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ToggleLa poupée de cire
I
Tout au fond de la vallée, la Gervanne roule entre les pierres son onde limpide, sous des touffes de vernes et de saules nains. Non loin de chaque rive, se dressent des amoncellements de collines, portant de vieux villages, gris dans leurs têtes rocheuses, des débris de remparts et de castels des temps féodaux : Monclar, Vaugelas, Beaufort, Suze et ses hameaux nombreux.
Le printemps soufflait sur l’âpre contrée son souffle de jeunesse et de vie ; la vigne tapissait de ses premières pousses les pentes rapides. Aux flancs des amphithéâtres, s’épanouissaient, blancs ou roses, les amandiers et les pêchers en fleur. Les bois laissaient échapper des senteurs délicieuses et des chants d’oiseaux.
Les travaux des champs étaient suspendus ce jour-là dans la commune de Suze. Dès le matin les habitants sortaient des maisons, parés de leurs plus beaux habits.
Des fermes et des villages environnants, on se réunissait au hameau des Poiriers, sur l’aire qui sert de place publique; les garçons étaient empressés plus que d’habitude auprès des jeunes filles. Ce jour devait être un grand jour : on allait célébrer le mariage de Camille et de Sylvain.
Sylvain, le meilleur, le mieux aimé, celui dont le père possédait le plus de terres ; le premier, parmi les garçons du pays ; et Camille, demoiselle élevée aux belles manières des grandes villes où son enfance s’était écoulée.
Les futurs parurent, et l’on entendit un murmure d’admiration. Qu’elle était belle, la mariée! Comme elle était resplendissante sous sa couronne de fleurs d’oranger, drapée dans son voile blanc, avec sa taille élancée et svelte, son-visage couleur de lis et de rose, ses dents éblouissantes ; ses yeux, pur reflet de l’azur du ciel, et sa longue chevelure dorée! Comme elle contrastait, cette délicate fille de la grande cité, avec les beautés agrestes qui l’entouraient 1
Le marié, lui aussi, était beau: c’était un garçon de vingt-cinq ans, à la robuste stature ; son visage, un peu pâle, était encadré de cheveux noirs, ses yeux exprimaient la douceur et la bonté.
Quel beau mariage, que. celui qui allait s’accomplir! Comme; les jeunes époux semblaient bien faits l’un pour l’autre, comme ils seraient bien assortis et comme l’avenir s’annonçait riant et rose pour eux!
La foule des invités ne tarda pas à se former en cortège: chaque jeune fille savait d’avance quel garçon lui était destiné pour compère ; elle attachait selon l’usage; un bouquet de rubans à sa boutonnière, le jeune homme lui offrait son bras et ils étaient compère et commère pour toute la durée de la noce.
La, mariée, appuyée au bras d’un vieillard vénérable, son tuteur, ouvrit la marche, et les couples, à la file l’un de l’autre, les suivirent à la mairie.
Camille dit d’une voix résolue et joyeuse le «oui» solennel. Quelques personnes ont prétendu qu’en prononçant cette parole Sylvain trembla.
Les époux étaient unis devant la loi. Le cortège se reforma devant la mairie pour se rendre au village de Beaufort, où se trouve l’église protestante dans laquelle la bénédiction nuptiale allait être donnée.
Divers sentiers conduisent de Suze à Beaufort; Sylvain voulait indiquer l’itinéraire à suivre; mais,’ Bertrand, le garçon d’honneur, Léontine, la fille d’honneur, et Firmin, leur ami, qui n’avait pas voulu pour lui de commère pour pouvoir rester plus librement avec eux, avaient déjà pris les devants; quelques couples marchaient derrière le couple d’honneur; la noce tout entière les suivit, par ce chemin qui coupe perpendiculairement la ligne des coteaux de Suze et débouche, sur la grande route de Crest à Beaufort, juste en face de la fabrique et du moulin du Roy.
Le meunier, sa femme et ses marmots accoururent sur la route à la rencontre du cortège. Les jeunes ouvrières de la fabrique désertèrent l’atelier et vinrent également. La familiarité règne dans ce pays ; et, malgré la différence des conditions, chacun s’empressait autour de Sylvain, on serrait ses mains, on le complimentait. Les ouvrières se mêlèrent aux gens de la noce et l’on fitl un branle en l’honneur, des mariés.
