LA LIGNE MONTÉLIMAR – DIEULEFIT

La ligne de Montélimar à Dieulefit




 


Après l’arrivée du chemin de fer à Montélimar, plusieurs projets de liaison entre la gare de Montélimar et Dieulefit se succèdent, tous soutenus par le député Théodore Morin :

      • un premier projet émerge en 1866. La ligne envisagée est à écartement normal et sur plate-forme propre, pour un coût de 2 240 000 francs ;
      • un monorail circulant sur route est proposé en 1868, mais à l’état de prototype, le projet n’est pas retenu ;

      • un autre monorail du type Fell, à rail central, identique à celui circulant entre Modane et le Mont-Cenis, est envisagé en 1869 ;

      • une voie d’intérêt local est proposée en 1870, mais la guerre franco-allemande de 1870 empêche qu’il soit donné suite. En 1881, une enquête d’utilité publique ne donne pas de résultat ;

      • finalement, le projet d’un tramway, sur ligne à écartement d’un mètre construite en accotement de la chaussée et financée par le département à 75 % est retenu et construit par en 1892, pour un coût de 1 620 000 francs.

Ouverture de la ligne le 22 juillet 1893.

Elle a été construite à moindre coût, en accotement de la route. Les rayons de courbe pouvaient descendre jusqu’à 30 m. La qualité du ballast laissait à désirer, et prévue pour une vitesse maximale de 40 km/h, les tramways n’ont jamais dépassé les 25 km/h en exploitation. Elle suit le cours du Jabron jusqu’à Dieulefit et a été baptisée par les gens du pays  : « Le Petit Train du Picodon », nom du célèbre fromage de la région.

Sur la ligne de Montélimar à Dieulefit, des automotrices De Dion sont achetées, qui permettent avec un seul agent d’assurer deux allers-retour chacune. La faible vitesse commerciale ne permet cependant pas de concurrencer les camions.

La régie acquiert en 1925, les actifs de la compagnie du chemin de fer Taulignan-Grignan-Chamaret (TGC).

Inauguration de la Dedion-Bouton à Montélimar (Photo collection JYB)

Arrêts : Montélimar ville – Montélimar Esplanade – Montboucher – Puygiron – La Batie-Rolland – Portes (Lieu-Dit) – La Bégude de Mazenc – Poët Laval – Dieulefit.

Cette ligne avait une longueur de 29 kms. Le tramway qui y circulait fut appelé « Le Picodon », nom d’un fromage local.

La gare de Montélimar se situe sur l’enceinte du P.LM. Après avoir suivit le quai, elle franchissait le Roubillon sur un pont métallique pour suivre la route.

Deux points d’arrêts, en plus du départ, étaient prévus à Montélimar : ville et esplanade.

La ligne arrivait à l’entrée de la ville de Dieulefit.

Les seuls ouvrages d’art propres à la ligne sont le viaduc du Roubion et le contournement du Poët-Laval. Sur la ligne deux remises pour le matériel roulant sont construites à Dieulefit et à la gare d’Espoulette. L’aménagement de la ligne était très simple : les chefs de gare n’étaient pas logés, il n’y avait pas de toilettes dans les gares.

Les convois de la ligne de Montélimar à Dieulefit traversaient les agglomérations à une vitesse de 6 km/h, pour une moyenne sur le parcours de 17 km/h. L’horaire se composait de deux allers-retours par jour, puis trois à partir de 1894, plus des trains spéciaux les jours de foire. En 1903, une voiture hippomobile sur rail, pouvant emporter marchandises et dix passagers, assure un quatrième aller-retour quotidien.

Sur la même ligne, le trafic est difficile à estimer, mais reste probablement faible, même en marchandises : dix wagons par mois à Puygiron (pierre et blé), un embranchement vers une carrière à Rivales (argile), les autres gares expédiant poteries, bois et produits agricoles. En importation, la ligne convoyait laine, sucre, charbon. Au total, les frais de personnel (une cinquantaine d’employés) n’ont jamais été couverts par l’exploitation et le département assura l’équilibre. A noter, en saison, un important trafic de betteraves à destination des sucreries d’Orange par transbordement sur la ligne P.L.M.

