Singuliers cosmétiques d’antan à base de selles d’animaux
(D’après « Hier, aujourd’hui, demain. Gazette historique
et anecdotique bimensuelle », paru en 1923)
La médecine empirique, en son temps, n’avait pas dédaigné les excréments d’animaux, le médecin et théologien allemand Christian-François Paullini, qui eut cependant d’autres mérites, réunissant à la fin du XVIIe siècle dans sa Dreckapotheke (pharmacie stercoraire) tout ce que les anciens avaient écrit sur ce sujet : son inventaire, consignant tous les excréments de la création, détaillait les vertus de chacun d’eux, notamment ceux du stellion, lézard que l’on nommait, afin de mieux vendre la préparation, « crocodile ».
Au sein de ce singulier inventaire, l’excrementum hominum, combien vanté, s’y rencontre avec l’album graecum dont le chimiste et médecin allemand Andreas Libavius (1555-1616), en un chapitre spécial a décrit minutieusement la préparation et les précieuses qualités. L’excrément du chien, si proverbialement dédaigné, élevé à la hauteur d’un arcane merveilleux et bienfaisant n’est pas chose banale. Comme les selles du diable manquaient, qu’elles sont fort rares et qu’il en fallait à tout prix, on trancha la difficulté par un quiproquo en faveur de l’assa-foetida (ase fétide, une plante herbacée vivace de la famille des Apiacées). C’est un stercus de fortune, il est vrai, et cependant l’affaire n’alla pas toute seule. Pendant trois siècles, Laser et Asa revendiquèrent l’honneur d’en produire également, et des flots d’encre coulèrent à ce propos.
Après la médecine vint la parfumerie. En bonne glaneuse, elle ramassa ce qui pouvait lui convenir ; elle fouilla les entrailles du cachalot, lui prit son ambre, résidu de poulpes indigérés ; elle visita les cloaques du castor, du desman, de l’ondatra et de la civette, y puisa des sécrétions à relents équivoques ; elle s’empara de la poche du musc au voisinage suspect. De la bouse de vache, elle fit le « musc indigène » ; de la crotte de gazelle le « musc d’Afrique », et de tout temps la mode y trouva son compte et se déclara satisfaite.
La cosmétique arrive à son tour. Dans une de ses nombreuses correspondances, Sophie de Bohême (1630-1714), princesse Palatine, qui avait toujours son franc parler et ne tournait pas, comme on dit, autour du pot, écrivait dans une lettre du 31 octobre 1694 adressée à Charlotte-Élisabeth de Bavière, belle-sœur de Louis XIV : « Il entre de la merde dans les pommades ou les fards les plus exquis. Sans la merde des fouines, des civettes et des autres animaux, ne serions-nous pas privés des plus fortes et des meilleures odeurs ? »
Nommons la « fiente de crocodile » dont nous allons parler après Horace, Ovide et Pline, puis celle de pigeon dont nous nous débarrasserons aussitôt en disant que le médecin Jean Liébault (1535-1596), auteur des Trois livres de l’embellissement et ornement du corps (1582) a donné une recette qui concerne ce précieux résidu. « La fiente de pigeon, dit Liébault, dissoute en eau de rose musquée et camphorée est fort propre pour en faire un liniment au soir sur le visage, puis le laver d’eau de nénuphar le matin. » Le bibliophile Paul Lacroix n’a pas manqué de rappeler cette recette dans son curieux petit livre Les secrets de nos pères (l’art de conserver la beauté) où il fait de fréquents emprunts à Liébault dont les œuvres originales se font rares aujourd’hui.
Passons maintenant au stercus crocodili. Disons de suite qu’il ne s’agit pas ici du crocodile proprement dit, mais d’un petit sosie d’occasion appelé krokodeilos, crocodilea, cordyla et cordylus par Tournefort et qui n’est autre que le stellion du Levant, variété de lézard. Rien d’étonnant à cela puisque Hérodote nous apprend que le véritable nom du crocodile était champsa, mais que les Ioniens lui imposèrent le nom de krokodeilos à cause de son analogie avec les lézards. On peut ajouter que les Égyptiens rendirent parfois aux lézards les mêmes honneurs qu’aux crocodiles en les momifiant.
Théodore Cocteau, dans une note très intéressante, dit le médecin et zoologiste Anselme-Gaëtan Desmarest (1784-1838) dans sa description du genre scincus, parle d’une momie de scinque bridé (Scincus african.) observée par lui en Egypte ; celle-ci était enveloppée comme une momie humaine et renfermée dans un cénotaphe en bois travaillé et peint avec soin. Cependant les excréments du vrai crocodile figuraient aussi dans l’ancienne médecine des Égyptiens pratiquée par les prêtres et les pastophores — prêtres du culte égyptien — habiles dans l’art de préparer les onguents ; c’est du moins ce que dit le Dr Handvogel qui nous apprend que Galien les considérait de son temps comme des farces ridicules — res ridicula — pour ce que le célèbre médecin de Pergame écrivait aussi en latin.