— Il me semble qu’il manque quelqu’un ici, dit en clignant des yeux Léontine au garçon d’honneur; va donc voir si la petite n’est point par là.
Bertrand s’esquiva, fit deux ou trois fois le tour de la fabrique et finit par découvrir une ouvrière cachée derrière la grande haie d’aubépine qui clôt le jardin. Elle paraissait-avoir vingt ans, ses cheveux noirs tombaient incultes sur ses épaules légèrement voûtées ; ses joues caves portaient l’empreinte du passage de nombreuses larmes, mais ses grands yeux, brillant d’un feu fébrile, ne pleuraient point.
– Eh bien! dit le garçon d’ honneur d’une voix railleuse, il paraît que l’on fait la fière, mademoiselle Geneviève; allons, venez au branle, comme les autres; pour embrasser le novi.
Il prit dans sa robuste main les deux bras chétifs de la jeune fille, qui se laissa faire sans protestation et le suivit à demi traînée.
— Sylvain, cria Bertrand, en. arrivant près de la route, Sylvain, en voici une qui trouve que ce n’est pas assez du garçon d’honneur pour là mener au branle, elle demande le marié.
— ¥as-y, Sylvain ! crièrent ensemble les garçons et leurs commères. Et le marié se dirigea d’un pas mal assuré vers l’ouvrière que Bertrand venait de quitter. A trois pas d’elle il s’arrêta et la considéra longuement sans prononcer une parole.
— Sylvain, dit la voix douce et angélique de la jeune fille, je ne t’en veux pas, tu sais bien que je t’aime, mon Sylvain; je désire que tu sois heureux.
Elle se tut; ses jambes ne pouvant plus la soutenir, elle s’affaissa sur le bord du chemin et resta assise, fixant toujours le marié : son regard exprimait une tristesse profonde, on y lisait aussi la résignation.
Le marié ne répondit rien et revint lentement vers les danseurs; quelques-uns riaient bêtement, d’autres avaient des larmes dans les yeux. La mariée n’avait prête que peu d’attention à cette scène et n’y avait rien remarqué d’extraordinaire.
Le cortège reprit sa route vers Beaufort.
La bénédiction nuptiale fut donnée aux jeunes époux. Tous deux répétèrent les mots qui enchaînaient devant Dieu leurs deux destinées. Le visage de Sylvain était bien pâle, sa voix trembla visiblement. — « C’est l’amour et le bonheur qui le font ainsi pâlir et trembler », pensèrent ses nombreux amis.
Le marié offrit le bras à son épouse, et l’on se mit en marche de nouveau pour revenir au village de Suze.
La noce suivait ce chemin pittoresque qui monte en pente douce au flanc des coteaux. De temps à autre l’on faisait une halte à l’ombre des grands hêtres ou des châtaigniers, on chantait une chanson ; l’on dansait un branle, et de toutes les fermes de la montagne les habitants accouraient portant des dames-jeannes pleines de leur meilleur vin, pour rafraîchir les danseurs. La joie resplendissait sur tous les visages; seul le marié était taciturne. Lui, renommé entre tous pour son esprit et sa verve, restait silencieux auprès de sa belle compagne il ne trouvait pas un mot à répondre aux paroles de félicitation qui lui étaient adressées.
L’on-est de retour au hameau des Poiriers, la ferme du père de Sylvain a été décorée de drapeaux, de mâts et de lanternes vénitiennes; de guirlandes de buis et de guirlandes de fleurs. Sous le hangar immense et.dans la cour, les tables, disposées en triple rangée, sont surchargées de vins et de victuailles; une pantagruélique hospitalité est offerte non-pas seulement aux nombreux invités de la noce, mais à tous les habitants des communes voisines, à tous ceux qui veulent prendre place au banquet.
On se mit à table et il se fit un silence profond; chacun s’occupant à satisfaire son appétit, aiguisé par les longues marches de la matinée; puis, peu à peu, les langues se délièrent de nouveau : les garçons, excités par la bonne chère et par le vin. étaient pétillants de verve et faisaient rire les jeunes filles. On entendait un bruit confus de chocs de verres et de joyeuses voix; l’ivresse du vin et l’ivresse du plaisir épanouissaient tous les visages; seul le marié restait pâle et ne parlait point La journée s’écoula ainsi.
II
La nuit est venue : les lampions et les lanternes jettent leur lumière multicolore sur les tables du banquet; la joie devient bruyante ; les visages s’animent et s’empourprent de plus en plus.