Durant la Première Guerre mondiale, pour économiser le charbon, le service est réduit (une des trois correspondances sur la ligne de Montélimar à Dieulefit) et du matériel est envoyé sur le front pour les communications militaires sur voies étroites. Cependant, le troisième train est rétabli en 1915, sur exigence de l’Armée, avec en plus aménagement des horaires pour faciliter les correspondances à Montélimar, afin de réduire au maximum les délais de voyage pour les permissionnaires. Dès la fin de la guerre le trafic n’est plus rentable avec la progression de la circulation routière. L’exploitation est déficitaire à cause des dépenses de personnel, 26 personnes sans compter le personnel entretenant la voie.En 1936 le trafic cesse et la route s’élargit aux dépens de la voie qui la longeait. Elle a été fermée en 1934 au service voyageurs et 1937 définitivement.

Un accident a été déploré le 18 octobre 1897 à La Bégude-de-Mazenc.

 

Certaines anecdotes sont à noter sur la ligne du Petit Train du Picodon :

 

– Litige suite à une plainte pour non règlement du billet d’un chien.

– Pétition pour l’enlèvement du sifflet, car il effrayait les bêtes et provoquait des accidents.

– Pétition pour le retour du sifflet, car on ne voyait pas arriver le train et les passagers n’avaient pas

le temps de partir.

– Pétition pour la construction d’un arrêt à Chateauneuf de Mazenc qui n’a jamais vu le jour …

– Plusieurs accidents avec les carrioles de chevaux en grande partie à cause du sifflet

– Plusieurs suicides (dramatiques car à vitesse lente)

– Plainte pour manque de monnaie sur la vente du ticket (ce qui n’était pas obligatoire).

– Plainte contre les urineurs de la Bâtie Rolland.

– Attaques à la fourche, des ingénieurs lors des repérages à Puygiron.

– Départ regretté du chef de gare à Dieulefit.

– Chef de gare s’enfuyant avec la caisse de la gare de Dieulefit.

– Rivalité avec la vallée du Roubion qui essaie en vain de construire sa ligne.

– Chauffage d’ intérieur défectueux pour cause de retard du mécanicien.

Mais aussi de nombreux témoignages de personnes se souvenant avoir été contraints de pousser le train dans les montées, d’avoir pu le rattraper facilement en courant derrière, ou d’avoir entendu le sifflet jusqu’à Charols lors du passage à La Bégude de Mazenc, par vent du sud. On a aussi raconter qu’avant de monter dans le train, une personne avait le temps de se raser dès qu’il entendait siffler le train à l’approche de la gare (!).

 

Inauguration du Chemin de Fer de Montélimar à Dieulefit

(Intégralité du « Journal de Montélimar et de la Drôme » du samedi 22 juillet 1893)

La veille. – Le matin. – Le départ. – A travers la route. – L’arrivée à Dieulefit. – Le banquet. – Le retour.

La veille

Dans l’après-midi de samedi, les agents d’exploitation, nouvellement débarqués à Montélimar, avaient dû former d’abord deux trains spéciaux.

Le premier destiné à transporter à Dieulefit MM. les ingénieurs du contrôle, le haut personnel de la Compagnie et quelques personnages importants, parmi lesquels M Loubet, qui devaient assister en amateurs aux opérations diverses précédant  la réception définitive de la ligne, et voir accomplir consciencieusement sous leurs yeux toutes les formalités habituelles et voulues.

Le second, pour essayer le fonctionnement du matériel, dont le montage avait été seulement terminé dans la nuit du vendredi.

Pendant ce temps, les population de Montélimar à Dieulefit se préparaient à fêter joyeusement l’ouverture de la ligne en tordant le cou aux plus beaux coqs de la basse-cour, au grand regret de leurs compagnes emplumés qui regardait d’un œil sec mais triste l’impitoyable massacre ; et en sortant de derrière les fagots de poudreuses bouteilles, auxquelles une épaisse toile d’araignée donnait un air fort respectable.

