Les surnoms dans l’histoire
article de 1893
Quelle valeur, comme image de la vérité historique peuvent avoir les surnoms dont est suivi le nom des princes ? La réponse à cette question se trouve dans l’origine et dans la nature de ces appellations.
On peut accepter, comme correspondant à une réalité, les surnoms désignant une particularité physique: Pépin le Bref, Philippe le Long, Charles le Bel, Guillaume Tète d’Étoupe, Charles le Chauve, Robert Courte Heuse ou Courte Cuisse. et tant d’autres.
D’autres noms proviennent de quelque détail de costume : Henri au Court Mantel, le naufragé de la Blanche Nef, Geoffroy Grise Gonelle; les Plantagenets, selon la tradition, doivent ce surnom, devenu nom dynastique, à la branche de genêt dont l’un d’eux, Geoffroy, ornait son casque, le genêt à fleur d’or, gaieté des champs de l’Ouest.
Une raillerie qui dut paraître amère à ceux qu elle atteignait, ajouta au nom de deux Jean le surnom de Sans Terre; l’un Jean Plantagenet, le frère de. Richard Cœur de Lion, mal partagé en domaines, se dédommagea, on le sait, par les complots et par l’assassinat; l’autre, Jean d’Artois, fils sans héritage du traître et faussaire Robert d’Artois, obtint cependant plus tard le comté d’Eu.
On arrive à une double série de surnoms, les uns désobligeants : Pierre le Cruel, Charles le Mauvais, Robert le Diable, Charles le Simple, les autres flatteurs, le Grand, le Bon. le Sage, etc., etc., dont l’histoire impartiale doit examiner la justesse d’attribution. Que des courtisans aient gratifié d’épithètes louangeuses Philippe le Hardi, Charles VIII l’Affable, ce ne fut guère qu’une complaisance ; le fils de saint Louis eut assurément le mérite assez vulgaire, on l’avouera, d’un certain courage de soldat; et Commines dit de Charles VIII: « Il estoit peu entendu, mais si bon, qu’il n’estoit pas possible voir meilleure créature. » On peut de même souscrire au sentiment de reconnaissance qui valut le beau nom de Père du Peuple à Louis XII ; si ce prince ne fut pas toujours fort éclairé, il eut, du moins, d’excellentes intentions. On ne conteste pas sévèrement à Charles V le titre de le Sage; Charles fit preuve de prudence, le bon sens, de suite dans l’exécution de plans habilement conçus. Quant à Charles VII le Victorieux, il eut bien petite part aux victoires de Jeanne d’Arc et du connétable de Richemont ; et ses derniers triomphes de Formigny et de Castillon, qui achevèrent l’expulsion de l’Anglais, sont dus plutôt.à Dunois et à Jean Bureau, le créateur de l’artillerie française, qu’au roi lui-même. Mais enfin, il est d’usage que les hauts faits d’un règne soient imputés à gloire au souverain, et Charles VII, qui dut utiliser les talents de ses généraux, a droit au double surnom de le Bien Servi et le Victorieux.
N’y a-t-il pas quelque chose de touchant dans le qualificatif, ajouté par quelques historiens, au nom de Charles VI le Bien-Aimé ? Jeune et sain d’esprit, Charles ne montra guère de mérites bien sympathiques; il s’amusa. Insensé et vieilli, il fut témoin irresponsable de l’une des plus lamentables périodes de calamités que le France ait traversées. Trahi par sa femme, par ses parents, par ses ministres, exploité, délaissé, le pauvre fou apparut à ses infortunés sujets comme la plus haute personnification de leur propre misère. Ces braves gens le plaignirent, l’aimèrent et le pleurèrent. Cette affection des opprimés, pour leur roi impuissant, est à l’honneur du peuple. Ne fut-ce que pour en conserver le souvenir, gardons à Charles VI le nom de Bien-Aimé, dont il fut gratifié après sa mort par quelque chroniqueur inconnu interprète du sentiment général.
La grandeur de Louis XIV fut surtout le reflet de la merveilleuse pléiade de génies dont la fortune entoura sa jeunesse. Il n’en créa aucun, en méconnut quelques-uns, et bénéficia de la gloire de tous. Il a cru, de bonne foi, cependant, avoir des droits au titre de Grand, que vinrent solennellement lui décerner les magistrats parisiens, en 1680. Beau roi de théâtre, mais travailleur consciencieux, Louis XIV eut de la dignité et des aspirations élevées dans la conduite des affaires, malgré de déplorables erreurs.