Le marié, toujours sombre, tête baissée paraît absorbé dans une profonde méditation; en face de lui, la mariée resplendit, radieuse de bonheur et de beauté. Parfois il lève la tête pour la contempler; son regard croise le regard de Camille et son visage s’anime une seconde, sous la lumière divine de ses yeux bleus; mais il courbe de nouveau la tête comme pour regarder encore au dedans-de lui-même : le regret ou plutôt le remords l’obsède, il fait l’examen de sa vie passée. Fils du plus riche paysan de la contrée, il avait fait des études sérieuses. Doué de remarquables facultés, il eût pu, comme tant d’autres, se rendre à la capitale et peut-être y devenir un homme illustre : il avait préféré la vie libre des champs. Vers sa vingtième année, en quittant le collège, il s’était retiré près de son père et avait pris la direction des travaux. Il était vaillant et fort. L’été; il s’occupait de fauchaisons, de labours, de semailles, de moissons et de vendanges ; l’hiver, par les plus froides matinées, il arrivait toujours le premier à l’œuvre pour défricher les hermes et planter des vignes aux flancs des coteaux. Sous son impulsion vigoureuse, la ferme avait prospéré.
Chaque dimanche, Sylvain descendait jusqu’à la ville de Crest, ou bien allait passer sa journée chez des parents ou amis des villages environnants. Il avait pris l’habitude de s’arrêter au moulin du Roy, qui se trouvait sur son chemin ; il y buvait une bouteille de vin avec le meunier pendant que sa monture mangeait l’avoine sous le hangar.
Il avait rencontré bien souvent, au moulin du Roy, une jeune fille, parente du meunier, ouvrière de la fabrique de soie tout à côté. Elle se nommait Geneviève. C’était une charmante espiègle de seize ans, riant toujours, toujours piaillant, gaie et vive comme un pinson; son visage était blanc, ses cheveux étaient d’un noir bleu ; ses grands yeux bruns, railleurs et malicieux, n’avaient jamais pleuré. Sylvain se plaisait à la voir, à entendre ses frais éclats de rire et son joyeux babil.
Un dimanche de la Saint-Pancrace ils se rencontrèrent par hasard à la vogue de Suze et dansèrent ensemble. En fixant les grands yeux de la jeune fille, en pressant sa taille et ses mains, Sylvain sentit pour la première fois de sa vie battre son cœur, et dit à Geneviève qu’il l’aimait. Geneviève, qui comprenait à peine alors la signification du mot amour, répondit qu’elle aussi aimait Sylvain, qu’elle serait heureuse de rester bien longtemps, pendant une journée tout entière, seule avec lui. Ils prirent rendez-vous, pour le dimanche suivant, dans un endroit solitaire, Ils n’eurent garde d’y manquer ni l’un ni l’autre; et de nombreux rendez-vous succédèrent au premier.
Ils s’aimèrent tous deux sans savoir pourquoi ils s’aimaient, sans chercher à entrevoir aucune issue à leur amour. L’idée d’épouser Geneviève ne se présenta pas à l’esprit de Sylvain. De son côté, Geneviève ne pensa jamais qu’elle, pauvre ouvrière, pouvait oser prétendre à être un jour la femme du plus riche garçon du pays. Ils s’aimaient parce qu’ils étaient heureux d’être ensemble ; ils s’aimaient sans arrière-pensée, sans crainte ni remords, sans songer à l’avenir; ils s’aimaient parce qu’ils s’aimaient.
Leur joyeuse insouciance dura deux années.
Un jour, Sylvain fut présenté à Camille, riche héritière, jeune fille élevée à Paris, qui, restée depuis peu orpheline, s’était retirée à Suze chez un vieux parent, son tuteur; et, en voyant la délicieuse Parisienne, si différente des femmes qu’il avait vues jusqu’à ce jour, le jeune homme fut ébloui comme à l’aspect d’une apparition divine. On lui dit qu’il pouvait espérer être un jour son époux, et il crut que c’était une chimère irréalisable. Il se sentait pris par une passion soudaine, bien différente de l’amitié presque fraternelle qu’il avait pour Geneviève. Camille le dominait, il la plaçait bien au-dessus de l’humanité, il en faisait une idole, qu’il eût voulu adorer, aux pieds de laquelle il se serait prosterné à genoux. Baiser le bas de sa robe lui eût paru le comble de la félicité.
