L’INDUSTRIE DRÔMOISE AU XIXe SIÈCLE

L’industrie drômoise au XIXe siècle. Le mouvement industriel dans la Drôme au XIXe siècle






Quelques ouvrages récents étudient le passé industriel de la Drôme en le replaçant dans un cadre plus général et dans une optique élargie.

Le point de vue est largement justifié si l’on considère que l’histoire économique gagne à être comparative et si l’on peut affirmer dès maintenant, sans risque de se tromper, que l’industrie drômoise ne fut jamais dominante, mais qu’elle fut le plus souvent dans le passé, dominée et dépendante.

Pierre Léon, dans sa « Naissance de la grande industrie en Dauphiné », inclut le département de la Drôme dans le vaste ensemble alpin et permet, en particulier, la comparaison avec la toute voisine Isère. J’ai moi-même et que l’on excuse cette immodestie, étudié dans une thèse sur l’industrialisation lyonnaise au XIXe siècle, les liens de dépendance et de domination relative qui unissaient la Drôme à la métropole rhodanienne. Concernant le siècle passé, la question de la structure industrielle, de la plus ou moins grande autonomie des diverses branches nous paraît tout à fait fondamentale. Dans quelle mesure, la tradition locale, le terreau humain, les initiatives drômoises suscitaient-ils les activités industrielles ? Dans quelle mesure celles-ci furent-elles induites par les influences extérieures ? Sans doute le partage et le bilan ne sont-ils pas toujours aisés à faire, mais certaines indications précises permettent d’esquisser une réponse.

 

L’INDUSTRIE AVANT 1815

 

L’industrie drômoise, telle que nous la rencontrons après 1815, date qui pour tous les historiens ouvre le long XIXe siècle, résulte de deux séries d’événements. D’une part elle plonge ses racines dans les activités mises en place au XVIe siècle dans le cadre d’une activité artisanale plus ou moins encadrée et contrôlée par le capitalisme commercial. D’autre part, l’acquis du siècle précédant fut sensiblement modifié par la période révolutionnaire et impériale.

Toute l’ancienne province du Dauphiné connaissait une forte activité artisanale à la veille de la Révolution. La montagne, les vallées et la plaine activaient un important travail de la laine, tissée à domicile. Les draps se rassemblaient dans quelques villes, à Romans, à Chabeuil, à Loriol et à Dieulefit, à Saillans et à Taulignan. Des marchands plus ou moins importants concentraient et commercialisaient la production. Parmi les plus notables, citons les Morin de Dieulefit et les Latune de Crest, qui accumulaient ainsi les capitaux qui seront plus tard investis dans l’industrie.

Le travail du cuir (Tannerie et mégisserie) était pratiqué sur une large échelle artisanale dans la région de Romans et quatre petits ateliers fabriquaient le papier à Chabeuil, St-Donat, Aouste et Crest.

Parallèlement à ces activités toutes artisanales, des industries nouvelles s’installèrent dans la région au cours du siècle. Comme un peu partout en France, le travail du coton s’implanta, mais ici fort modestement : trois filatures à Saillans et deux à Crest. En 1764, Coudard et Ruelle, largement aidés par les pouvoirs publics, fondèrent la manufacture de Valence pour la fabrication des toiles de coton et des toiles imprimées. L’entreprise prit la raison Dupont et Cie en 1770. Dès ces années, cette modeste industrie cotonnière utilisait les mécaniques Jennies, importées d’Angleterre. Mais l’événement le plus déterminant fut le développement de la sériciculture dans les pays drômois. Le premier essor paraît se situer vers 1725-30, autour de Chabeuil, Loriol, Valence, Nyons et Dieulefit. A partir de cette époque, le développement, mesuré d’abord par les plantations de mûriers, se fit à un rythme rapide entraînant un premier recul des cultures arbustives et se localisant autour de la basse Isère et dans une zone comprise entre Montélimar et Buis. Dans les années 1750, des tirages royaux furent créés à St-Vallier (Chazale), à Crest (Vassenas), à Die (Audra), à Valence (Roche) et à Livron (Dessoudeys) ; mais ils entrèrent en lutte avec les petits ateliers qui, tout en fournissant des produits assez médiocres, fonctionnaient à moindre coût. Ces derniers eurent donc le dernier mot et les tirages royaux disparurent avant la fin du siècle. En 1780, la province du Dauphiné possédait 113 moulinages, dont la majorité en pays drômois.

