvelle est vraie. Elle est vraie en ce sens que le projet en question a été déposé. Mais qu’il vienne jamais à la discussion, c’est une autre affaire. C’est un peu ici comme chez vous et c’est un peu chez vous et chez nous comme partout. Un projet est comme un roi. Quand il est déposé, cela ne veut pas dire qu’il ait de très grandes chances de régner un jour. Cela veut dire plutôt le contraire. Mais encore est-il qu’il est déposé et qu’il peut venir en délibération une de ces années. Il y a des années où l’on n’est pas en train, comme disait votre Murger ; mais il y a des années où l’on travaille, même législativement. Il est possible que le projet soit discuté ; il est possible qu’il soit voté. Les flirtophobes sont assez forts chez nous. La flirtexécution peut être décidée.
« Mais de quel flirt s’agit-il ? Vous m’étonnez de me le demander. Il s’agit, bien entendu, du flirt féminin. Ne savez-vous donc pas que c’est, en vérité, le seul qui existe chez nous ? Chez vous, les gentlemen font la cour aux dames depuis Clémence Isaure et depuis plus longtemps encore. Vous savez bien que chez nous ce sont les jeunes filles qui font la cour aux jeunes gens. Elles leur donnent des rendez-vous. Elles se promènent avec eux et, very well, elles les promènent. Elles les invitent à dîner ou à luncher, comme, en votre XVIIe siècle, les jeunes seigneurs « donnaient un cadeau » à de jeunes dames, ce qui voulait dire qu’ils leur offraient une collation. Vous savez que je sais très bien le français. C’est un de mes moyens à moi, de séduction. Il est austère, comme il me sied.
« Eh bien, c’est ce flirt-là que nos bons puritains de l’État de New York trouvent shocking et veulent réprimer. Ils trouvent que cela compromet le bon renom de la vertueuse et grave Amérique, et lui donne figure plaisante devant le monde qui la regarde. Moi, je trouve que le monde peut regarder l’Amérique ; mais que le flirt américain ne le regarde pas.
« Ils trouvent surtout — et c’est bien là, toute comparaison désobligeante étant écartée, que le bât les blesse —, que trop souvent leurs benêts de fils sont séduits par des intrigantes, ce qui n’est pas tout à fait faux. Il arrive que leurs grands garçons manquent, je ne dirai pas un mariage riche, ce à quoi il est incontestable que nous tenons peu, mais un bon mariage, un mariage avec une jeune fille sérieuse, solide, modeste et bonne ménagère, oiseau rare, du reste, chez nous, pour épouser une jeune fille, généralement très honnête, mais frivole, superficielle, dépensière et très éventée, qui les aura séduits par ses cajoleries, ses provocations, ses attirances hardies, en un mot par ce que nous appelons le flirt.
« Qui les aura amusés, surtout. Nos jeunes gens sont rudes, courageux et tristes. Ils n’ont ni la légèreté française, qui s’amuse d’elle-même et qui a le bonheur, en vérité, puisqu’elle en a la monnaie, qui est la gaieté ; ni la tranquillité allemande, qui, sans s’amuser précisément, jouit d’elle-même en savourant le rêve ou l’enchaînement lent et paisible des idées. Ils sont tristes dès qu’ils n’agissent pas, dès qu’ils ne poussent pas la balle du tennis d’un bras vigoureux ou le boulet du football d’un pied énergique.
Flirt. Biscuits Lefèvre-Utile. Affiche publicitaire
de 1899-1900 réalisée par Alphonse Mucha
« La jeune fille arrive, qui les amuse, qui les divertit, qui les secoue par ses espiègleries et ses idées folles et ses propos excentriques, qui les fait rire de ce rire large et bruyant que vous connaissez. C’est le flirt. Il a peut-être ses inconvénients. Il a, ce me semble, beaucoup d’avantages.
