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Le mariage à Paris au XVIIIe siècle

La signature du contrat – www.vassincourt.wordpress.com
Extrait du livre de Louis Sébastien Mercier « Le tableau de Paris » 1786
Comment Louis Sébastien Mercier voyait le mariage et la séparation au XVIIIe siècle à Paris
Comment se fait un mariage
Le père entre dans la chambre de sa fille, qui est à sa toilette, et qui a appris de sa femme de chambre qu’on allait la marier. Le père s’avance :
« Mademoiselle, lui dit-il, je vois, à vos yeux, que vous n’avez point dormi.
— Non, mon père.
— Tant pis ma fille ; il faut être belle quand on se marie, et on est laide quand on ne dort pas.
— Je ne le suis pas assez, reprend-elle avec un soupir.
— Vous n’êtes pas assez laide, dites-vous ? C’est donc pour l’être davantage que vous prenez l’air triste et maussade que je vous vois ; allons, ne faites pas l’enfant, je vous prie ; il faut de la modestie le jour du contrat, mais la modestie n’est pas l’humeur, et c’est de l’humeur que votre visage annonce.
— Oh ! mon visage a bien raison.
— Il a grand tort, et vous aussi ; je vous ordonne d’être riante.
— Vous m’ordonnez l’impossible.
— L’impossible ? Et pourquoi, s’il vous plaît ? Quel mal vous fait-on de vous marier avec un homme bien né, très aimable et surtout fort riche ?
— Je crois tout cela, puisque vous le dites ; mais il est toujours bien cruel d’être livrée à un homme que l’on ne connaît pas.
– Bon ! Est-ce qu’on connaît jamais celui ou celle qu’on épouse? Ton futur ne te connaît pas davantage. Crois-moi ma chère enfant, je ne vois dans le monde de mauvais mariages, que les mariages d’inclination ; le hasard est encore moins aveugle que l’amour. Penserais-tu mieux connaître ton futur après l’avoir vu dix ans ? Rien n’est si dissimulé que les hommes, si ce n’est peut-être les femmes. Celui qui désire et celui qui possède sont deux ; on ne sait jamais ce qu’un amant sera le lendemain de la noce ; et comment le saurait-on ? Il ne le sait pas lui-même ; c’est un hasard qu’il faut courir. Ta mère et moi, par exemple, nous nous étions beaucoup vus avant de nous marier. Eh bien, elle m’a dit cent fois que je l’avais trompée ; je lui ai dit cent fois qu’elle m’avait surpris. Tout cela s’est arrangé ; car il faut bien que cela arrange.
— En vérité, mon père, voilà d’étranges maximes !
— Ce sont les maximes du monde, et le Monde n’est pas un sot. Les petites gens ont besoin de s’aimer pour être heureux dans leur ménage ; mais, pourvu que les gens riches vivent décemment ensemble, leur aisance les met d’accord. Allons, ma fille, de la résolution, du courage, de la gaieté, tout ira bien ! »
Le père sort après avoir prononcé ces mots. La fille, qui cache dans son sein une amoureuse faiblesse, écrit à son amant qu’on la marie malgré elle, mais que l’hymen lui rendra ce que l’usage lui ravit. Elle signe le contrat ; la noce n’est pas différée, et six semaines après elle a l’art d’installer son amant dans la société. Celui qui s’en doute le moins, c’est le mari. S’il voulait en parler, on aurait une harangue toute prête pour lui démontrer qu’il n’est qu’un visionnaire.