Pendant la mise en place de ce premier système industriel, Lyon, la première place commerciale de la région et du royaume, eut une influence variable. La ville fut un important marché qui assurait la commercialisation des draps drômois sur le plan national. Par contre et d’une façon qui peut paraître paradoxale, Lyon fut d’abord hostile au développement de la sériciculture drômoise. En effet, les marchands de soie lyonnais s’adressaient traditionnellement aux producteurs piémontais et voyaient perturber à regret leurs relations commerciales. Ils demandèrent en vain l’arrêt de la filature des soies indigènes. Pierre Léon pouvait ainsi écrire : « Lyon, tout en collaborant au développement de l’industrie dauphinoise, redoutait en même temps de voir s’élever en Dauphiné un groupe autonome et ne favorisait le centre voisin que pour lui imposer ses conditions ».

Néanmoins, à la fin du XVIIIe siècle, toute la Drôme expédiait sa soie à Lyon. La correspondance du marchand de soie Guérin illustre concrètement l’intensité des relations soyeuses entre la région et la ville. Entre 1790 et 1820, la maison Guérin entretenait des correspondances fournies (et nous sont-elles toutes parvenues ?) avec presque toutes les villes du département. Les liasses sont particulièrement épaisses en ce qui concerne Crest, Montélimar, Romans, Saillans, Saint-Nazaire, Grignan, Bourg-St-Andéol, Dieulefit et Tain. Sans doute s’agit-il d’une correspondance soyeuse pour l’essentiel, entretenue avec les mouliniers et les marchands locaux comme Hall, de Romans ; Vassieux, de St-Nazaire ; Fabry, de Bourg-St-Andéol ; Sambuc et Noyer, de Dieulefit. La maison Guérin recevait les soies de la Drôme, les vendait au mieux, faisait des avances aux mouliniers locaux, jouant ainsi un rôle commercial et financier déterminant. Mais Guérin entretenait aussi des relations épistolaires denses avec Morin et Latune, alors marchands de draps ; il était le banquier de ces négociants, assurant l’escompte et le recouvrement des traites.

Cette gamme assez étroite d’activités témoigna pendant tout le XVIIIe siècle, d’un fort dynamisme, assurant une sensible prospérité. Mais la période impériale cassa cet élan et en 1815 le diagnostic porté est relativement pessimiste : la production n’avait pas rejoint le niveau de 1789 ; les techniques avaient été fort peu modifiées et les capitaux étaient insuffisants. La montagne perdait ses avantages et son artisanat et la plaine affirmait sa supériorité.

 

LES MUTATIONS AU XIXe SIÈCLE

 

L’évolution industrielle du XIXe siècle envisagée dans sa longue durée concerne trois groupes d’activités : activités traditionnelles stagnantes ou en déclin, activités traditionnelles en essor, activités nouvelles apparaissant vers la fin du siècle.

 

Le déclin d’activités traditionnelles

 

Dans le premier groupe, on signalera la disparition rapide de toute industrie cotonnière : l’indiennerie Dupont fut fermée en 1832 et les filatures cessèrent toute activité en 1835. Au début du siècle, la draperie se maintenait bien : 85 grandes maisons contrôlèrent la commercialisation en 1811. Mais les conditions de la production se modifièrent, les sources d’approvisionnement locales déclinèrent comme dans maintes régions françaises, dès 1843 Morin et Chabrières faisaient venir les laines des pays méditerranéens et d’Amérique du sud ; d’autre part, les débouchés extérieurs des draps se fermèrent et les ventes durent se concentrer sur le marché national. La fabrique de draps employait 2 785 personnes en 1817, 1 257 en 1843, 950 en 1864, 438 en 1906. Déclin séculaire sans nul doute ; la baisse de l’emploi est significative, même si la productivité a augmenté. L’ancien artisanat se regroupait progressivement autour de quelques entreprises importantes et de quelques grands noms : en 1825, Morin avait renoncé au Commerce des draps pour se consacrer à leur fabrication, avec Rodet il assurait la production de Dieulefit ; à Die, Chabrière employait 126 ouvriers en 1843.