Car il faudrait pas croire que Dieulefit seul, malgré l’affluence énorme attitrée par l’événement, eût tout accaparé ; non, chaque commune du parcours avait aussi son invité, qui étaient venus voir passer les premiers trains. Et ces braves gens ne doivent pas se plaindre, car ils ont à coup sûr été mieux partagés que la plupart des Dieulefitois n’ayant pu que difficilement approcher de la gare au moment de l’arrivée, à cause de la circulation devenue très pénible.

De nombreuses personnes étaient également venues à Montélimar la veille, croyant profiter, le lendemain, de quelque train à l’œil, comme l’avaient fait espérer certains précédents créés par d’autres compagnies et annoncés par les journaux.

Mais il fallait voir ça à la gare d’Espoulette, comme on s’y démenait, et comme on y astiquait, en se donnant du mal, tous les aciers ; les nickels et les cuivres des jolis vagons qui allaient bientôt passer aux mains de décorateurs habiles pour être pavoisés et enguirlandés avec un goût parfait.

Le matin

A neuf heures, des vagons du grand collègue, à la gare du P.L.M. descendent les nombreux invités de Valence ou de ses environs, tandis que l’express de 10 h. ½ amène ceux de Lyon ou de plus loin.

On dit que les conseillers municipaux de Montélimar, pour se faire inviter à l’inauguration, avaient imaginé de payer à déjeuner aux étrangers qui devaient assister à la cérémonie.

Le truc n’était pas trop mal trouvé, d’autant plus que le lunch devait, après une discussion de circonstance, être offert aux frais de la ville, et que, par conséquent, il ne coûtait rien à ces Messieurs du conseil.

Nous voyons donc bientôt arriver à l’Hôtel de Ville une longue file de tubes, de poëles et de gibus, de redingotes et de queues de pies, – comme on n’en a jamais vu à aucune noce ; – et tout ce monde-là paraît heureux et satisfait de s’offrir un petit gueuleton comme à compte sur le banquet dont on ne connaît encore ni le menu, ni la façon dont il sera servi.

On boulotte ainsi pendant trois quarts d’heure les bons pâtés de Mme Pralong, ainsi que les saucissons et les jambons exquis de M. Gilles. Les poulets froids sont dévorés avec non moins d’entrain, puis le tout s’arrose de force verres de vin blanc. Pendant ce temps quelques conseillers, qu’on nous dit avoir été oubliés, attendent, pas contents, la sortie de leurs collègues plus heureux, au café Manet, en sifflant des bocks, ou en prenant des apéritifs à l’ombre maigre des platanes tronqués qui bordent la place de la Mairie.

Tout à coup les agents de planton à la porte de l’Hôtel municipal s’effacent et, en groupes serrés, les convives gais et contents, descendent les marches usée du perron qui réclame un raccommodage, et se dirigent, par la rue de la Gendarmerie, vers le Champs-de-Mars, où stationnent, en face du restaurant de la Salle-Verte, les deux trains dont les machines grondent sourdement sous le tirage forcé, ou l’effort de la pression sur les soupapes qui soufflent. Le manomètre est à 12 , le chauffeur charge toujours, le mécanicien nous assure qu’il ne restera pas aujourd’hui en panne à La Bâtie.

Le départ

Le train n° 1, avec sa locomotive disparaissant complètement sous les draperies tricolores et ses vagons coquettement décorés, est absolument envahi au premier signal d’embarquement donné par le directeur de la Compagnie, M. Marchand, sans observer les règles de la préséance, ainsi que nous allons le démontrer par la nomenclature qui suit.

A l’exception du premier vagon, que l’on avait jugé prudent de laisser vide pour les plus gros bonnets, les autres ont dû subir un assaut en règle livré avec une commune action.