Joailliers, bijoutiers, marchands d’étoffes, marchandes de modes concourent à un mariage ; mais il y entre aujourd’hui un artiste qu’on ne soupçonnait pas, un artiste précieux, qui contribue plus que tous les moralistes à mettre la paix dans les ménages. Quand une demoiselle a quelque souvenir inquiétant, qu’elle touche au premier jour de ses noces, et qu’elle veut cacher le grand secret, elle ne croit pas tout à fait à la maxime de Salomon, quoiqu’il fût un grand clerc. La virginité a ses signes ; elle le sait mieux que Buffon! Il s’agit d’être bien avec son mari, et d’accroître sa tendresse. Elle a entendu dire qu’il y avait une résurrection. Il ne faut, dans ce monde, que croire pour être heureux ; un serment n’a pas un effet rétroactif ; il s’agit de promettre pour l’avenir, et de tenir, si l’on peut. Les demoiselles honnêtes et timorées s’adressent au sieur Maille, lorsque le jour tombe. Il vend le vinaigre qui rend la confiance à l’épousée, la joie aux époux, qui établit la concorde et la paix des familles. Ce monde est composé d’apparences ; elles tiennent lieu des réalités.
Le sieur Maille n’a pas besoin de lire le calendrier pour être instruit des temps où l’Eglise permet ou défend les mariages. Dès que le carême et l’avent prennent fin, il voit arriver les fragiles beautés qui veulent posséder le cœur d’un époux, et le tromper un peu sur le passé seulement pour le rendre plus fortuné. Elles ne font qu’avancer la main, prendre le vinaigre réparateur, saluer et disparaître. L’artiste ne les regarde pas ; leurs grandes coiffes voilent le demi-rougeur, si elles rougissent. Un petit imprimé vertueusement instructif, accompagne la liqueur subtilement astringente, et dispense l’artiste de parler. Les attentats du violateur, ou les victoires de l’amant cité disparaissent également ; c’est une vierge enfin qui huit jours après, marche sous le chapeau virginal à l’autel de l’Hyménée.
L’époux n’en doutera point. Tout est régénération devant les lois de la chimie ; la félicité des époux est encore liée à cette science sublime que j’idolâtre ; elle fait la gloire, le bonheur et le repos des demoiselles parisiennes. Mais celles des provinces sont loin de cet inestimable avantage ; elles n’ont pas à leur porte un artiste aussi recommandable que le sieur Maille. Je les plains. Que de paroles artificieuses, que de mensonges frauduleux, pour remplacer une petite fiole qu’on cacher dans la main.
Demoiselles de tous les pays qui tremblez de l’expérience d’un époux et qui désirez assujettir son cœur en y versant l’estime profonde, quand vous verrez sur un pot de moutarde du sieur Maille l’union paisible des armes des trois premières puissances de l’Europe, songez que cet artiste unit de même la femme et le mari, prévient leur dissension, leur rupture ; et, leur ôtant les fâcheux soupçons, les craintes importunes, les reproches désespérants, consolide leur bonheur dans la pleine confiance des caresses mutuelles. Ailleurs une petite voix contrefaite est nécessaire ; elle devient tout à la fois honnête et trompeuse. Ici le mari s’enivre de sa conquête, et vante son propre triomphe. L’épouse pas besoin d’une voix fallacieuse pour qu’il se félicite lui-même de sa victoire. On disait à la cour, il y a quarante ans : « L’honneur y recroît comme les cheveux. » Oh ! il y recroît bien autre chose, ainsi que dans la capitale !
Une demoiselle bien majeure proposa tout naturellement à un galant homme de lui faire un enfant, mais sans exiger qu’elle se mariât. Dès qu’elle fut grosse, congédia le galant. Elle eut un fils qu’elle allaita. Le père plaida pour épouser la mère, qui lui tint rigueur, et lui demanda combien il voulait pour la peine qu’il avait prise de la féconder. Il perdit son procès, dépens compensés.
Séparation
Dès qu’un contrat de mariage est signé dans la coutume de Paris les deux époux ne peuvent plus s’avantager ni se rien donner, ni même y rien changer, vécussent-ils cent ans.
Le mariage est indissoluble ; le divorce est défendu par les lois divines et humaines, mais si deux époux se veulent se séparer ils n’ont qu’à se donner des chiquenaudes devant deux témoins, la justice les sépare à l’instant ; ils ne peuvent cependant pas se marier à d’autres, mais ils vivent librement, en attendant que la mort leur ait fait l’amitié de limer cette chaîne maudite que la déraison leur a rendue si pesante. Admirer la sagesse et la profondeur de cette législation qui défend le divorce et admet la séparation ; c’est-à-dire qui rend deux êtres inutiles à l’Etat, et qui dévoue au libertinage.