Malgré cet amour, l’affection qu’il avait pour l’ouvrière ne diminua point; mais leurs rendez vous devinrent d’abord plus rares; puis, cessèrent bientôt tout à fait. Geneviève parut se résigner; jamais ses sanglots ni ses récriminations n’arrivèrent jusqu’aux oreilles de Sylvain ; il apprit seulement par des amis que la pauvre enfant avait perdu sa joyeuse insouciance, que ses joues étaient devenues bien pâles, et que ses yeux espiègles avaient appris à pleurer.
Les habitants du pays, qui connaissaient la liaison des deux jeunes gens, compatirent peut-être à la douleur de la délaissée, mais la conduite de Sylvain parut toute naturelle; il avait fait la cour pour passer son temps, comme tout garçon riche en a le droit ; l’occasion de faire un brillant mariage se présentait à lui : à moins que d’être fou, il ne pouvait la laisser passer pour plaire à une petite Ouvrière; il n’avait rien promis, d’ailleurs, et la culpabilité était tout entière du côté de Geneviève, pour avoir placé trop haut son amour ; il agissait comme tout homme raisonnable eût agi à sa place. Le meunier lui-même était de cet avis, et peut-être même aussi Geneviève, car ce n’est que dans les romans, et quelquefois dans les grandes villes, que l’on voit des mariages disproportionnés sous le rapport de la fortune; à la campagne des faits de cette nature ne se produisent point.
Aucune voix ne s’était donc élevée contre Sylvain, mais, lui, n’avait point oublié le passé.
Bien souvent, en sortant de la maison de Camille, l’image plaintive de l’autre s’était présentée à son souvenir. Depuis que son mariage était décidé, il avait perdu l’estime de lui-même, il avait connu le remords ; à mesure que s’était approchée l’heure si désirée de ce mariage il avait senti grandir le remords; sa voix avait tremblé en disant « oui » devant le maire, elle avait tremblé plus encore en répétant cette parole devant le ministre de Dieu, après avoir revu, à la place même de leurs premiers rendez-vous, la malheureuse Geneviève si différente de ce qu’elle avait été autrefois.
Et maintenant, qu’il est uni pour toujours à Camille, qu’il est assis au banquet de sa noce, près de sa femme adorée, au milieu de sa famille et de ses nombreux amis, dans le bruit des rires et des chansons, des chocs des verres que l’on vide et que l’on emplit, l’image plaintive l’obsède plus que jamais: il revoit ce pâle visage, il entend cette voix résignée, si douce et si caressante encore: «Je t’aime, mon Sylvain, je ne t’en veux pas, je désire que tu sois heureux. » Lui qui naguère se croyait l’intègre, le juste, le bon, comme il se trouve petit, maintenant qu’il compare son froid égoïsme à l’héroïque abnégation de l’enfant. Comme il se reproche d’avoir fait le malheur de Geneviève, comme il voudrait pouvoir effacer le passé, recommencer les dernières années qui se sont écoulées; comme il se garderait de suivre la route qu’il a suivie et de commettre les fautes qu’il a commises. Mais à quoi servent ses remords et ses désirs insensés? Nul ne peut recommencer sa vie, le passé ne se change point, CE QUI A ÉTÉ A ÉTÉ.
III
Il est d’usage dans le pays, depuis un temps immémorial, que dans toute noce bien ordonnée une bonne farce soit faite aux jeunes époux, lesquels n’ont, dans aucun cas, le droit de se fâcher. On répand dans le lit nuptial de la graine d’églantier sauvage, qui donne à la peau de furieuses démangeaisons, ou bien, faisant tout à coup irruption dans la chambre des mariés, on les force à manger une soupe au vin atrocement poivrée, ou bien encore une demi-douzaine de garçons se sont introduits dans cette chambre, ont attendu, cachés sous les cheminées, dans les armoires et jusque sous le lit, et font un vacarme épouvantable à un signal donné, etc., etc. 11 n’y a pas de règles fixes à ce sujet, tout dépend des circonstances et de l’imagination plus ou moins féconde des meilleurs amis des mariés, qui sont, bien entendu, les auteurs du programme de la farce et qui se chargent de sa mise à exécution. Il y a eu dans ce genre des tours qui sont demeurés célèbres, qui, depuis cinquante ans, font les délices de la veillée, où les vieux les racontent chaque hiver, et dont on se répète avec admiration le nom dès auteurs.