Dans la première voiture, on remarque : M. Charles Strauss ; M. Emile Loubet, sénateur et maire de Montélimar ; Mlle Marguerite Loubet, et Mme Bellier, femme d’un conseiller général ;

M. le général Voyron, originaire de Dieulefit, revenant du Tonkin où il vient de faire une brillante campagne ;

M. le commandant St-Upéry, remplaçant le colonel du 22° de ligne, en ce moment à Grenoble ; M. Besson commandant de gendarmerie, à Valence, et M. Dard, capitaine, à Montélimar ; M. le secrétaire général de la préfecture, et M. le sous-préfet de Montélimar ;

M. Prévet, président du Conseil d’administration des Chemins de fer de la Drôme, député de Seine-et-Marne ; M. Lax, directeur de Chemins de fer de l’Etat ; M. Pérouse, ingénieur en chef des ponts et chaussées, à Paris ; M. Bousigues, ingénieur en chef de la Drôme, et M. Auric, ingénieur ordinaire à Montélimar ;

M. Marchand, ingénieur, directeur de la Compagnie des tramways ; M. Seguella, ingénieur en chef de l’exploitation, et de M. Henriot, ingénieur en chef de la construction, à Paris ;

M. Biéber, ingénieur en chef de la Compagnie nationale, auteur du projet du superbe pont métallique ;

M. Dujardin-Beaumetz, administrateur, et son frère ; M. Delpech, député de Vaucluse ; M . Raoul Strauss, chef de cabinet du Préfet ; M. Godet, secrétaire du Conseil Général ; M. Palomba, procureur de la République, à Valence ; M. Rivière, inspecteur principal du P.L.M., et M. Arnaud, inspecteur des trains.

Dans la deuxième voiture s’installent M.M. Laurens et Fayard, sénateurs de la Drôme ; M.M. Aymé-Martin, Bizarelli, Boissy-d’Anglas et Blanc, députés ;

M.M. les sous-préfets de Nyons et de Die ; un grand nombre de conseillers généraux, et M. Joubert, ingénieur en chef de l’exploitation, à Valence ; M. Messié, directeur des contributions directes, à Valence ; M. Amiot, directeur des contributions indirectes ;

M. Argenson, directeur des postes ; M. de Chavigny, inspecteur des services électriques ; M. Combier, trésorier-payeur général ; M. Courthial, président de la Chambre de Commerce ; M. Malizard, adjoint au Maire de Valence, représentant la municipalité de cette ville, et M. Gauthier, adjoint au maire de Montélimar ; M. Robert, le sympathique chef de section, directeur de la construction de la ligne de Montélimar à Dieulefit, et Mme Robert ; Mme Emile Tardieur, Mme Artigues, femme du chef de musique du 22° de ligne, et Mme Adrien Brun ;

M. Villard, inspecteur au P.L.M. ; M. le Comte de Claverie, administrateur délégué des chemins de fer portugais, et M. Weidchnetch, le constructeur des locomotives, dont l’humeur joviale semble recréer fort agréablement ses voisins de droite et de gauche ;

M. Albert Henriot, ingénieur et fils de l’ingénieur en chef ; M. le chef de musique du 22° de ligne ; M. Emile pharmacien, et M. André Deville, propriétaire rentier ;

Un grand nombre de reporters des journaux de Paris, Figaro, Gaulois, Evénement, Autorité, Intransigeant, etc. ; et les représentants du Nouvelliste, de Lyon, du Progrès et du Lyon Républicain ; du Journal et du Messager de Valence du Progrès et du Journal de Montélimar.

Dans la troisième voiture beaucoup de membres du conseil municipal de Montélimar qui avaient, à cette occasion, quitté leur air rébarbatif, et oublié, pour l’instant, les rancunes ou les divisions écloses au sein de l’Hôtel de Ville.

Nous nous sommes aperçu même que c’était  le vagon où il faisait, ce qu’on appelle en termes d’écolier, le plus de chambard. Etait-ce le bon déjeuner de tout-à-l’heure qui produisait cet effet sur les privilégiés qui y avaient assisté ?