Une femme attaque son mari et obtient la séparation pour cause d’impuissance ; mais elle n’aura point un autre mari.
Il y a dans nos lois des peines contre l’adultère mais, comme il faut des témoins, rarement dans l’espace de trente ans voit-on une femme, dans la chaste capitale, qui ait subi les peines portées par la loi ; il est donc évident que tout ce qu’on a dit sur les maris n’est que pour fournir au style et à l’amusement d’un conte.
Tous les enfants dont les pères et mères n’ont pas été mariés en face de l’Eglise et par ses ministres sont déclarés bâtards ; ainsi l’on punit les enfants pour la faute de leurs pères, et la loi s’est plu à faire une foule de malheureux et à leur ravir leur existence, comme s’ils n’étaient pas déjà assez à plaindre de ne pouvoir nommer les auteurs de leurs jours.
Le concubinage est défendu par les lois divines et humaines, mais le bon ton l’autorise ; et des évêques, des abbés, des prêtres, des moines, des seigneurs, des magistrats, des marchands, des artisans, etc., sont concubins, et les concubines forment le tiers des femmes de la ville.
Les femmes séparées de leur mari entrent au couvent. Cette retraite a un air de décence, mais l’on sort tous les jours de la semaine. Il y a ensuite le conseil de la femme séparée, et parmi ce conseil il se glisse quelques consolateurs. Toutes ces femmes séparées arrivant de différentes provinces se trouveront réunies dans une communauté, telle que Saint-Chaumont, rue Saint-Denis (2). Comme leur situation est la même, elles racontent mutuellement leur histoire ; et le nom des maris, dans cette sainte maison, sonne plus désagréablement que celui du diable. On ose à peine le prononcer. Ceux qui viennent visiter les belles recluses n’appellent les maris que les adversaires.Tous sont condamnés à ce tribunal féminin, et l’on n’y reçoit avec plaisir que ceux qui ne portent point le joug du sacrement. On s’extasie sur le bonheur des célibataires, on les place au rang des hommes les plus sages.
Les avocats, dont le style est le plus mordant, trouvent à renchérir encore dans leurs diatribes contre le pouvoir marital. Un quart d’heure d’entretien à Saint-Chaumont leur en dira plus qu’ils n’en pourraient trouver en eux-mêmes, en imitant les orateurs les plus véhéments. Il est passé en règle dans cette communauté qu’il n’y a pas un seul mari qui ne soit un tyran, un monstre ; et que ce n’est que l’extrême douceur des femmes qui empêche de faire de toute la ville une communauté d’épouses séparées.
Les visites des consolateurs durent toute la journée, mais elles finissent cependant à dix heures et demie du soir. Peut-on offrir le modèle d’un plus rare sacrifice et d’une plus grande régularité, et n’y a-t-il pas là de quoi attendrir le mari le plus féroce et le plus inhumain ? S’il veut encore faire valoir ses droits après une année de retraite, s’il se refuse à ce que les consolateurs continuent leurs visites, Néron et Caligula sont Ides agneaux auprès de lui.
Les juges placés entre le mari et la femme, voyant la beauté et les larmes de celle-ci, ne peuvent jamais imaginer qu’elle soit entièrement coupable ; et toutes les faveurs de la loi sont insensiblement pour elle.
Dans la communauté de Saint-Chaumont, toutes les femmes séparées se prêtent mutuellement leur conseil, leurs avocats, leurs défenseurs, leurs ruses, leur éloquence : c’est une ligue qui pousse des rameaux de tous côtés. Et le mari, qui croyait n’être en guerre qu’avec une seule femme, en a trente pour ennemies irréconciliables qui multiplient son portrait, ainsi qu’ verre à facettes multiplie les objets. La voix de la communauté entre dans les canaux les plus imperceptibles, les enfle, et voilà un concert d’invectives et d’accusations qui ne mourra point. Qu’on se sépare, qu’on se réconcilie, il sera déclaré à Saint-Chaumont et dans les fastes de la communauté, que la femme est un ange et le mari un démon. C’est là le premier article de foi de la maison.
