COMMENT FABRIQUAIT-ON UN CIGARE EN 1892 ?





Comment fabriquait-on un cigare en 1892





 

 

Article de 1892 d’Emmanuel Ratoin paru dans « Le Magasin Pittoresque »


Les meilleurs cigares proviennent toujours de Cuba, l’histoire des cigares veut que les cigares soit fabriqués partout dans le monde. Dès 1610, le tabac à cigare était cultivé dans le Massachusetts, et les autres premiers centres de culture du tabac étaient les Philippines, Java, Ceylan et la Russie. Jusqu’au début du XIXe siècle, le tabac à cigare américain était principalement exporté vers les Antilles, où il était roulé, puis importé sous forme de cigares finis.

Les cigares étaient fabriqués à la main jusqu’au début du XXe siècle. L’industrie s’est rapidement mécanisée entre 1910 et 1929. Aujourd’hui, les meilleurs cigares sont toujours fabriqués entièrement à la main. Mais la majorité d’entre eux sont fabriqués entièrement ou partiellement à la machine.

 

Le temps qu’il faut

On a calculé qu’il fallait trois ans et quatre mois pour faire une prise de tabac.

Et le calcul n’a rien d’hyperbolique, car la feuille de tabac, destinée à être réduite en poudre et à faire l’honneur des tabatières, passe dix-huit mois dans les magasins de la Régie, apportée dans les manufactures, elle est hachée et soumise à une fermentation qui dure six mois; porphyrisée ensuite, on la laisse séjourner quatre mois dans des cases, et elle fait un dernier stage de deux mois dans les tonneaux avant d’être livrée aux consommateurs.

Si la période de gestation du cigare est moins longue, il doit subir, lui aussi, une série de transformations, dont les plus importantes consistent dans les mélanges de tabac et dans le lavage méthodique. Quand on pénètre dans une manufacture de la Régie, le détail qui vous frappe tout d’abord, c’est l’accumulation des feuilles de tabac sous les hangars. Dans les stocks de manoques qui sont empilés là, on trouve des échantillons des principaux tabacs du monde : du Kentucky d’un brun léger, du Maryland roux aux nervures minces, du Virginie à grosses côtes, des tabacs d’Orient, dont les feuilles blondes sont petites comme celles des laitues, des Brésil de couleur fauve pale, des tabacs de France aux.larges feuilles foncées, etc.

Ces espèces sont destinées à être mélangées suivant des formules rigoureusement déterminées pour chaque espèce de cigare. A la manufacture de Reuilly, qui, seule, en France, travaille les tabacs havanais, les balles sont emmagasinées dans de vastes caves, bien aérées, où elles sont, autant que possible, soustraites à toutes les variations de température qui, en déterminant des fermentations successives, nui-raient à leur bonne conservation.

Comment on compose un cigare de 5 centimes

Les cigares de cinq centimes se composent de cinq sortes de tabacs: de tabac français dans une proportion de 42 %, de Kentucky, à raison de 40 %, de tabacs de Hongrie (5 %), d’Alsace (7 %) et d’Algérie (6 %). Les mêmes sortes entrent, mais dans des proportions différentes, dans la composition des cigares de 7 centimes et demi. Les cigares de 0 fr,10 se composent : l’intérieur, de Brésil pur ou d’un mélange de Brésil et Rio Grande; l’enveloppe, de tabac de Java ou de Sumatra ou même de Brésil. Ces proportions, rigoureusement déterminées en théorie, sont assez difficiles à observer dans la pratique. La confection d’un cigare exige une certaine rapidité, et elle s’accommoderait mal d’un travail qui, tout en étant long et minutieux, serait toujours imparfait.

Il en résulterait des inégalités très marquées dans la qualité et le goût des cigares d’un même prix. Or, la Régie a été toujours très préoccupée d’établir une uniformité aussi grande que possible dans le goût des cigares de même qualité.