Nos trois amis : Bertrand, le garçon d’honneur, le plus déluré des gars du village, le plus brûlot, comme on dit dans le pays; Léontine, sa commère, une fine mouche, et Firmin, leur digne compagnon; nos trois amis, disons-nous, n’étaient pas gens à laisser perdre l’antique coutume, ils eussent plutôt été capables de l’inventer si elle n’avait pas existé ; ils se sont retirés à l’écart, pour délibérer.
— Premièrement, dit Léontine, qui a la langue bien pendue, de toute cette nuit les mariés ne dormiront pas ensemble, je vous en réponds; moi qui vous parle, j’ai fait ce qu’il faut pour cela.
— Et qu’as-tu fait? demande Firmin.
— Voici : madame la Parisienne n’aime pas beaucoup les farces des paysans, comme vous le savez; or, tout à l’heure en causant, je lui ai laissé entendre que l’on était justement disposé à faire, une bonne farce cette nuit.
— Comment? interrompt Bertrand, tu nous aurais trahis, toi, Léontine? jamais !
— Mais non, laisse-moi donc achever : j’ai fait semblant d’être de son avis, j’ai dit comme elle que ces farces étaient bêtes, ridicules. Madame Camille a cru que j’étais de son côté, elle m’a confié qu’ils devaient passer la nuit dans sa chambre de jeune fille, que cette chambre avait deux clefs, qu’elle devait se retirer la première vers onze heures et que Sylvain irait la joindre une demi-heure après. Je lui ai affirmé alors que vous étiez disposés à aller les embêter chez eux, quand ils seraient couchés,.à enfoncer la porte s’ils n’ouvraient pas, ou même à pénétrer par la fenêtre; mais que je m’offrais à les tirer d’embarras; je lui ai insinué que le plus sûr moyen de vous échapper, c’était de venir passer la nuit dans ma propre chambre, où Sylvain, prévenu par moi, irait la rejoindre, et où vous n’auriez certainement pas l’idée d’aller les dénicher. J’ai ajouté que de cette façon ceux qui prétendaient faire des farces aux autres seraient eux-mêmes bien attrapés. La Parisienne a tout gobé elle m’a même remis sa clef qui l’embarrassait; bientôt j’irais la conduire dans ma chambre, où je l’enfermerai à double tour et vous pensez bien que ce n’est pas Léontine qui dévoilera au mari le lieu où sa bien- aimée repose. Êtes vous contents de moi ?
— Bravo ! bravo ! répondirent ensemble les deux garçons.
— C’est très bien, ajoute Firmin. Le marié, trouvant le nid vide, cherchera sa femme pendant toute la nuit; nous le suivrons de loin. De temps en temps nous l’approcherons et ferons semblant de le plaindre, nous lui ferons boire quelques bons coups pour noyer ses chagrins : c’est très bien ainsi.
— Pour que le tour fût encore meilleur, dit Bertrand, il nous faudrait mettre dans le lit un mannequin que Sylvain prendrait pour sa femme et…
— Attendez, crie l’incomparable Léontine, j’ai notre affaire : la poupée que ma grand’mère conserve comme une relique; justement Sylvain ne l’a jamais vue, il l’embrassera, la prenant pour Camille, et trouvera que les baisers de son épouse sont bien froids.
— C’est parfait, conclut Bertrand, le chef de l’association. Remettons-nous à table sans faire semblant de rien ; dans une heure nous nous trouverons à la ferme, du père Vincent. Léontine aura la poupée.
Et le trio se sépare.
Il est onze heures du soir. Léontine, portant quelque chose enveloppé dans un châle, se glisse furtivement le long des haies, elle arrive à la ferme du père Vincent, le.tuteur de Camille. Bertrand et Firmin, qui l’attendaient cachés dans la remise, viennent la joindre; Il n’y a pas une âme dans la maison.
Ils gravissent tous trois l’escalier, Léontine ouvré une porte : c’est là. En entrant dans la chambre de Camille, qu’éclaire la lumière d’une lampe, les deux garçons se trouvent ébahis et retirent respectueusement leurs chapeaux. Il n’y a pourtant rien d’extraordinaire dans cette chambre : un lit en acajou avec des rideaux blancs, une armoire et une table aussi en acajou, une bibliothèque garnie de volumes, quelques tableaux accrochés au mur; sur la cheminée une glace, une pendule et deux flambeaux. Tous ces objets sont de la plus grande simplicité, mais la jeune fille a présidé à leur arrangement avec son goût de Parisienne, et jamais pareille magnificence n’avait frappé les yeux des deux montagnards, jamais leur imagination n’avait rien rêvé de si beau.