Mais, ne perdons pas de vue notre stellion. Horace, le poète élégant, dit qu’à Rome on employait trois sortes de fards rouges : le minium, le carmin et certaine substance extraite du crocodile : « colorque stercore fucatas crocodili ». Horace dit ailleurs dans une satire à propos d’une vieille courtisane : « La céruse, le fard de crocodile coulent alors en ruisseaux sur tes joues ». Ovide dont on ne possède guère qu’une centaine de vers sur l’art cosmétique (son medicamenta faciei malheureusement perdu) n’en fait pas comme Horace un fard rouge, mais une poudre recommandée contre les gerçures de la peau et les taches de rousseur du visage, ce qui est bien différent.
Horace ne nous paraît pas très ferré sur la cosmétique de son temps ; nos préférences iraient plutôt à Ovide. Celui-ci, au troisième livre de l’Art d’aimer, s’exprime ainsi : « Avez-vous le teint pâle ? Frottez-vous la peau d’un peu de rouge. L’avez-vous noir ? Empruntez le secours du poisson de Pharos [île d’Égypte où les crocodiles étaient nombreux]. » Or c’était bien les excréments du stellion que les pigmentaires de ce temps-là rapportaient au crocodile ; ils les vendaient intentionnellement sous ce nom. Ovide, sans doute, le croyait comme tout le monde.
Pline, à son tour, mentionne deux sortes de crocodiles : le grand et une sorte plus petite qui vit en terre et paît des plus odorantes fleurs qu’il peut rencontrer. « Par ainsi, dit le médecin et botaniste italien du XVIe siècle Pierandrea Matthioli, s’inspirant de Pline, leurs intestins sont très estimés en raison de leur bonne odeur. Si on en met sur le visage avec huile de troène, il ôte toutes choses qui peuvent fâcher la personne et rend la peau en première beauté. » Mais ce que Pline attribue à la graisse des intestins du petit crocodile, Dioscoride l’attribue à ses excréments — à dire vrai, ils ne s’entendent pas très bien.
Finissons-en avec Matthioli qui continue ainsi : « les fumées du crocodile terrestre qu’on appelle crocodylea maintiennent la couleur vive et la peau belle aux dames. Les plus blanches sont les meilleures et celles qui sont légères et tombent en poussière comme amidon étant fort aisées à résoudre en liqueur (pas très clair) lesquelles étant broyées sentent aucunement l’aigre comme le levain ». De moins en moins clair, et puis cela finit bien mal : « On le sophistique avec fiente d’étourneaux appâtés de riz, car ils ont leurs fientes semblables !.. »
Anselme Desmarest dit encore que le célèbre naturaliste Pierre Belon (1517-1564) rapporte qu’en Egypte on recueille avec soin les excréments du stellion pour les besoins de la pharmacie orientale. Desmarest ajoute que ces excréments connus sous le nom de crocodilea ou stercus lacerti, anciennement en usage comme cosmétique, seraient encore parfois employés par les Turcs d’aujourd’hui.
En 1877, le journal La Nature donna un article de E. Sauvage sur le stellion d’Afrique avec une bonne figuration de ce reptile : « Ses excréments, dit Sauvage, ont été recueillis dans les tombeaux de l’antique Égypte ; ils sont encore en usage chez les Orientaux modernes sous le nom de crocodilea, parce qu’ils pensaient qu’ils venaient du crocodile, sans quoi ils n’eussent peut-être pas été aussi recherchés (…). Les Turcs faisaient une grande consommation des excréments du stellion ; ils s’en fardaient le visage. Cette matière était en grande abondance et se nommait stercus lacerti et crocodilea. »
Quoiqu’il en soit, stercus crocodili était un nom à bonne fortune puisque nous le retrouvons encore au commencement du XIVe siècle dans une satire sur « les femmes folles qui ont tant abusé du maquillage » empruntée à un appendice aux chroniques des ducs de Normandie. Cette satire est intitulée « de monacho in flumine periclitato ». Elle vise les femmes de Paris dont les clercs étaient les commensaux habituels :
n’i a si vielle ne si grille (maigre)
n’ait do merdier do crocodile
femme bien doit, c’en est la some,
puir (plaire) à Dieu et à homme
qui vis (visage) a paint, taint et doré
crocodili de stercore.
Au XIIIe siècle, dit Victor Gay dans son Glossaire archéologique du Moyen Age et de la Renaissance (1887), les femmes trouvaient dans la graisse de crocodile un moyen prétendu d’effacer les rides. On lit dans le Bestiaire divin de Guillaume de Normandie (1220) :
De sa coane selement
Souleit l’en faire oignement
Par cet oignement ce estendaient
Les fronces del vis (visage) et del front
Et plusieurs encore le font.
Ici, le vieil auteur Guillaume revient à la graisse de crocodile selon Pline. Peut-être hélas, crocodilea n’était-il plus au Moyen Age qu’un nom de guerre comme l’ont avancé certains cosmétologistes.
L’éblouissante et fastueuse Cléopâtre, reine d’Égypte, à qui Galien attribue un ouvrage aujourd’hui perdu ayant pour titre « de medicamine faciei », la première, dit-on, préconisa la graisse d’ours pour la chevelure. Les parfumeurs modernes l’ont remplacée par la graisse de porc — disons axonge, ce qui fait plus riche et plus mystérieux — fortement et agréablement aromatisée. L’huile de castor n’est autre chose que l’huile de ricin, celle de marmotte se fait avec les noyaux de certaines prunes. Et tout cela est entré maintenant dans le domaine de la curiosité dont les errements ont la vie dure.