Cigarières au travail



Comment s’obtient l’uniformité du goût



Pour l’obtenir, elle a eu autrefois recours à la macération des feuilles. C’est une opération qui consiste à placer dans un même bain les tabacs d’espèces diverses qui doivent entrer dans la confection de cigares de même catégorie. Ce bain amène entre les espèces une certaine homogénéité; il provoque la dissolution d’une partie des matières contenues dans les cellules des feuilles, et il s’opère alors un échange entre les principes renfermés dans les cellules et ceux que renferment les jus. Telles feuilles auxquelles, par exemple, il manque de la potasse et qui ont un excès de sels de chaux, absorbent de la potasse et perdent une partie des sels de chaux. En théorie, ceci parait fort simple ? Quand il s’est agi d’appliquer le principe de la macération, on a eu à lutter contre une foule d’imperfections

Cependant, à la stalle des expériences de M. SchIoesing, on a adopté le lavage méthodique.

Ce lavage méthodique repose sur un principe qui, par sa simplicité, rappelle la théorie de l’équilibre de l’œuf de Christophe Colomb.

Si on laisse une certaine quantité de tabac plongé dans l’eau pendant plusieurs heures, on obtient du jus de tabac; si, ensuite, dans ce jus on plonge de nouveau les tabacs frais, on obtient, au bout d’un certain temps, du jus plus concentré et. en continuant ainsi, on se procure des jus dont le degré va en augmentant. Si, d’autre part, le tabac qui a déjà subi une macération est de nouveau immergé dans l’eau pure, il perd sa force, et, plusieurs macérations semblables l’épuisent de plus en plus. Il est aisé d’imaginer une série de six cuves dans lesquelles se feront ces macérations, la première contenant du tabac frais plongé dans du jus concentré, la dernière du tabac fort affaibli plongé dans l’eau, les autres des tabacs avec du jus à des états intermédiaires. Le principe une fois posé, les ingénieurs des manufactures se préoccupèrent de simplifier les opérations que le lavage méthodique entraînait, Citait un problème assez ardu apparemment. Toutefois, les manufactures ne tardèrent pas à s’enrichir d’une machine nouvelle qui résolvait le problème d’une façon aussi pratique qu’originale. Grâce à l’appareil inventé par M. Letixerant, légèrement modifié par M. Belhomme, on n’est plus obligé de déplacer six fois les feuilles, on ne les déplace même plus, ce sont les jus qui se déplacent. Des cuves à macération ils sont amenés dans une cuve centrale où se trouvent les tabacs. La condition si activement cherchée par la Régie pour uniformiser le goût des cigares a donc pu recevoir sa réalisation.

La question qui se pose est de savoir si cette uniformisation améliore vraiment le goût moyen des feuilles ainsi lavées, ou si au contraire les principes aromatiques du tabac ne sont pas altérés par leur dissolution dans l’eau.

Les opinions paraissent aujourd’hui partagées, et le lavage méthodique est abandonné dans plusieurs manufactures. Mais les feuilles n’en sont qu’a leur première étape. Elles ont, avant d’être distribuées aux cigarières, un voyage à faire autour de la manufacture. Quelques-unes, toutefois, à cause de leur finesse et de leur qualité, ne subissent pas cette première épreuve. On les humecte légèrement et on les fait ensuite sécher sur des claies.

On traite ainsi les feuilles destinées à servir de robes aux cigares. Les autres, celles qui sortent de la cuve, vont dans un torréfacteur : c’est la seconde étape. Quand le torréfacteur a fait son œuvre, on les réunit par masses de 300 à 500 kilogrammes, et on les laisse fermenter pendant vingt jours, à une température qui varie entre 20 et degrés : troisième étape.

Cette fois, les feuilles, après ce dernier stage, passent du rez-de-chaussée aux premiers étages, où sont généralement situés les ateliers des cigarières. On les distribue aux ouvrières, qui les alignent, les étalent et procèdent à un triage, écartant soigneusement, parmi les feuilles destinées à faire des capes, celles qui leur paraissent trop minces, celles où les taches de rouille sont trop multipliées, ou dont la couleur trop foncée indique le peu de combustibilité.

 

Combien une ouvrière peut-elle fabriquer de cigares en un jour ?

Ce triage terminé, elles peuvent enfin se mettre à l’œuvre. Une bonne ouvrière arrive à fabriquer par jour 300 cigares de 10 centimes et de 300 à 600 cigares de 5 centimes.