Jamais oreille de confesseur n’a été plus aguerri que celles des directrices de cette communauté. Elles savent d’avance tous les délits que peuvent commettre les maris jaloux ou brutaux ; aucun ne les étonne. Mais jamais les torts ne sont du côté de la femme et ce qui le prouve c’est qu’elle paye une bonne pension et qu’elle dépense son argent dans la sainte communauté. Or, pour effacer de si grandes douleurs, pour adoucir cette horrible captivité, qui ferme les portes à onze heures du soir, on joue, on chante, on tient table, mais tout à coup on trouve des pleurs et des sanglots, quand c’est un parent du mari qui se présente ou pour achever un accommodement, ou pour terminer une séparation ; jamais actrice n’a offert sur la scène des nuances plus vives et plus rapides : la supérieure accompagne, par un silence éloquent, le jeu physionomique de la dame éplorée. Quelquefois la chaise de poste et l’amant viennent terminer brusquement le procès. Trois mois après les factums (1) provinciaux arriveront de cent lieues ; on les verra pleuvoir sur la tête du mari ; on lui redemandera la moitié de sa fortune ; on offrira de rentrer au couvent et de prouver son innocence ; les avocats défenseurs sont tout prêts, et la supérieure aussi, qui condamne indistinctement tous les maris de l’univers, et qui recevrait dans son asile les Africaines et les Chinoises ainsi qu’elle reçoit les Flamandes, les Provençales et les Franc-Comtoises.
(1) Factum : mémoire virulent, récit polémique que publie quelqu’un pour attaquer une personne, une association, ou pour se défendre
(2) Le couvent des Filles de Saint-Chaumont (source Wikipédia) Le couvent se situait sur la rue Saint-Denis (actuels nos 224 et 226), au nord de la rue de Tracy. Leur jardin s’étendait à l’est jusqu’à la rue du Ponceau dans la partie absorbée par le boulevard de Sébastopol (actuel no 131). L’entrée se trouvait originellement du côté de la rue Saint-Denis. À l’angle de la rue de Tracy, se trouvait l’église conventuelle. Le couvent était situé à proximité de celui des Filles-Dieu (plus au sud, au niveau de l’actuelle rue du Caire).
Anne de Croze crée un nouvel établissement dont le but d’accueillir des prostituées repenties. Des lettres patentes autorisent l’établissement de cette nouvelle communauté en 1673. Plusieurs legs considérables permettent à ces religieuses d’acheter l’hôtel de Saint-Chaumont. Melchior Mitte de Chevrières, marquis de Saint-Chamond, avait acheté en 1631 la propriété dite « cour Bellot », ainsi que dix autres maisons voisines, qu’il fait abattre quelques années après afin de bâtir un hôtel sur ce vaste terrain. Les sœurs de l’Union-Chrétienne en font l’acquisition par contrat du 21 août 1683 pour une somme de 72 000 livres.
En 1682, est fondé le couvent du Petit-Saint-Chaumont, rue de la Lune.
Les religieuses ont fait construire en 1734-1735 dans leur jardin, par Jacques Hardouin-Mansart de Sagonne, petit-fils de Jules Hardouin-Mansart, un logis pour les dames de la bonne société souhaitant se retirer du monde.
La princesse de Conti, protectrice de cette communauté religieuse, fait appel à propre architecte, Pierre-Claude Convers pour réaliser la nouvelle église conventuelle. La princesse pose la première pierre du nouveau bâtiment en 1781, qui est achevé dès 1782. Elle contribue à sa décoration en faisant réaliser une Adoration des bergers par le peintre du roi François-Guillaume Ménageot (aujourd’hui à l’Église Saint-Eustache).
Ce couvent est supprimé en 1790. Devenue bien national, il est vendu en trois lots le 8 messidor an III (26 juin 1795)