Le Pacte médical au Moyen Age encadre le règlement par les patients
On désignait autrefois sous le nom de pacte médical une convention verbale ou écrite, le plus souvent corroborée par un gage, que le médecin faisait avec son malade, convention par laquelle celui-ci s’engageait à lui payer des honoraires fixés d’avance pour les soins qu’il recevait ; un usage ancestral, et qui semble avoir été constant au Moyen Age, faisant partie intégrante de la déontologie médicale de cette époque : tous les auteurs, sans exception, non seulement en parlent, mais encore insistent avec force sur la légitimité de cette pratique et sur la nécessité qu’il y a pour le médecin de prendre cette précaution.
La conduite que doit tenir le médecin vis-à-vis de son malade fait l’objet de nombreux textes salernitains — fondée vers le IXe siècle, l’école de médecine de Sarlerne, en Italie, fut la première école de ce type, mais également la plus importante des siècles durant —, parmi lesquels nous signalerons une suite de vers latins, extrêmement curieux, concernant spécialement la question des honoraires et publiés par De Renzi dans son édition du Flos Medicinae, mais qui ne semblent pas avoir fait partie du texte primitif de ce poème médical si célèbre au Moyen Age. Ils ont pour titre : Ad praecavendam aegrorum ingratitudinem, c’est-à-dire Moyens de se prémunir contre l’ingratitude du malade.
Voici la traduction de ceux qui, dans leur naïve crudité, se rapportent à notre sujet : « Pendant la maladie on promet l’univers au médecin, mais on a vite fait de l’oublier dès que la santé est revenue. Que le médecin insiste donc pour se faire payer, ou du moins pour obtenir un gage. Grâce à cette précaution il restera l’ami de son malade, tandis que, s’il attendait plus tard pour réclamer ses honoraires, il deviendrait son ennemi. C’est pendant que le malade souffre que le médecin doit se précautionner d’un gage, car, lorsqu’il est guéri, le malade regrette de l’avoir donné. Faites-vous donc payer pendant la maladie, car il ne vous resterait plus ensuite qu’à plaider. »
Ces préceptes se résumaient habituellement sous la forme humoristique qu’expriment les deux vers ci-dessous :
Est medicinalis medicinalis data regula talis
Ut dicatur : Da, da, dum profert languidus : Ha, ha
C’est-à-dire : le médecin doit avoir pour règle constante de dire au malade : Paye, paye, tandis que celui-ci crie : Aïe, aïe. Est-ce à dire que les médecins du Moyen Age poussaient l’amour du lucre au point de pressurer ainsi leurs malades et d’abuser, pour se faire remettre la forte somme, de la situation critique où ils se trouvaient ? Si le cas se présentait quelquefois, il faut reconnaître d’autre part, comme nous aurons occasion de le dire, qu’il y avait même à cette époque bon nombre de médecins charitables et honnêtes, qui faisaient passer l’amour de leur art bien avant l’appât du gain. Cependant il n’en reste pas moins établi que l’usage de réclamer ses honoraires pendant que la maladie battait son plein semble avoir été, sinon absolument général, au moins très fréquent et pour ainsi dire habituel.
C’est du moins le reproche que Jean de Salisbury, un temps secrétaire du chancelier d’Angleterre avant de devenir évêque de Chartres, fait aux médecins du Xlle siècle : « J’ai remarqué, dit-il, qu’ils ont fort bien retenu deux choses, qu’ils pratiquent souvent. L’une est un texte d’Hippocrate, qu’ils accommodent à leur sens : Où il y a de l’indigence et famine il ne faut point travailler. A la vérité, ils croient que c’est une chose importune et mal gracieuse d’assister les pauvres, qui ne veulent et ne peuvent satisfaire, à tout le moins avec belles paroles les remercier et témoigner leurs obligations. L’autre aphorisme n’est point tiré d’Hippocrate, mais les médecins diligens et ardens au gain s’en servent : Cependant que le malade pâtit, prenez. Il n’y a point de plus belle occasion d’exiger que lorsque la douleur bourrelle [tourmente] le malade, et que l’avarice du médecin et la cruauté du mal coopèrent ensemble, l’un pour donner, et l’autre pour escroquer. »
Il y a là évidemment une exagération voulue, car nous savons d’autre part qu’il n’est pas un seul médecin sérieux du Moyen Age qui ne recommande de soigner gratuitement les malades pauvres et qui ne s’élève avec force contre l’avarice de certains disciples d’Esculape. L’école de Salerne en particulier reprochait aux charlatans et à ceux qui pratiquaient illégalement la médecine, de faire passer l’amour de l’argent avant celui de la science. Les moines eux-mêmes étaient compris dans cette énumération des guérisseurs avides de lucre, et nous les voyons figurer à côté des juifs, des histrions, des barbiers et des vieilles femmes. Aussi bien est-ce la principale raison pour laquelle les conciles défendaient aux moines l’étude et la pratique de la médecine, notamment celui de Reims en 1131.
