LES FEUX DE LA SAINT JEAN

 

 

 

 

En 1885

Ce sont là de vieux, de très vieux usages, dont il n’est que temps de recueillir les dernières traces.

Il y a deux siècles, dans presque toutes les régions de France, une cérémonie semblable se célébrait, chaque année, le jour de la Saint Jean, sous le patronage du clergé et avec le concours des plus hautes autorités civiles.

A Paris, le feu de la Saint-Jean était allumé sur la place de Grève en présence du roi – Louis XIV fut le dernier roi qui prit part à cette cérémonie – . Dans dix jours, quelques feux de joie s’allumeront encore en province, principalement dans les pays de montagnes; mais le caractère religieux de la fête se perd de plus on plus. On ne le retrouverait qu’en Bretagne, dans la Bretagne bretonnante. Ces vieilles superstitions, qui tinrent une si grande place dans la vie de nos pères, et auxquelles ils étaient si profondément attachés de cœur que l’Église se vit obligée de les adopter en les réglementant, dans l’impuissance où elle était de les détruire.

Les feux dits aujourd’hui feux de la Saint-Jean remontent, en effet; à le plus haute antiquité. Ces pratiques religieuses font partie de l’héritage de croyances et de rites que la race aryenne, cette race dont les Perses, les Grecs, les Romains, les Scandinaves, les Germains, les Celtes et les Slaves ne sont que des rejetons, a importés avec elle en Occident. Ceci n’est point une conjecture. Ovide, au temps d’Auguste, assistait dans la campagne de Rome à cette cérémonie. Il y avait joué un rôle dans son enfance, il la décrit dans tous ses détails dans ses Fastes, livre IV, v.740 et suiv. . Il rappelle que le jour où cette cérémonie se célébrait à Rome était le jour même de le fondation de le ville éternelle, le 21 juin de l’an 753 avant notre ère. Mais ce qui lui donnait son caractère religieux, c’est que le 21 juin était pour les Romains, comme pour nous le 21 juin, le jour du solstice d’été, une des plus grandes fêtes solaires de l’antiquité. Bossuet, dans son Catéchisme de Meaux, reconnaît que les pratiques qui se rattachent à la fête de la Saint-Jean sont des pratiques païennes « L’Église s’est résignée, dit-il, à y prendre part pour en bannir les superstitions auxquelles cependant, après tant de siècles, les populations ne peuvent se résigner à renoncer »; et il définit ces superstitions : « Danser autour du feu, jouer, faire des festins, jeter des herbes pardessus le feu, en cueillir avant midi, à jeun, en porter sur soi, les conserver le long de l’année, garder des tisons ou des charbons du feu. » C’est ce que l’on faisait déjà du temps d’Ovide. « Bien souvent, écrit Ovide, au jour des Paillis ( 21 juin), j’ai sauté à travers trois brasiers alignés; bien souvent, dans mon enfance, j’ai aspergé l’autel d’eau lustrale avec une branche de laurier… Imitez-moi, jeunes berger, allumez, les feux, faites passer rapidement vos corps généreux à travers les amas embrasés de paille qui pétille : le reste de l’année la déesse Pales vous sera propice; vos brebis seront fécondes, vos béliers seront vigoureux. »

Saint Éloi, au commencement du septième siècle, tonnait déjà contre ces pratiques : «Ne vous réunissez pas au solstice, recommande-t-il à ses ouailles; qu’aucun de vous ne danse et ne saute autour du feu, ni ne chante des chansons, le jour de la Saint-Jean; ces chansons sont diaboliques. »

A quelle fête païenne la fête de Saint-Jean avait-elle donc succédé, pour que les populations, même après leur conversion au christianisme, y restassent si fidèles. On vient de le dire : à une des grandes fêtes du culte du Soleil. Les palilies étaient à Rome, et sous d’autres noms dans presque tous les groupes indo-européens, une manifestation extérieure de ce culte du Soleil et du feu, qui avec le culte des morts se retrouve partout à l’origine de la civilisation aryenne. Le feu, aux yeux des Aryas et de leurs descendants, était un dieu, le plus puissant de tous les dieux. A Olympie, le premier sacrifice offert au nom de la Grèce assemblée était pour le foyer, le second seulement pour Zeus. Chaque famille, chaque cité, chez les Hindous, les Grecs et les Romains, on peut ajouter chez les Celtes, avait son feu sacré. La religion disait que ce feu devait rester toujours pur selon Fustel de Coulanges. Ce feu était censé, en effet, descendre directement du ciel. Il fallait le renouveler chaque année. Or, c’était eu solstice d’été que se faisait cette cérémonie du renouvellement du feu, cérémonie qui se pratiquait en Irlande au temps de saint Patrice comme à Rome au temps d’Ovide. On s’y préparait par plusieurs jours de purification. A Lemnos, on éteignait tous les feux des autels huit jours d’avance. Ces feux devaient être rallumés exclusivement au feu que le vaisseau sacré rapportait de Délos, l’île sainte, où il était recueilli sur l’autel d’Apollon, comme en Irlande on le recueillait sur l’autel de Tara, la capitale religieuse de l’île, où il était allumé par les mains du grand druide. Au septième siècle, en Allemagne, au témoignage de J. Reischius, existait un usage semblable. « Pour obtenir le feu purificateur, il fallait que tous les feux du village fussent préalablement éteints; après quoi le feu nouveau était allumé par un procédé analogue à celui qu’emploient encore aujourd’hui les brahmanes dans l’Inde pour faire apparaître Agni (le feu sacré) sur l’autel. On faisait jaillir la flamme à l’aide du frottement d’un cabestan contre une pièce de bois percée d’un trou et enduite de goudron. »