Le train n°2 emportait le restant des invités, que le défaut d’espace nous empêche de citer, et l’excellence musique du 22° de ligne, qui a joué pendant une grande partie du trajet ; c’était bien là le train des veinards.

Aux applaudissements de toute la population montilienne, massée sur les promenades et sur la place du Théâtre, les deux machines s’ébranlent presque à la fois, lâchant des bordées de vapeur, que les contre-marches divers ont accumulée dans les cylindres, et les voilà en route pour Dieulefit.

A travers la route

M. Beaumanne, mécanicien principal , venu de Paris, et M. Laquait, mécanicien titulaire, à Montélimar, mènent très vite ; la courbe de trente mètres du pont métallique est prestement enlevée, le pont traversé de même et l’on arrive en gare d’Espoulette en moins de trois minutes.

Pourquoi point de drapeaux, pourquoi aucune décoration, pourquoi pas de discours ? Ca c’est bon pour Montboucher, où la rapide allure du train nous dépose en dix minutes.
Ici pas de mairie, ni de discours et moins de chef de gare encore.

On nous apprend que celui-ci, effrayé par toutes les paperasses et les bouquins, apportés par M. Grouille, chef d’exploitation, a donné sa démission la veille de l’inauguration, avant même d’avoir pris possession de son emploi. Mais à qui donc va-t-on donner maintenant la superbe casquette brodée et galonnée dont il avait pris mesure, et quelle est la tête assez forte qu’on pourra y introduire ?

C’est un perte sérieuse pour la compagnie et pour les voyageurs surtout, car le chef-de-gare-cordonnier, aurait pu les chausser en passant sans les déranger et peut-être même à prix réduit.

A l’usine de St Joseph, que nous rencontrons un peu plus haut, on a dressé sur la voie un arc-de-triomphe, dont l’élégance est vivement remarquée des invités au passage.

Un coup de sifflet prolongé nous annonce que nous entrons en gare de Puygiron, et au détour de la grande courbe de l’usine à soie de M. Viel, nous l’apercevons brillamment pavoisée et entourée de guirlandes de verdure.

Un arc-de-triomphe de dimensions colossales et d’une gracieuse architecture, surmonté d’une quantité d’oriflammes tricolores et sur le fronton duquel on lit : A la Compagnie des chemins de fer de la Drôme la commune de Puygiron reconnaissante, s’élève sur les deux voies en face la porte d’entrée. La musique du 22° attaque alors son premier morceau.

Nous devons placer ici nos félicitations pour cette petite commune, qui – nous l’allons voir par la suite – a su distinguer particulièrement entre toutes les autres ; Dieulefit même reste en retard sur celle-ci, si l’on compare l’importance et les ressources différentes des deux localités.

Toutes la population – sans oublier le garde champêtre et les deux cantonniers – est à la gare et acclame le train à son arrivée.

M. Louis Viel, le sympathique maire, si aimé de ses administrés et si estimé de tous ceux qui le connaissent, entouré de son conseil au complet, souhaite ainsi la bienvenue au Préfet :

Monsieur le Préfet,

J’ai l’honneur de vous présenter les membres du Conseil municipal de Puygiron.

En leur nom et au mien je vous souhaite la bienvenue au milieu de nous et vous offre les hommages respectueux de la population tout entière.

J’adresse à l’administration mes meilleurs remerciements pour le bienveillant appui qu’elle nous a donné dans l’importante affaire pour nous de la variante par Puygiron.

Je remercie aussi profondément M. Marchand, du gracieux concours qu’il a bien voulu nous prêter et sans lequel tous nos efforts eussent été inutiles peut être, et je suis heureux, en ce jour de complète satisfaction, de lui présenter les vifs sentiments de reconnaissance de toute la commune.

En terminant, qu’il me soit permis d’exprimer le vœu que notre gare de Puygiron, actuellement sur le territoire de La Bätie-Rolland, soit bientôt comprise dans le nôtre.