La papeterie suivit une évolution à peu près identique. Au début du siècle, les huit entreprises de la Drôme étaient de fort petite taille (les effectifs de trois d’entre elles ne dépassaient pas 3 personnes…) C’est en 1819 que les Latune, de Crest, tout d’abord marchands de draps, tournèrent leurs capitaux vers la fabrication du papier, sur les conseils de leurs parents, les Johannot, d’Annonay. Comparant la papeterie de la Drôme à celle de l’Isère, P. Léon a pu écrire : « Moins capitalisée, moins mécanisée, plus éloignée de Lyon, la papeterie de la Drôme ne connaissait plus qu’un médiocre essor «. Essor médiocre, mais non négligeable. En 1843, 8 papeteries employaient 157 ouvriers à Aouste, Chabeuil et Blacons. La machine N.L. Robert améliorée par Canson ne fut que très lentement introduite. Il y en avait 3 dans la Drôme et 25 dans l’Isère en 1868. En 1869 l’emploi atteint cependant 300 ouvriers dans 11 usines. Ces effectifs étaient en réalité groupés dans quelques grandes entreprises : chez Latune (171) et chez Montgolfier, à St-Barthélemy-de-Vals (45). Autour de 1900, les effectifs commencèrent à régresser sensiblement. Les changements de technique et de matières entraînaient des investissements importants et éliminaient les petits producteurs. Dès cette époque, la maison Latune maintenait seule sa position en se spécialisant dans une production de qualité.

La mégisserie disparut totalement ; la tannerie, concurrencée par Millau, déclina et se concentra à Romans et Valence dans quelques entreprises de grande taille comme celle de Mirabel-Chambaud.

La poterie de terre, qui animait de forts effectifs à St-Vallier, Dieulefit et à Poét-Laval, déclina et localisa son activité à Dieulefit où la baisse des effectifs persista (1833: 983 ouvriers ; 1869: 393).

Aussi, au cours du XIX’ siècle, ces branches d’activité héritées d’un actif artisanat déclinèrent ou se rassemblèrent en quelques unités de production. Autour de 1900, elles ne constituaient plus que des industries reliques, témoins d’un passé révolu.

Il convient de nuancer l’affirmation de ce déclin car, sur la base d’une main-d’œuvre rompue au travail artisanal, des activités dérivées ou de substitution se développèrent. On soulignera le vif essor d’une bonneterie de laine fournissant bonnets et bas dans les régions de Crest et de Valence en réutilisant l’ancienne main-d’œuvre de tissage à domicile des draps. Une substitution tout aussi élémentaire se réalisa dans le domaine de la poterie : la production de la poterie de terre fut relevée par celle de poterie de grès pour laquelle la Drôme se situait au premier rang français autour de 1900. Enfin la fabrication de la chaussure fournit un nouvel emploi aux artisans libérés par le déclin de la mégisserie, de la tannerie et du tissage de la toile à domicile. Un premier essor se développa après 1850 et se concentra près de Romans dans la fabrication de la galoche lancée par F.-B. Guillaume. Puis la production se développa et se diversifia. L’emploi à Romans passa de 230 ouvriers en 1856 à 781 en 1867 et 980 en 1880. L’introduction de la machine Blake, réalisant la couture mécanique, favorisa la concentration d’une partie des opérations en usines. Après les années 1880, l’essor fut considérable dans la région de Romans : l’emploi dépassait 6 000 ouvriers en 1914.

Le déclin à long terme des industries les plus anciennes fut donc compensé par l’essor de ces branches dérivées.

 

Le développement de la chapellerie et des industries de la soie

 

D’autres activités, au contraire, étaient mieux adaptées aux conditions du marché et connurent un développement à peu près ininterrompu au cours du XIXe siècle. Ce groupe est plus monolithique puisqu’il ne comprend en réalité que deux branches d’inégale importance : la chapellerie, la production et le travail de la soie.

La Drôme, comme bien d’autres départements français, possédait un artisanat chapelier (42 ateliers en 1811) d’ailleurs rudement concurrencé par la production lyonnaise. Le travail du feutre, centré sur Bourg-de-Péage, profita lui aussi de la main-d’œuvre libérée par le déclin de la draperie. En 1856, ce centre de fabrication possédait 11 fabriques employant 380 ouvriers ; 20 fabriques et 468 ouvriers en 1865. Mossant créa son établissement en 1835 et une nouvelle usine en 1860 ; la création du chapeau souple assura son succès. Pendant plusieurs décennies, la concurrence fut vive entre Bourg-de-Péage et Montélimar, qui possédait en 1874 3 usines de chapellerie. Ce fut seulement vers la fin du siècle que Bourg-de-Péage, qui faisait fonctionner six usines, l’emporta.