« Mais il est, à ce qu’il paraît, un peu inconvenant, un peu improper. Nos néo-puritains, cela est certain, le voient d’un mauvais œil. Ils veulent le détruire par une loi, ce qui me paraît bien malaisé. On n’abolit guère par la loi ce qui est dans les mœurs. Une loi répressive du flirt ne serait que restrictive du flirt. Elle le restreindrait… que dis-je ? Elle le dénaturerait sans le restreindre le moins du monde. Il subsisterait sous une autre forme, peut-être plus mauvaise. La loi le rendrait hypocrite . Nos jeunes filles flirteraient moins franchement, moins ouvertement, moins rondement ; mais elles flirteraient tout de même. Le manège se substituerait à la provocation.
« Nous aurions les petites flirteuses sournoises que vous connaissez. Point d’éclat, point de tapage, point de mouvement, point d’allures conquérantes, point de marche à l’ennemi, point de raids, point d’assauts en musique comme à votre siège de Lérida, point de garden parties, point de parties de plaisir, point d’invitations à luncher, point de rendez-vous ; mais le fameux jeu qui est le vrai grand jeu, le jeu du sourire et des yeux.
« Tout est là, vous savez bien. On se croise avec un jeune homme à la promenade. On le regarde à peine, mais d’un regard « à l’instant détourné », qui est un aveu, une déclaration, un hommage et presque une prière. Si l’attention n’est pas réveillée à la troisième ou quatrième fois.
« On se rencontre avec un jeune homme en une soirée, à un dîner, à un « cinq heures ». On ne lui dit rien du tout. Mais il suffit qu’il dise un mot et, par exemple, qu’il fait froid, pour qu’on le regarde d’un air profondément admiratif avec l’œil noyé de l’extase, et pour qu’un sourire prolongé, évidemment involontaire et dont il est certain qu’on ne s’aperçoit pas, erre doucement sur les lèvres imperceptiblement entrouvertes. J’ai entendu dire que c’était là. le flirt français. Qu’en dites-vous ?
« Français ou autre, il est charmant. Et il est diablement dangereux. Il prend l’homme par ce qu’il a de plus sensible et de plus facile à prendre, par la vanité, par l’amour-propre. Il est une flatterie dissimulée, raffinée, savante, prolongée, incessante, et comme une lente caresse de l’âme. Je crois qu’il faut être assez fort — ou très occupé ailleurs — pour y être insensible, et je crois que l’on n’y est jamais indifférent.
« Or, contre ce flirt-là, quelle loi faire, s’il vous plaît ? Je voudrais bien qu’on me le dît. Qui pourra empêcher de sourire ? Qui pourra empêcher d’avoir un regard admiratif suivi d’un regard rêveur ? Je ne vois pas le texte législatif qui pourrait formuler exactement ces choses-là, et les interdire avec une précision suffisante. Le regard échappe au législateur, le sourire donne peu de prise au magistrat.
« Or, tout l’effet de la loi de nos flirtophobes serait de substituer le flirt français — mettons français, si vous voulez — au flirt américain, le flirt sournois au flirt franc, le flirt ingénieux et savant au flirt… je dirai presque au flirt ingénu. Je ne vois pas bien le progrès.
« Ne doutez point que nos jeunes filles ne fissent très promptement la substitution. Elles sont très fines au fond. Elles s’abstiennent d’être rouées parce qu’il leur est permis d’être hardies, et elles cessent un peu d’être jeunes tilles parce qu’il leur est permis d’être garçonnières ; mais la répression aurait très vite ses effets ordinaires, et de la guêpe bourdonnante la loi aurait très vite fait une fine mouche.
« Avez-vous lu Meta Holdenis de votre Cherbuliez, avez-vous lu Bijou de votre Gyp ? Voilà des flirteuses dans les teintes douces. Elles n’ont rien d’audacieux ; elles n’ont rien de bruyant. Elles passent à travers le monde sans avoir l’air de se douter qu’il existe ni qu’elles existent. Elles sont bien loin de tout manège de coquetterie. Elles ne savent même pas ce que c’est que la coquetterie. En attendant, elles affolent tout le monde sans avoir l’air de s’en douter. C’est le regard, c’est le sourire, c’est la démarche, c’est un mouvement imperceptible, c’est moins qu’un mouvement : c’est l’attitude. Ferez-vous une loi contre l’attitude ? Je ne crois pas qu’on puisse aller jusque-là en fait de loi de tendances.