De vigoureux applaudissements saluent cette charmante allocution, et après une courte réponse de M. le Préfet, M. le Maire prend place dans le train, qui reprend sa marche vers La Bâtie-Rolland, où les invités sont accueillis par de nombreuses salves d’artillerie.

La gare est modestement pavoisée et l’adjoint au maire monte en vagon sans autre forme en l’absence du maire.

Le train repart et le chef de gare se confond en salutations devant toutes les voitures.

Sans réclame de notre part, disons que l’agent des tramways, à La Bâtie, ancien limonadier, paiera avec plaisir l’apéritif aux voyageurs qui se proposeront de déjeuner chez son collègue de la Bégude, restaurateur, et que s’ils ne sont pas propres, pour se rendre à Dieulefit, le chef-de-gare-coiffeur, de Poët-Laval, les rasera en gare même d’une main légère et sûre.

On brûle la halte de Portes et à Chateauneuf-de-Mazenc, M. Paradis prononce un discours pas mal tourné, ma foi, qui provoque les vifs applaudissements de toutes les personnes qui l’entourent.

On entend dans quelques vagons les cris prolongés de : Vive la Lièvre, poussés même par plusieurs de ses amis que nous connaissons bien, ce qui nous permet de croire que la bête en question a, pour M. le Maire de Châteauneuf, quelque chose de particulièrement savoureux et agréable.

La rue est pavoisée, beaucoup de monde sur les portes, les cafés regorgent de consommateurs.

A Souspierre, le maire tout guilleret, trottine gaîment vers le compartiment où il doit prendre place, sans même dire bonjour à M. le Préfet : Aquelei Moussu li fan paoù.

Les étrangers s’extasient à  présent devant la beauté du paysage, et après avoir contourné la montagne de l’Abri, nous arrivons à Poët-Laval, où nous trouvons la même affluence et le même entrain que partout ailleurs.

Le maire en tube et en redingote prononce un court speech que nous ne pouvons entendre à cause de l’éloignement, et que nos collègues de la presse régional même ne parviennent ni à saisir ni à se procurer.

L’arrivée à Dieulefit

A trois heures, nous faisons notre entrée triomphale dans la patrie des picodons.

Sur l’allée des marronniers une longue guirlande de buis, aux gracieux festons, attachée à des mâts tricolores, surmontés de trophées de drapeaux, aboutit à un arc-de-triomphe splendide au faite duquel on lit les mots Travail et Progrès. Oui Dieulefit mérite une fois de plus sa  réputation ; c’est bien une ville de progrès par excellence et d’entente cordiale.

Là au moins on sait mener à bien une entreprise quelconque et organiser merveilleusement une fête.

Heureux mortels, que manque-t-il aujourd’hui à votre bonheur ?

Le chemin de fer vient d’achever l’embellissement de votre ville et d’apporter la richesse dans votre pays !

M. Charles Noyer, l’honorable maire et conseiller général, entouré de son conseil municipal, de la fanfare et de presque toute la population, attend à la gare, où arrive presque en même temps que le premier le second train amenant la musique du 22° de ligne.

L’enthousiasme de la foule est indescriptible, et c’est avec peine que la machine peut se frayer un passage, la voie étant encombrée par le public.

M. Noyer s’avance vers le vagon d’où descend M. le Préfet et sa suite, et où l’on aperçoit également, sur la plateforme, le président du Conseil d’administration entouré de tout le haut personnel de la Compagnie, puis prononce le discours suivant :

Monsieur le président du Conseil d’administration des Chemins de fer de la Drôme,

Je vous souhaite la bienvenue dans notre ville. Vous venez de la doter d’un précieux élément de richesse. Ce chemin de fer, tant désiré, arrive enfin dans nos murs, et le conseil municipal de Dieulefit partage si bien cette conviction que tout a été fait avec science et conscience, qu’il n’a pas hésité à vous seconder en s’imposant un sérieux sacrifice. Ce sacrifice n’est, il est vrai, que momentané, car la ville aura bientôt amplement recouvré l’avance qu’elle a faite. Mais il vous est une preuve de la confiance que nous avons eue en vous, et je suis certain d’avance que vous ne manqueriez pas une occasion de nous en donner la pareille.