Le premier moment d’émotion passé, Léontine découvrit ce qu’elle tenait enveloppé dans son châle et le plaça sur le lit. C’était un buste de cire, à peu près de grandeur naturelle, très soigneusement modelée. Nous ne raconterons point comment pareil objet était venu échouer au village de Suze; il suffit de savoir qu’il provenait d’une de ces exhibitions ambulantes, qui s’intitulaient musées ou galeries historiques et qui, au commencement du dix-neuvième siècle, sillonnèrent en tous sens la province. Cette poupée, comme l’appelait Léontine, avait dû représenter une princesse ou une femme célèbre quelconque. Le visage, peut-être un peu trop blanc, était gracieux; des cheveux noirs, naturels, tombaient sur le cou.
— Il faut l’habiller, dit Bertrand, el on lui passa une chemise tirée de l’armoire de Camille, on la coiffa d’un petit bonnet, on la coucha dans le lit, la tête reposée sur l’oreiller.
— Elle est bien ainsi, dit Léontine; mais Sylvain ne s’y laissera point prendre; avec ses cheveux noirs clic ne ressemble pas du tout à Camille, mais là, pas du tout.
— Elle ressemble, s’écrie Firmin, elle ressemble à Geneviève!…
— C’est vrai, disent ensemble la fille et le garçon d’honneur, la ressemblance est frappante.
— Ce n’est pas ce qu’il nous faudrait, reprend Firmin. Le marié, comprenant bien que Geneviève ne peut pas être couchée là, verra tout de suite que c’est une poupée et notre farce ne vaudra pas grand’chose.
— S’il pouvait croire que c’est Geneviève, observe la demoiselle d’honneur, le tour ne serait déjà pas si mauvais.,.
— Ne bougez plus, crie Bertrand, frappé par une idée lumineuse, j’ai ce qu’il faut, j’ai trouvé, j’ai trouvé. Il descend rapidement l’escalier et remonte bientôt, portant un pot rempli de cette ocre rouge délayée dans de l’eau, dont on se sert dans le pays pour marquer sur leur toison les moutons et les brebis. Il répand quelques gouttes du liquide sur le bonnet blanc de la poupée, il en macule la chemise, puis, découvre le lit, inonde les draps, et replace ensuite le tout dans l’état normal.
— Ayez-vous compris, maintenant ? dit-il triomphant : Sylvain croira voir du sang; avant d ‘avoir eu le temps de réfléchir, il se figurera que Geneviève s’est tuée et appellera au secours. Nous, qui serons à la porte, nous arriverons pour le détromper et pour rire de sa peur, nous ferons venir toute la- noce et tout le monde rira; jamais pareille farce ne fut inventée, on en parlera dans cent ans 1
Firmin hésite un moment, comme s’il ne se rendait pas bien compte de toute la beauté du tour, finalement il applaudit et embrasse son ami. Léontine n’ose pas embrasser Bertrand, mais elle frappe des mains et des pieds en signé d’approbation et se jure à elle-même que jamais un autre homme que lui ne sera son époux.
Et les trois amis, après avoir soufflé la lampe, allèrent se cacher dans la chambre à côté, dont ils laissèrent la porté entrebâillée, et attendirent silencieux.
IV
La fête arrive à son apogée. Un bal champêtre a été organisé sur l’aire, illuminée de lanternes et de lampions. Quatre musiciens venus de Crcst jettent aux échos de la montagne les notes joyeuses de leurs instruments : violons, cornet à piston et clarinette.
Les jeunes époux ont ouvert le bal; puis, chaque garçon de la noce tient à honneur de faire danser la mariée, qui accepte de bonne grâce. Sylvain fait danser toutes les filles du pays, qui croient que cela leur portera bonheur. Parfois ses jambes chancellent, son front est pâle de plus en plus; il a bu du vin, beaucoup de vin, puis, comme cette boisson lui paraissait froide, il a bu de l’eau-de-vie. Il est ivre maintenant.