Pour en revenir au texte de Jean de Salisbury, nous devons faire remarquer aussi que le savant évêque de Chartres ne parle pas des médecins honnêtes et soucieux de leur dignité, mais de certains praticiens peu recommandables qui allaient passer quelque temps à Salerne ou à Montpellier et y amassaient des recettes trompeuses et dangereuses, dont ils se servaient ensuite pour duper le public.
Pour excuser cette pratique de se faire payer d’avance ou de réclamer un gage, on donnait parfois d’assez plaisantes raisons, comme celle-ci par exemple : « que le médecin doit commencer sa cure en prenant de l’argent ; d’autant que le malade pensera que le médecin estant bien payé ne le lairra point. Et aussi que le médecin estant salarié, trouve plusieurs remèdes, à cause que la faculté de lire, laquelle réside au cœur, estant contente, donne de bon cœur les esprits vitaux et la chaleur naturelle, par la lumière desquels se doivent voir les figures qui sont en la mémoire ; autrement l’art la fuit : aussi bien qu’au légiste, auquel s’offrent plusieurs loix quand il est bien payé, et s’il n’est satisfaict, vous diriez qu’il a tout oublié. » (Flos Medicinae)
A ceux qui auraient été tentés de lui reprocher son âpreté au grain, le médecin du Moyen Age répondait d’ailleurs avec juste raison qu’il n’avait pas étudié gratis et que la doctrine d’Hippocrate ne l’obligeait pas à soigner les malades pour rien. Il fallait donc, en toute justice, se faire payer et il le fallait d’autant plus qu’une fois guéri, le malade se faisait souvent tirer l’oreille pour acquitter les honoraires du médecin. Ainsi que l’exprime une épigramme d’Oven, le médecin prend pour le malade, suivant le moment où il s’approche de lui, trois aspects bien différents : lorsqu’il arrive pendant la maladie, c’est un Dieu ou tout au moins un Ange ; après la guérison, ce n’est plus qu’un simple mortel ; mais c’est Satan en personne lorsqu’il parle d’honoraires.
Rien n’est cependant plus légitime que la rétribution d’un travail professionnel, surtout lorsque celui-ci nécessite, comme c’est le cas pour le médecin, de longues et coûteuses études. On comprend donc fort bien que les médecins du Moyen Age aient défendu leurs intérêts et pris quelques précautions pour les sauvegarder ; nous avons vu que l’une de ces précautions consistait à se faire remettre un gage ou à conclure une sorte de traité, de pacte, avec le malade ou sa famille, pacte qui fixait par avance le salaire demandé. Il va sans dire, et c’est bien naturel d’ailleurs, que les exigences des médecins variaient suivant les circonstances et qu’ils tenaient le plus grand compte de la situation de fortune de leurs clients. Voici, d’une façon générale, quels étaient à cet égard les principes admis et la pratique la plus courante.
Vis-à-vis des pauvres et des malheureux, nous savons que la règle absolue était de les soigner gratuitement ; les témoignages en ce sens sont des plus nombreux et des plus formels. Toute la différence dans le traitement du pauvre et du riche consistait en ce que l’on donnait aux premiers des médicaments peu coûteux, des simples, tandis qu’on réservait aux seconds les antidotes les plus compliqués et les mixtures les plus savantes.
Avec les riches il n’y a pas à se gêner ; on leur prodiguera les drogues les plus rares et les plus chères. Le médecin pourra avec eux avoir la main lourde, forcer la note, et au besoin, dépasser la mesure ; il mélangera ensemble les pierres précieuses, l’or, l’ambre et le baume pour composer des électuaires en rapport avec leur situation de fortune, comme le souligne le médecin et anatomiste Gilles de Corbeil dans son De laudibus et vertibulus compositorum medicaminum (1195). D’ailleurs il y a un principe dont il importe de se souvenir : un médicament guérit d’autant mieux qu’il a coûté plus cher ; celui qui ne coûterait rien, n’aurait de ce fait aucune valeur curative, peut-on lire dans le Flos Medicinae.
Représentations du médecin en tant qu’ange, simple mortel, et diable
Gravures de Johannes Gelle (1580-1625)
Aussi le médecin doit-il régler sa médication sur le prix qu’il en retire ; si on le paye de mots, il ne donne que de vaines paroles ou, tout au plus, les herbes qui poussent dans la montagne ; mais si on le paye grassement il a recours, aux antidotes les plus complexes, aux mixtures les plus savantes, rapporte Gilles de Corbeil.