M. Prevet remercie, et le cortège, précédé des musiques, suivi par une foule compacte, se rend au Champ-de-Mars, à travers les rues pavoisées.

Le banquet

Le spectacle qui s’offre à nos yeux est admirable : sous un dôme de verdure, formé par les grands platanes de la place, s’allonge une somptueuse table en fer à cheval, dont l’éblouissance nappe est chargée d’un luxueux service.

De longues bandes de molleton tricolore, fournies par MM. Rodet, courent d’arbre en arbre et font au Champ-de-Mars une immense ceinture du plus gracieux effet.

Le dîner est aussitôt servi, dîner soigné et confortable s’il en fut, apporté de Valence par M. Anthon, fils du restaurateur bien connu de Puy-St-Martin.

Les plus difficiles ont été les premiers à féliciter le Vatel valentinois, car mets et vins étaient irréprochables et abondants, bien que trente convives nouveaux se fussent joints intempestivement aux cent quatre-vingt invités officiels, pour lesquels seulement le repas était commandé.

Jugez donc par le menu suivant si on a dû lui faire honneur !!!

Menu

Hors-d’oeuvre

Entrées

Le saumon de la Loire au vin blanc

Sauce mayonnaise

Le jambon d’York au madère

Les pâtés de volailles truffés

Le filet de bœuf à la Renaissance

Rôtis

Poulets de Bresse rôtis

Salade russe

Rochers de glace

Oublis montés

Desserts

Café, Fine Champagne, Liqueurs

Beaujolais, Graves (en carafe),

St-Emilion, Romanée, Corton, Ermitage,

Piper-Heidseyck,

Moët et Chandon

Carte blanche.

Tout cela imprimé, s’il vous plait, sur le plus riche carton à biseaux dorés, et illustré d’un chemin de fer avec une vue de Dieulefit, puis en cartouche, une vieille guimbarde en détresse avec la légende autrefois.

Au dessert, la musique fait entendre plusieurs morceaux, puis le Préfet de la Drôme ouvre la série des discours.

Ce haut fonctionnaire parle pendant trois quart d’heure sans tousser même,et, après avoir porté  la santé du président de la République, souhaite en des termes chaleureux la pacification des esprits.

Je sais dit-il, que tous ceux qui sont ici ne pensent pas comme nous, républicains. Mais ceux-là, je les remercie d’être venus.

Leur présence prouve que tous les français savent s’unir quand il s’agit de la prospérité publique. (Applaudissements).

Le chemin de fer est un bienfait qui imposera la reconnaissance, continue M. le Préfet : en prenant son billet à la gare, le paysan, le cultivateur ne pourra pas s’empêcher de penser que c’est à la République qu’il doit de rapides moyens de locomotion.

M. le Préfet termine en saluant tous les invités.

M. le Prévet, député, remercie aussi les invités de la Compagnie :

Un chemin de fer est une œuvre considérable, dit-il, le pays, trop longtemps porté aux spéculations extérieures et dangereuses, revient enfin aux œuvres intérieures et d’industrie qui augmenteront sa prospérité.

Ici le progrès a été aussi complet que possible : non seulement, nos avons fait un chemin de fer économique, à voie étroite, pouvant desservir presque chaque hameau, une ligne coûtant la moitié moins et pouvant vous rendre deux fois plus de service que la voie normale.

Permettez-moi donc d’espérer que vous autres, gens du Midi qui, dit-on, avez conquis Paris, pardonnerez aux gens du Nord, de venir chez vous pour y faire œuvre utile.

Je bois à la ville de Dieulefit et à la prospérité de département de la Drôme. (Applaudissements prolongés).

M. Loubet répond à M. Prévet :

La  locomotive, s’écrie-t-il, ne charrie pas seulement des marchandises, elle transporte aussi des idées.