La production de la soie et des soieries a une autre importance et une autre signification pour le département. Jusqu’au milieu du siècle, le développement de la sériciculture reprit l’essor qu’il avait connu au XVIIIe siècle. Pendant la période impériale, la variété des soies blanches, jusqu’alors inconnue en France, fut introduite. La demande insistante de la Chambre de Commerce de Lyon fut exaucée : les petits producteurs furent pénalisés par le lourdes patentes, le système Gensoul, d’origine lyonnaise, fut introduit dans les grands établissements de St-Vallier, Montélimar, St-Donat et Crest. En même temps, comme nous l’indique la correspondance Guérin, les liaisons financières et commerciales avec Lyon se renforçaient (avances de numéraire et comptes à demi).

Le premier aspect important fut la participation de la Drôme au grand mouvement de développement de la production de soie dans la France du sud-est. Dans la première moitié du siècle, la consommation française de soie quadrupla et la production nationale suivit le rythme imposé par la très forte croissance de l’industrie lyonnaise des soieries. Le mouvement se traduisit tout d’abord par une véritable invasion des plantations de mûriers qui passèrent de 454 000 en 1820 à 5 264 571 en 1868. Cette fièvre séricole entraîna une prolifération d’établissements de filature et de moulinage. Les filatures restaient de petite taille, appartenant plutôt au domaine agro-industriel qu’à l’industrie. Elles étaient 264 en 1811 avec 2 293 employés, leur nombre baissa vers le milieu du siècle, mais l’emploi s’éleva à 4 000 personnes ; de plus, de nombreux établissements mixtes groupaient filature et moulinage. La récolte de cocons passa de 428 124 kg en 1819 à 4 882 000 kg en 1853, soit une croissance de 1 046 0/0. Les équipements en moulinage connurent une croissance équivalente : 46 établissements et 778 ouvriers en 1811 ; 154 et 5 572 en 1856. La concentration des entreprises se traduisit par la constitution d’établissements mixtes. Les grosses sociétés étaient tout de même très rares : le cas de Chartron, de St-Vallier, était un cas exceptionnel qui regroupait tissage, moulinage et filature èn plusieurs fabriques implantées à Romans, St-Donat et St-Vallier, avec 650 employés en 1834. Dès cette époque, Romans apparaissait bien comme le principal centre de commercialisation des soies, avantagé par la proximité du centre de transformation lyonnais. Bien entendu, la totalité de la production était orientée vers la métropole rhodanienne et les rythmes de l’économie soyeuse drômoise étaient étroitement dépendants de la conjoncture lyonnaise, mais les liens de cette dépendance restaient essentiellement commerciaux.

La seconde moitié du siècle fut, comme dans tout le sud-est, marquée par de profonds changements. Ils furent d’abord causés par la pébrine, maladie du vers à soie qui, à la fin des années 40, commença à dévaster les élevages du midi de la France. La production française de soie passa de 2 100 tonnes en 1853 à 600 en 1855. Celle de la Drôme, qui atteignait 390 tonnes par an en moyenne, entre 1848 et 1853, s’abaissa à 170 tonnes entre 1861 et 1866. La production ne fut jamais restaurée au niveau antérieur, contrairement à ce qui se passa en Italie. Le poids déterminant des marchands lyonnais peut seul expliquer cette évolution. Ils avaient, en effet, réussi à éviter une famine de soie en important massivement et rapidement des soies asiatiques dont tous les utilisateurs purent constater le bon marché persistant. Celui-ci écarta toute possibilité de restauration de la sériciculture drômoise ainsi victime, en quelque sorte, de la domination d’un pôle unique de commercialisation. Cette évolution eut quelques conséquences évidentes. Elle entraîna un important déclin de la filature dont la matière première locale manquait malgré l’obtention en 1892 des primes à la sériciculture. Il ne subsistait plus en 1912 que 12 filatures. Le moulinage, par contre, gardait une grande vigueur et s’adaptait au travail des soies importées d’Asie. En 1893, un droit de 3 F par kilo freinait fortement l’importation de soies ouvrées italiennes. A la fin du siècle, le moulinage était ainsi la première industrie drômoise : en 1885, 140 moulinages employaient 6 000 personnes. Mais ceux-ci étaient de plus en plus dépendants, non plus seulement sur le plan commercial, mais aussi sur le plan industriel.