Mais voici qui dénote chez le médecin du Moyen Age une roublardise professionnelle infiniment moins recommandable. Il y avait, paraît-il, à cet âge d’or de la pharmacopée, certains remèdes qui passaient pour guérir trop vite ; en sorte que le malade, toujours enclin à l’ingratitude n’attribuait pas sa guérison au médicament, mais à la nature et qu’il refusait de payer son médecin. Tel était l’antidote connu sous le nom d’achariston ; son effet était si merveilleux et si rapide qu’il privait à la fois le médecin et de l’honneur de la cure, et des honoraires qu’elle eût mérités. Combien est plus avantageuse une cure qui traîne en longueur ! On croit qu’elle n’est imputable qu’à la science du médecin et le malade, en même temps qu’il a pour lui une vive reconnaissance, est mieux disposé à bien garnir sa bourse.
Il est vrai, que l’excellent Gilles de Corbeil, car c’est lui qui professe cette morale un peu relâchée, ne va pas jusqu’à faire un devoir au médecin de prolonger à plaisir la maladie de ses clients ; il se borne à constater que cela est à désirer pour la bourse d’u médecin et pour sa réputation.
S’il convient de donner aux riches des drogues chères, il n’est pas moins utile, toujours dans l’intérêt de la bourse du médecin, d’en varier de temps en temps l’aspect. C’est ainsi, par exemple, qu’il est opportun de changer fréquemment la couleur verte de l’onguent populeum, car un même remède, toujours employé sous la même apparence, n’inspire pas confiance au malade et surtout ne se paye pas aussi cher.
Pour en revenir à ce gage qu’on réclamait du malade ou mieux à ce pacte qu’on concluait avec lui, une grave question se posait. Fallait-il l’exiger des malades riches et en particulier des princes ? Gilles de Corbeil, qui n’est dans tout ceci que l’écho fidèle des mœurs de son temps, répond sans hésiter par la négative : « aucun pacte, dit-il, ne lie le malade lorsqu’il s’agit de celui qui détient le souverain pouvoir et qui brille au premier rang par l’illustration de sa naissance ; si sa générosité répond à la noblesse de sa race, il rétribuera largement le médecin et les présents qu’il lui prodiguera dépasseront même ce que méritaient ses soins et son labeur.
« Mais si le prince est avare et s’il fait le sourd lorsqu’il faut payer, le médecin, malgré que ses espérances soient déçues, n’en devra pas moins s’attacher à lui et rechercher sa faveur ; c’est le prince en effet qui rend le médecin célèbre, c’est lui qui le comble d’honneurs et lui fait une renommée plus précieuse que tous les trésors. Ajoutez à cela que la faveur du maître est pour le médecin de cour une source inépuisable de profits, qu’elle lui attire de nombreux présents et lui procure toutes sortes d’honneurs. »
Le pacte médical ne s’adressait donc en réalité ni aux pauvres qu’on devait soigner par charité, ni aux princes qui payaient tout au moins en honneurs et en dignités. Gilles de Corbeil nous apprend qu’il était réservé aux gens aisés de la classe moyenne et, comme ses confrères que nous avons cités plus haut, il veut qu’on fasse ce pacte juste au moment où le malade souffre le plus ; les raisons qu’il en donne sont au fond les mêmes que celles que nous connaissons, mais elles n’en méritent pas moins d’être rappelées ici parce qu’il a grand soin de désigner surtout une classe spéciale de malades, fort peu intéressante en somme, ceux qui à une aisance ou même à une fortune notoire, joignent une avarice avérée et qui s’accommoderaient fort bien de ne pas payer leur médecin, si celui-ci négligeait de prendre ses précautions.
« Lorsque, dit-il, vous aurez affaire à de simples particulières appartenant à la classe moyenne, à ces gens dont la rumeur publique atteste la fortune en même temps qu’elle les accuse d’avarice et d’ingratitude, si vous ne voulez perdre ni votre temps ni votre peine, si vous ne voulez pas semer votre grain dans un champ stérile, ayez soin de vous les attacher par les solides liens d’un pacte. Si même ce pacte peut s’appuyer sur un bon gage, il n’en aura que plus de force et de valeur, il sera plus stable et moins sujet à tromperie. Les serments échangés sans garantie ne servent à rien ; la fidéjussion n’est bonne qu’à engendrer des procès ; quant aux simples promesses, on sait comment les emporte le vent ; il n’y a qu’un bon traité, appuyé sur un gage sérieux, qui ait de la valeur et ne prête pas au mensonge. C’est lorsque la douleur tourmente le malade, lorsque par conséquent il est le mieux disposé à donner, qu’il faut lui arracher ce gage et ce traité. Plus tard, lorsque le mal se calme, l’avarice reprend le dessus, l’envie de donner se refroidit, le médecin devient à charge et sa présence importune. Le malade ingrat ne songe plus alors qu’à déprécier ce que le médecin a fait, à désapprouver son traitement, à diminuer son mérite et finalement il l’oblige à se retirer les mains vides ».