Ce renouvellement du feu était, dans l’antiquité, accompagné de grandes fêtes, de grandes réjouissances. Ce sont ces fêtes dont l’Église ne put jamais déshabituer les fidèles; l’Église fut forcée de les sanctifier en les adoptant : la fête du solstice d’été fut mise sous le vocable de saint Jean. Chacun sait que le solstice d’été répond à un des grands phénomènes de la nature. Le jour commence à décroître, comme il recommence à croître au solstice d’hiver. Or Jean avait dit, en parlant dit Messie :

« Il faut qu’il croisse et que je diminue « ; Jean était, en effet, le dernier des prophètes ; en lui s’éloignait le soleil de l’ancienne alliance, tandis que Jésus était le soleil de la nouvelle. Dès lors, quoi de plus naturel, puisque la naissance du Christ se trouvait placée au solstice d’hiver (25 décembre), c’est-à-dire à l’époque de l’accroissement des jours, de fixer la nativité du Précurseur à l’époque de leur diminution. Les pères de l’Église acceptèrent ce rapprochement : « A la nativité du Christ, s’écrie saint Augustin dans l’un de ses sermons, « le jour croit, il décroît à la nativité de Jean. Le jour augmente lorsque se lève le Sauveur du monde, il diminue lorsque naît le dernier des prophètes. »

Voilà comment l’Église nous a conservé ces souvenirs pré-chrétiens en les christianisant le plus possible, comme elle a placé des croix sur certains menhirs, quand elle n’a pu empêcher les populations de continuer à s’y rendre en pèlerinage.

Voila ce qui se passe encore aujourd’hui dans certaines paroisses du Finistère le jour de la Saint-Jean; on croirait assister à une fête antique « S’il y a dans la paroisse une chapelle sous le vocable de Saint-Jean, c’est sur la place voisine que le bûcher est établi, sinon c’est sur la place de l’église paroissiale. Chacun apporte un fagot, une bûche, une branche d’arbre ou d’ajonc. Le feu est mis par le curé après les prières du soir. On se découvre; on dit quelques prières en commun ; après un ou deux cantiques chantés à l’unisson, on ouvre une ronde. Les attardés qui jettent leurs fagots dans le bûcher provoquent d’universels cris de joie. Dès que le bûcher commence à tomber, les jeunes garçons et les filles reprennent la ronde au chant d’un gwerz ou d’un sonn, qui n’ont pas toujours un caractère absolument religieux. L’un des danseurs rompt la chaîne et saute par-dessus le brasier; puis un autre, après un nouveau tour de ronde. Tout le monde tente l’épreuve. Si quelqu’un tombe, ou roule dans le feu, il est couvert de huées et ne rentre plus dans la chaîne de danse. Et l’on a bien soin d’emporter un tison lorsqu’on se retire. On n’est guère allé à la cérémonie du bûcher que pour avoir, en fin de compte, ce tison qui protège la maison contre le feu du ciel, contre les incendies, contre certaines maladies des bestiaux et certains maléfices. On ne l’attache pas, comme le buis béni du dimanche des Rameaux, à la tète du lit, près du bénitier ; il est enfermé dans une armoire et gardé jusqu’à la Saint-Jean suivante avec le même soin que des papiers de famille. Il sauvegarde les vivants. Le rameau de buis ne sert qu’a orner une chapelle ardente et à bénir la mort. Le feu de la Saint-Jean n’est pas un feu de joie, c’est un feu sacré dont on éloigne les blasphémateurs et les ivrognes.

Des faits analogues de survivances dont l’origine remonte à l’époque païenne se rattachent aux superstitions relatives aux herbes de la Saint-Jean.


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