La création d’une condition des soies à Valence en 1862 était, contrairement aux apparences, un premier symptôme de dépendance accrue. Dans la mesure où les mouliniers dépendaient désormais des soies importées par les lyonnais et non plus des approvisionnements locaux, le système des avances monétaires n’avait plus de justification. L’établissement local permettait un conditionnement plus rapide après et avant le moulinage et l’envoi des balles à Lyon avec les pièces justificatives.

A la même époque furent créées les conditions de Privas, Aubenas et Valence. Progressivement, le contrôle industriel lyonnais s’établit sur le moulinage. En 1883, la Chambre de Commerce de Lyon proclamait la mort du moulinier indépendant : « Aujourd’hui, le marchand de soie s’est fait industriel ». Cette transformation se réalisait de deux façons. Tout d’abord par la réduction du moulinier en simple façonnier travailleur, non plus comme entrepreneur indépendant, mais au profit du marchand de soie. D’autre part, par l’implantation industrielle des Lyonnais dans le département : Arlès-Dufour à Clérieux ; Bouillet à Chabeuil ; Guérin à Beaumont-lès-Valence ; Palluat et Testenoire à Saillans ; Vigne à Nyons ; Pirjantz et De Michaux à Loriol ; Duplay à Valence et à Beaumont ; l’ingénieur Serre!, de Chabeuil, créait avec Guérin et Payen la « Société d’exploitation des filatures Serrel ». Quelques mouliniers drômois « montaient » à Lyon : les cas les plus célèbres furent celui d’Armandy, qui dirigeait 2 500 personnes travaillant à Faujas, l’Ecluse, Pont-du-Lez et Taulignan et s’installait à Lyon en 1868 et celui de Chabert de St-Vallier. Les mouliniers drômois installaient leur dépôt et leur bureau chez les marchands de soie lyonnais.

Deux remarques sont à faire en ce qui concerne le tissage des soieries. Cette activité n’y eut qu’une faible implantation dans le département, surtout si l’on compare sa situation avec celle de l’Isère voisine. En 1888, celle-ci accueillait 48,6 % des métiers mécaniques régionaux et la Drôme 3,20 % seulement. C’est, en effet, au niveau des métiers mécaniques que la statistique devient précise : 202 en 1877 ; 620 en 1888 ; 1 035 en 1894, auxquels s’ajoutaient 91 métiers à tulle installés à St-Vallier. La nature de la liaison avec Lyon est précisée pour 1894: 5 190 des métiers appartenaient à des façonniers sous-traitants de la fabrique, l’autre moitié à des fabricants lyonnais : Charbin était installé à St-Nazaire-en-Royans ; Josserand et Févrot, Villard et Bocoup à St-Vallier. Les métiers de tulle étaient la propriété de la maison Baboin qui, en 1865, transféra ses équipements de Lyon à St-Vallier pour fuir des ouvriers grévistes et trouver une main-d’œuvre moins coûteuse.

 

L’apparition des industries « modernes »

 

Après ces deux groupes industriels, il nous faut encore résumer l’apparition des industries « modernes », dernières nées du XIXe siècle finissant : un échantillonnage diversifié constitué d’industries légères de consommation. La fabrication des pâtes alimentaires fut d’abord réalisée chez Gilibert à Valence ; elle employait 400 ouvriers en trois usines en 1904. L’industrie du meuble fut d’abord installée à Die, puis à Valence chez Riffard et L. Génin.

En 1900, un millier d’ouvriers travaillaient le cartonnage, d’abord autour de l’enclave de Valréas, puis à Nyons, Tulette et Grignan. La chimie fut modestement présentée à St-Rambert (fabrication d’acide pyrolygneux et d’engrais) et à Valence (fabrique de Baryte). La métallurgie de transformation comprenait une petite production de matériel agricole léger et d’équipements textiles à laquelle s’ajoutèrent la cartoucherie nationale de Valence, installée en 1874 et les fabriques de bijouterie de B. Roux et U. Montagnat.