Quand la mort lui eut enlevé les artisans de sa gloire, malade, ruiné, délaissé, il fit noblement son métier de roi et de Français. II est douteux que si la démarche n’eût pas été faite depuis trente ans déjà, les Parisiens fussent venus alors lui donner le titre de Grand. Plus juste, la postérité le lui a reconnu et le lui maintient parce qu’il a su être grand dans l’adversité.
Mais on ne saurait laisser passer, sans protestation, l’épithète de Bon accolée au nom de Jean II, soudard incapable, brutal, dur, faux monnayeur éhonté, déloyal, égoïste impitoyable, qui, racheté au prix d’une rançon écrasante pour ses sujets, n’eut pas le courage de consacrer ses dernières années à panser les plaies que son inepte brutalité avait accumulées sur le royaume, et qui préféra, sous ombre de faire honneur à sa parole, les « festoiements et bombances » de Windsor (1), au spectacle des misères françaises. Qui donc a pu dire Jean le Bon?… Qui?… Les courtisans auxquels ce triste monarque prodiguait l’or arraché à ses bonnes villes; libéralité facile que de donner l’argent d’autrui.
Et Jean sans Peur?… c’est encore un surnom usurpé. Fait prisonnier par les Turcs, à Nicopolis, Jean, alors comte de Nevers et héritier du duché de Bourgogne, fit, dit-on. bonne contenance devant le farouche vainqueur; il n’ignorait pas que Bajazet, fort intéressé à tirer de son riche captif une bonne rançon, ne l’eût pas fait décapiter. Plus tard, Jean dit sans Peur, lâche assassin de son cousin le duc d’Orléans, s’enfuit de Paris, et n’y revint qu’en toute prudence, avec une forte armée; et encore, bien qu’appelé par les Parisiens, n’osa-t-il longtemps s’aventurer hors de Lagny. Jean sans Peur eut alors un autre nom : Jean de Lagny qui n’a hâte.
C’est, en vérité, matière à s’étonner que les mêmes gens si prompts à donner du Bon au roi Jean II, et du sans Peur au couard Jean de Bourgogne, aient flétri Charles de Navarre, du nom de le Mauvais. Certes. Charles mérita cet adjectif, mais pas plus que ne l’aurait mérité son oncle et beau-père, ce même Jean le Bon, confiscateur de ses domaines, qu’en toute justice on pourrait appeler lui aussi Jean Je Mauvais. L’histoire superficielle a de ces iniquités.
Une circonstance accidentelle avait valu à Louis XV le beau titre de Bien-Aimé : il n’en était pas digne, et s’étonnait lui-même, à bon droit, d’une affection aussi naïve. La passion politique d’un parti triomphant acclama Louis XVIII le Désiré. Louis V, un enfant de dix-huit ans, assassiné, après moins d’un an de règne, par des seigneurs inquiets de son activité et de son énergie, a été injustement flétri du nom de Fainéant; Charles de Bourgogne, l’égorgeur de Nesle, est traité avec indulgence par ceux qui l’appellent le Téméraire; c’était un fou furieux. Ferdinand d’Aragon, le type de la perfidie éhontée et de la cupidité sans frein, dut son surnom de Catholique au fanatisme aveugle des Espagnols du dix-huitième siècle, qui oublièrent les forfaits et les vices du politique, pour glorifier le persécuteur des Maures…
Mais à quoi bon poursuivre plus longtemps cette révision des surnoms royaux? Constatons simplement qu’en dehors de ceux qui ont signalé un don ou une disgrâce physiques, un détail tout extérieur, ou un incident momentané, les surnoms attachés aux princes leur ont été le plus souvent attribués par la flatterie, ou infligés par la rancune, tantôt de leur vivant, tantôt, et c’est le cas le plus fréquent, après leur mort, par quelque historiographe recopié sans critique par les compilateurs. Pour un petit nombre seulement, une saine étude historique peut admettre et consacrer la tradition établie; et, tout calculé, on serait bien mal avisé de juger un roi d’après l’épithète devenue d’âge en âge partie intégrante de son nom. Défions-nous donc des surnoms dans l’histoire.
(1) La phrase emphatique, que lui prêtent les « Recueils à l’usage de la jeunesse », n’est ni de la langue ni des habitudes du temps. Jean ne la prononça jamais ; elle a été imaginée par quelque historiographe courtisan. Il eût été si facile au roi de prouver sa bonne foi sans retourner en captivité ! Il lui aurait suffi de faire reconduire en Angleterre, par un peloton d’hommes d’armes sûrs, son fils s d’Anjou, l’otage fugitif, et de rester à son poste de roi, au milieu de ses sujets ruinés.