Vers onze heures, la mariée s’est retirée suivie par la demoiselle d’honneur ; l’on n’a point remarqué son départ; garçons et filles dansent à qui mieux mieux ; et, jusqu’à ce que paraisse l’aurore, les jambes infatigables ne s’arrêteront point .
Minuit tinte lamentablement à l’horloge du vieux clocher de Suze. Sylvain quitte le bal à son tour, se dirige vers la maison où Camille l’attend,. longe la haie d’aubépine… il est près d’arriver.
Mais, plus il approche de l’instant si ardemment désiré, plus le remords grandit: il voit Geneviève roulant noyée au fond des écluses de la Gervanne, il la voit expirant, défigurée, au pied des roches escarpées. Il maudit le jour, où il connut cette jeune fille, il se maudit lui-même ; un instant, l’idée du suicide a surgi dans son cerveau exalté.
Mais non, il ne veut pas encore mourir, Camille est là, elle l’attend… il ira d’abord la joindre, puis il verra après; et il gravit l’escalier. A la porté de la chambre nuptiale il s’arrête encore, il lui semble qu’il est près de commettre un crime horrible : un inceste ou un assassinat ; il croit formellement qu’entre lui et sa femme un spectre va se dresser.
Il ouvré la porte cependant, il entre et retrouve un peu de tranquillité d’esprit. Tout est silencieux dans la chambre, le temps est lourd; le ciel qui était clair tout à l’heure s’est assombri, c’est à peine si l’on peut distinguer les vêtements de la mariée, épars sûr les meubles; pourquoi donc n’a-t-elle point laissé la lampe allumée?.,. Il s’approche du lit nuptial, elle est là, elle repose doucement, si doucement, que l’on n’entend même pas le bruit de sa respiration, il la contemple avec une admiration respectueuse. Il approche un peu plus.!. C’est étrange ses cheveux blonds paraissent noirs?… La nuit est si sombre !
Soudain, la lune glissant derrière les nuages qui la cachaient; un rayon de sa.blanche lumière pénètre par la fenêtrée entr’ouverte et vient éclairer de face le pâle visage de celle qui dort… Geneviève !!!…
Sylvain s’est affaissé comme anéanti. Cependant, il se remet… il doit s’être trompé… il est homme, lui, un homme courageux… Un miracle ne s’accomplit point, il n’y a pas de miracles… C’est Camille qui est là, et point Geneviève… Il a été le jouet de son imagination en délire, voilà tout. Mais la lune éclaire encore, et il va bien voir…
Subitement, il se relève, découvre le lit nuptial. Geneviève lui apparaît : Geneviève glacée! sanglante!! morte !!!.
Alors les trois joyeux .mystificateurs qui étaient aux écoutes dans la pièce voisiné, entendirent un rire strident, le rire de Sylvain.
— La mèche est éventée dit Bertrand, il ne nous reste qu’à nous retirer.
— Comme il rit longtemps, observa Firmin.
— Ce rire a quelque chose d’effrayant, ajouta Léontine.
— Allons voir, dit Bertrand;, d’une voix altérée. Ils appelèrent le marié mais il ne leur répondit point, ils voulurent ouvrir, mais la porte avait été fermée en dedans et là clef était restée dans là; serrure. Ce n’est qu’après avoir brisé le pêne qu’ils purent entrer, ils trouvèrent Sylvain, debout dans un coin de la chambre, tenant la poupée dans ses bras. Il ne riait plus, il ne parla point. Ses yeux immobiles paraissaient ne plus voir.
Soudain les muscles de sa face se contractèrent dans un effort violent, il serra la poupée contre sa poitrine, ses yeux jetèrent comme une lueur d’intelligence : «Geneviève! » dit-il. Et ce fut sa dernière parole. Le malheureux était fou et muet.
V
Pour les lecteurs qui aiment à connaître la fin de toute histoire, je puis donner l’épilogue de celle-ci :
Deux ans après le mariage, Silvain mourut sans avoir recouvré un instant sa raison. Gèneviève, de plus en plus chétive, ne lui survécut que quelques jours.
La veuve, si intéressante par son malheur, toujours jeune et riche, et plus belle que jamais sous son vêtement de deuil, vit sa main recherchée par les plus brillants partis de la contrée. Elle est aujourd’hui l’épouse heureuse d’un préfet.
Martial Moulin
Texte de Martial Moulin, écrivain aoustois, paru le 25 octobre 1885 dans « La Revue des journaux et des livres – Editeurs Henri Jouve et Martial Moulin