On pardonnera d’inévitables oublis, mais les trop longues énumérations sont vite fastidieuses.

 

FORCES ET FAIBLESSES DE L’INDUSTRIE DROMOISE DU XIXe SIÈCLE

 

Voici donc évoqué autour de 1900 un tableau industriel juxtaposant des activités d’origine, d’ancienneté et de dynamisme très divers. Il est donc possible de proposer maintenant quelques conclusions synthétiques.

Malgré la relative longueur de l’énumération, l’industrie drômoise formait plus un saupoudrage, d’ailleurs inégalement réparti, qu’un tissu industriel dense et continu, ainsi qu’en témoignent les estimations de la population industrielle : 19 000 travailleurs en 1869, 21 500 en 1905. La situation industrielle de 1884 indique 15 886 personnes, niveau qui souligne la difficulté de dénombrer tous les travailleurs à domicile. Par ailleurs, un net archaïsme des industries drômoises est sensible. Autour de 1900, le travail à domicile caractérisait quelques-unes des activités principales : la fabrication de la chaussure, une part notable du cartonnage. L’atelier artisanal dominait dans le travail du bois et de la terre réfractaire. Le travail concentré en usine, par contre, intervint plus précocement dans la tannerie, la draperie de laine, la papeterie, le moulinage et le tissage de la soie. L’archaïsme des structures s’exprimait par l’archaïsme des formes juridiques de l’entreprise. Pendant tout le siècle, les sociétés de personnes correspondant au financement familial et à l’autofinancement, dominaient l’activité industrielle.

La première société anonyme apparut en 1873, mais ce fut dans les années 1880 que plusieurs sociétés anonymes se constituèrent dans les industries alimentaires et le cartonnage. Les interventions bancaires dans la vie industrielle locale restèrent fort limitées. Le cas d’E. Soubeyran, banquier à Montélimar et administrateur de la S.A. « La chapellerie Montilienne » et de la draperie Rochet est tout à fait exceptionnel. La contrepartie de cet aspect traditionnel fut peut-être une certaine réputation de qualité assez facilement accrochée aux fabrications artisanales : c’est ainsi que s’affirmait le renom de la chaussure cousue main, des chapeaux Mossant, des draps Rodet et des moulinés drômois. Ces derniers échappaient évidemment à la marque artisanale.

Le caractère de dépendance accentué envers un marché unique était une autre faiblesse de l’industrie drômoise. Au début du XIXe siècle, le département subissait la domination commerciale lyonnaise sur l’ensemble de sa production. Lyon était, en effet, le centre du commerce des soies, des draps et des papiers. Cette domination s’allégea et se diversifia au milieu du XIXe siècle. Après 1850, la draperie de Crest et de Dieulefit, les Latune, producteurs de papier, établissaient des relations directes avec Paris et le marché national, sans passer par Lyon. Ainsi, la tutelle commerciale lyonnaise, large mais assez lointaine, s’estompa et fut remplacée par une tutelle industrielle plus limitée, mais plus précise et plus contraignante.

La production des soies et des soieries, première industrie drômoise par la valeur et les effectifs employés devenait, au cours du siècle, le simple prolongement de la fabrique lyonnaise. Les activités et lés rythmes étaient directement imposés par le dynamisme et la politique économique suivie par la métropole rhodanienne. Le rôle de capitale industrielle joué par Romans témoignait, outre la vigueur des activités locales, de l’attraction industrielle plus marquée du grand marché urbain. Une recherche faite sur le dénombrement industriel drômois de 1884 permet de proposer une appréciation de la dépendance industrielle.

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Arrondissements

Popul. Industr.

dont popul. Industr. dépendante

   

Chiffre

%

Montélimar

2 566

797

31

Nyons

663

419

63,2

Die

2 440

1 664

67,9

Valence

10 207

3 040

29,8

Les arrondissements les plus urbanisés résistèrent mieux à la dépendance industrielle parce qu’ils avaient réalisé un développement autonome s’appuyant sur une infrastructure urbaine. Les arrondissements ruraux furent au contraire investis par les intérêts extérieurs au département.

 

Pierre CAPEZ Université – Lyon II

 

 

Sources : Extrait de  » De la soie à l’atome  » de la Chambre des Métiers et de l’industrie de Valence et de la Drôme – 1979

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