Nous voyons, par ce texte de Gilles de Corbeil, que le médecin pouvait s’en tenir soit à la promesse de son malade, soit à une sorte de fidéjussion, c’est-à-dire à un cautionnement verbal fourni par un tiers ; mais la garantie la plus sûre consistait dans un traité en bonne et due forme appuyé sur un gage ou nantissement que fournissait le malade ou son entourage.
Le docteur Pansier, d’Avignon, a publié en 1904 dans le Janus un de ces traités par lequel Pierre de Narbonne, chirurgien et oculiste à Avignon en 1477, s’engage à guérir Guillemette Auvray de sa fistule lacrymale. La cure devra être effectuée en six mois pour le prix de trois écus. S’il échoue, le chirurgien ne touchera pas d’honoraires. En cas de récidive, il sera tenu, sans augmentation de prix, de continuer ses soins à la malade. Voici la traduction de cette curieuse pièce :
« Pacte entre maître Pierre de Narbonne, chirurgien et honnête femme Guillemette Jullian, épouse de Pasquier Auvray, attaché au service du roi, habitant d’Avignon.
« L’an du Seigneur 1477 le sixième jour du mois de juin, par devant moi notaire, discrète personne Maître Pierre de Narbonne, citoyen et habitant d’Avignon présent en personne a promis de son plein gré et s’est engagé sur l’honneur envers Guillemette Jullian, épouse de Pasquier Auvray, présente, de la soigner et de la guérir, avant que six mois se soient écoulés, d’une certaine fistule ou mal fistulaire qu’on appelle fistule lacrymale qu’elle a au visage au-dessous et près de l’œil gauche. Cela sera fait moyennant la somme de trois écus que la dite Guillemette a promis de payer au dit Maître Pierre pour les soins qu ’il lui donnera, dès que la dite Guillemette sera guérie de cette fistule. En outre il a été stipulé entre eux que maître Pierre de Narbonne est tenu de guérir complètement Guillemette en moins de six mois et au cas où il ne pourrait le faire, il n’aurait rien à réclamer pour ses soins.
« En outre il est bien entendu que si dans l’avenir cette fistule reparaissait, le même Pierre de Narbonne serait tenu de la soigner à nouveau et de la guérir à ses frais et dépens et sans que la malade ait rien à lui payer. etc. »
Cette singulière convention semble bien avoir été faite plutôt en faveur du malade et pour sauvegarder ses intérêts personnels qu’en faveur du chirurgien. Nous ne la reproduisons d’ailleurs que pour donner une idée de ce que pouvaient être ces traités entre malades et médecins, mais il est évident que lorsqu’il s’agissait de médecins proprement dits et non plus de chirurgiens ou oculistes, les choses se passaient de tout autre façon. Le médecin en effet n’aurait pu subordonner le paiement de ses honoraires à la guérison de son malade, ni ce dernier faire de son retour à la santé une condition sine qua non de ce paiement. Le médecin ne se faisait pas faute, il est vrai, de garantir la guérison, mais il avait grand soin d’autre part de prendre ses précautions en cas d’échec en prévenant l’entourage du malade que la maladie était fort grave, qu’il ne répondait de rien, mais que pourtant, avec l’aide de Dieu, il espérait bien en avoir raison.
Pour le chirurgien, la situation était quelque peu différente ; le succès de son intervention dépendant de sa plus ou moins grande habileté, on ne voulait le payer qu’en cas de réussite, d’autant que cette profession, surtout avant le XVe siècle, était le plus souvent entre les mains de vulgaires charlatans qui ne se faisaient pas faute d’exploiter la crédulité et la confiance de leurs malheureux clients. C’est ce qui se voyait, en particulier, chez les oculistes dont Jean de Tournemire, au XVIe siècle, constate la malhonnêteté en disant que s’ils se trompent ils se sauvent avec l’argent : Fagiunt habita pecunia. Il paraît d’ailleurs que les chirurgiens avaient encore plus de mal que les médecins à se faire payer, si nous en croyons un célèbre chirurgien du XIVe siècle, Henri de Mondeville : « Je n’ai jamais trouvé, dit-il, d’homme assez riche ou plutôt assez honnête, de quelque condition que ce soit, religieuse ou autre, pour pouvoir payer au chirurgien ce qu’il avait promis sans y être forcé. » Ces mœurs expliquent et justifient ce que paraît avoir d’un peu singulier le pacte médical tel qu’on le pratiquait au Moyen Age.
Sources : (D’après « La France médicale », paru en 1904)