On peut donc calculer qu’elles confectionnent un cigare par minute, la journée étant de dix heures. Mais c’est là un chiffre que n’atteignent que des ouvrières d’élite. La rapidité avec laquelle elles travaillent est excessive ; dans le petit tas de feuilles froissées empilées à portée de leur main, elles prennent des fragments, les pressent, les unissent c’est ce qu’on appelle en argot d’atelier, la tripe; une feuille prestement roulée en tuyau autour d’elle la maintient: voilà la poupée; c’est l’état d’un cigare revêtu de la sous-cape ; il ne reste plus maintenant qu’a l’envelopper de sa robe, c’est l’opération la plus délicate.

L’ouvrière prend sur un autre tas une feuille de choix, l’enroule sur la sous-cape, la colle au moyen d’une pâte composée d’amidon ou de dextrine coloriée par de la chicorée ou du jus de tabac, et le petit contingent de cigares accumulé devant elle s’augmente d’une nouvelle unité.

Mais, dans la façon de froisser et de rassembler les premiers fragments, de les retenir par le sous-cape, d’ « enrober » le cigare, il y a tout un art ; l’observation des règles nécessaires pour que le cigare puisse être fumé et plus malaisée qu’on ne pense et nécessite un long apprentissage les premiers cigares péniblement élaborés par des débutantes sont trop lâches ou trop serrés, ou bien ils présentent des vides par endroits, ou bien ils n’ont pas le poids réglementaire et tous ces défauts les font rejeter par les ouvrières-receveuses chargées de l’inspection du travail. Celles-ci ont en général le coup d’œil fort exercé et il est rare qu’un cigare défectueux leur échappe; elles l’éliminent immédiatement et le tordent légèrement afin qu’il ne soit plus possible de le replacer parmi les cigares acceptés. Les cigares sont coupés à la longueur réglementaire soit directement par la cigarière soit à l’aide de la machine.


Machine à couper les cigares à la longueur réglementaire

Machine Grouville à étêter les cigares de bas prix.


Les Inséparables et les cigares de 10 centimes : anciens petits Bordeaux

Les cigares de 7 centimes et demi, ceux que l’on appelle les Inséparables et que l’on appelait autrefois des Tonneins ou des petits Bordeaux, ont eu leur moment de vogue : ils étaient alors beaucoup mieux composés qu’ils ne le sont aujourd’hui, où ils sont faits avec du Kentucky et des tabacs indigènes, d’Algérie, d’Alsace et de Hongrie (ce dernier n’entre que dans une proportion (le 10 %).

En outre, on apportait un soin particulier à la macération des feuilles destinées à former l’intérieur de ces cigares qu’on laisser baigner dans du jus de Kentucky. On a renoncé aujourd’hui à ces procédés et leur qualité s’en ressent.

Les cigares de 10 centimes sont composés, ainsi que nous l’indiquions plus haut, de tabacs exotiques : Brésil, Rio-Grande, Java et Sumatra.

On apporte la plus grande attention au choix de la robe, car sa qualité joue un rôle prépondérant sur le goût et l’arôme du cigare.

Ceci peut paraître singulier, c’est cependant une observation d’une exactitude rigoureuse. Une fois terminés et reçus, les cigares sont envoyés au séchoir. Les séchoirs sont composés de petites cases longues assez semblables aux hottes de cigares à 10 centimes. C’est là qu’ils doivent perdre peu à peu l’humidité dont ils sont encore imprégnés. Ils passent d’ordinaire quinze jours à un mois au séchoir. C’est certainement une période suffisante, mais c’est le minimum du temps exigible. Une année entière serait presque nécessaire pour obtenir des cigares parfaits.

Les cigares de la Havane, que l’on fabrique à Neuilly, sont soumis à un séchage à basse température strictement nécessaire pour assurer leur conservation en bottes. C’est à leur sortie du séchoir qu’ils sont triés et divisés en claros, colarados et maduros selon la couleur de leur robe.

Il n’est pas besoin de dire que la fabrication des cigares de prix ne ressemble guère à celle des cigares de 5 et de 10 centimes.

La rapidité de la confection ici a certainement son importance, mais il s’agit avant but de livrer un cigare irréprochable. Si une habile ouvrière, travaillant à la fabrication des cigares de 5 centimes, peut en livrer 600 dans une journée, une excellente cigarière ne confectionne guère, en dix heures, plus de 100 à 200 trabucos.