Après quelques considérations – d’un ordre beaucoup plus intéressant – sur les résultats pratiques de la nouvelle création, M. Loubet porte la santé des administrateurs de la Compagnie.

M. Charles Noyer, dans une spirituelle improvisation, réplique à M. Loubet et boit également à la prospérité de la Compagnie et de tous les invités.

En terminant M. Aymé-Martin a la parole, mais il ne veut pas abuser des derniers instants. Je félicite les communes de Montboucher, de Puygiron, de La Bâtie-Rolland, de Châteauneuf, de Poët-Laval et de Dieulefit, qui, dans un commun effort, ont réussi à doter le pays d’un élément nouveau.

Vifs applaudissements sauf de la part du Maire de Souspierre, qui se plaint d’avoir été oublié dans le discours.

Le café est servi aux nouvelles écoles vers lesquelles tout le monde se dirige.

Le retour

Chacun, subissant un peu l’influence des bons crus, veut reprendre sa place dans son compartiment, et bientôt les trains sont de nouveau bondés.

La foule est aussi nombreuse qu’à l’arrivée, et les deux trains repartent de Dieulefit accompagnés des cris joyeux poussés par la population exaltée ou par les invités qui répondent non moins bruyamment de leurs vagons à ces acclamations.

On voit que le champagne ou les liqueurs fines, servies après le café, commencent à produire leur petit effet.

A chaque gare, même mise en scène qu’à la montée, mais en sens inverse et avec un peu plus de barouf de la part de nos Conseillers municipaux, qui cette fois sont décidément tout-à-fait rafistolés de leur mauvais humeur du matin, – et des membres de la presse qui se font remarquer par leur exhilarante gaîté .

Le père La Lièvre a beaucoup de peine à se soustraire à l’ovation qui lui est faite par ses amis, qui crient à tue-tête et avec des gestes désordonnés : Vive la lièvre, vive la lièvre !!!

A Puygiron, égal potin, mais ici le côté sérieux a remplacé le point comique de la Bégude, et M. le Maire, M. Tavan, adjoint, et M. Félicien Tardieur, conseiller municipal et un des plus importants industriels du pays, descendent du train avec les félicitations d’un grand nombre d’invités pour tout le bien qu’ils ont fait à la commune en la dotant d’un chemin de fer prévu d’abord à une distance beaucoup plus éloignée, qui l’aurait rendu inutilisable pour celle-ci.

L’entrain va crescendo et l’on arrive à Montélimar, où les jeunes du moins termineront plus agréablement encore la soirée peut-être dans les délices d’une valse entraînante.

Le débarquement général a lieu à l’endroit d’où nous sommes le matin partis, et c’est le moment de se tordre encore davantage.

L’un cherche son pardessus, l’autre son chapeau, celui-ci sa canne, celui-là son parapluie, quelques dames leurs ombrelles. Tout à disparu, dans la précipitation ces objets ont dû être oubliés ou bien ils sont tombés du train en cours de route, bousculés certainement par le raflux incessant, des têtes échauffées.

Il manque encore trois ou quatre pardessus, dont un à M. de Chavigny, de Valence, et un à notre jeune député, M. Martin, qui le réclame, mais en vain, tous les jours à la gare d’Espoulette.

La canne de M. Marchaud a aussi probablement été faire un voyage à travers champs, comme pour le blaguer de n’y avoir point voulu faire passer son chemin de fer. Le cache-poussière de M. Barbier sera resté en quelque coin des gorges du Bridon et les mantilles de deux jolies dames que nous connaissons, serviront sans doute prochainement à couvrir les chastes épaules d’une gentille bergère de l’Abri.

En voilà un début tout de même pour nos voyageurs.

Il n’aurait plus manqué que la moitié d’entre eux ne se fût cassé le nez dans la descente pour obliger le chef de gare de Montélimar à convertit sa salle d’attente en une morgue où l’on aurait pu reconnaître certainement avec plus de facilité les éclopés qu’on en mettre peut-être à découvrir les objets perdus.

J. Bussek.

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