« Il me semble donc que le projet de loi de nos flirtophobes et de nos flirtoclastes est un beau coup d’épée dans l’eau de rose. Fût-il voté, ou il n’empêcherait rien du tout, ou il remplacerait un mal par un mal peut-être pire, ou tout au moins un mal par un autre mal. À flirt flirt et demi. « Nous flirtions. Il vous déplaît. Nous coquetterons maintenant. » Il ne faut pas casser la corde d’un arc quand cet arc en a plusieurs. C’est l’arc qu’il faudrait briser. Essayons donc de briser celui-là ! C’est l’arc d’Ulysse aux mains de Circé.
« Après cela, vous savez, mon cher ami, qu’autre chose aussi me rassure, moi indulgent au flirt, comme partisan de toutes nos vieilles institutions américaines. Vous n’ignorez pas que chez nous une loi votée, une loi promulguée, une loi insérée aux papiers officiels, peut très bien être une loi qui n’existe pas. Nos tribunaux ont le droit de déclarer qu’une loi n’est pas applicable, qu’une loi est caduque, à peine née, parce qu’elle est contraire aux institutions fondamentales de l’Union. Nous avons, comme cela, un certain nombre de lois qui figurent avec beaucoup d’honneur dans nos codes et qui n’ont jamais, jamais été appliquées. Par décision des tribunaux, gardiens de notre sainte Constitution, le citoyen n’a qu’un devoir envers elles, qui est de leur désobéir. Vous ne connaissez pas cela en France. C’est américain. C’est strictement américain. C’est éminemment américain ; car c’est très original.
« Eh bien ! je vous le demande, mon cher ami, si le bill sur le flirt était voté, est-ce qu’il y aurait un tribunal dans toute l’étendue des États, comme nous disons, pour admettre qu’il fût applicable ? Est-ce que le flirt n’est pas au rang de nos institutions fondamentales ? Est-ce qu’il n’est pas dans la Common Law ? Est-ce qu’il n’est pas la Common Law elle-même ? C’est trop évident. La Common Law, c’est les droits de l’homme. ll est trop évident que le flirt est le droit de la femme. Il est sacré, inaliénable et imprescriptible. La loi peut tout faire, comme disent les Anglais, excepté d’une femme un homme. Eh bien, ôter à nos jeunes filles le flirt, ce serait vouloir les changer de sexe. C’est la chose impossible, et j’ajoute qu’elle est indélicate.
« Non, cher et respectable ami, le flirt continuera d’exister. Légalement ou illégalement, il continuera d’exister, parce qu’il est constitutionnel. Tant pis — et faut-il dire tant pis ? — pour nos jeunes gens. Ils n’ont qu’à se garder. Ils n’ont qu’à réfléchir. Ils n’ont qu’à s’apprendre à eux-mêmes à distinguer l’amour vrai de l’amour factice, encore qu’ils se ressemblent quelquefois à s’y méprendre facilement ; ils n’ont qu’à aiguiser leur sagacité psychologique. Les Américains ont inventé le paratonnerre contre le coup de foudre.
« Agréez, cher ami, mes sympathies très fidèles, et Dieu vous garde du flirt, qu’aucune mesure législative ne saurait efficacement combattre. »
Je suis assez de l’avis de mon docte correspondant, reprend Émile Faguet, tout en lui laissant la responsabilité de quelques opinions contestables ou hasardées. Je ferai une simple observation qui sera à demi en faveur de ce projet de loi sur lequel il daube si fort. Je n’y tiens pas. Je reconnais qu’il serait à peu près inefficace et d’une application à peu près impossible ; mais encore il serait un texte officiel servant en quelque sorte d’avertissement : « La mendicité et le flirt sont interdits sur le territoire de l’État de New York » ; cela voudrait dire à l’adresse des jeunes gens un peu candides : « Il existe un danger, que les hommes graves ont estimé assez grave lui-même pour le considérer comme un délit. C’est le flirt. Prenez garde au flirt. Songez au flirt. Toutes les fois que vous vous trouvez avec une jeune fille, rappelez-vous que le flirt existe. »
Ce n’est pas un mauvais avis, au moins. Il est bon à afficher. Défiez-vous des pickpockets du cœur.