La fabrication au moule et à la machine


Non seulement le cigare doit avoir toutes les qualités requises pour qu’on puisse le fumer facilement, mais sa forme doit être extrêmement soignée. Aussi les cigares dits supérieurs sont-ils faits au moule. Ces moules sont composés de deux parties creuses, dont chacune peut contenir la moitié d’un cigare et qu’un peut réunir par un fermoir métallique. Il y e également une antre espèce de moules, dit moule-bloc, qui se composent de deux mâchoires en hêtre, à emboîtement ; l’une porte en creux la demi-forme du cigare, l’autre porte des coquilles de hêtre.

Les intérieurs du cigare, qu’il faut avoir soin de faire très souples, dit M. A. Larbalétrier, sont enroulés dans l’enveloppe; la fourniture est légèrement comprimée dans le moule, retournée au bout de quelques heures dans le moule qui, à cet effet, est ouvert, puis refermé. Les moules séjournent, en général, une demi-journée environ dans un local aéré et chauffé, s’il y a lieu, ouvert ensuite définitivement. La fourniture en est retirée et roulée dans la robe. L’avantage de cette confection, qui permet d’employer des feuilles relativement sèches pour les intérieurs, est de donner des cigares lisses, très réguliers, dont l’aspect plaît à beaucoup de fumeurs .

On a essayé également, mais sans succès, la fabrication mécanique des cigares. Les produits obtenus par la machine étaient trop durs, trop serrés et se fumaient avec une certaine difficulté (1).


Les Havanes de la Régie


Les cigares de la Havane, fabriqués en France, sont classés comme suit :

– Espèces en Havane pur : Cazadores chicos, Trabucos finos, Aromaticos, Opéras.

– Espèces, à intérieur seulement, en Havane: Londrès extra, Londrès, Brevas, Camelias, Favoritos.

Quant au cigare de 15 centimes, connu sous le nom de londrecitos ou demilondrès, il n’est pas fabriqué, comme on le croit en général, avec des feuilles de Havane; l’intérieur est en Brésil et la cape en tabac de Sumatra.

C’est en 1852 que l’Administration des tabacs eut l’idée d’essayer de fabriquer elle-même une partie des cigares qu’elle achetait jusqu’alors aux négociants de la Havane. Ce qui l’y décida ce fut la vogue obtenue par le Millares, ce cigare à 15 centimes qui était alors une création nouvelle. L’Administration se dit avec raison qu’elle augmenterait sensiblement ses bénéfices si elle manutentionnait elle-même les feuilles de Havane au lieu des acheter, une fois transformées en cigares.

La main-d’œuvre est en effet fort chère à la Havane et la fabrication y est conduite de façon très peu économique. On gâche, on gaspille les feuilles dans les ateliers et l’on travaille beaucoup moins qu’en France. L’acheteur a donc à subir le contre-coup de ces inconvénients et il était d’une bonne administration de chercher a les éviter.

Depuis 1801 l’administration s’est régulièrement approvisionnée à la Havane de tabacs récoltés dans les meilleurs crus de l’île de Cuba, dans la Vuelta-Abajo.

La Vuelta-Abajo, région de 80000 hectares environ, située à une centaine de kilomètres à l’ouest de la Havane, produit seule les tabacs les plus réputés, ceux qu’on désigne à la Havane sous le nom de « tabacs légitimes » et qu’emploient, à l’exclusion de tous autres également de provenance cubaine (tabacs de Partidos ou de Remedios); les fabriques havanaises de premier ordre.

Elle est donc au tabac ce que le Médoc est au vin. Tous les terrains n’y ont point la même valeur; quelques districts ou « veguerios » épuisés par une production exagérée sont même aujourd’hui déchus de leur ancienne réputation. La culture était jadis limitée aux terrains de choix généralement formés de sables d’alluvion ; son extension progressive a naturellement provoqué un amoindrissement de la qualité moyenne des tabacs ; celle-ci s’est en outre ressentie, d’une manière fâcheuse, de l’emploi du guano comme engrais.

La production annuelle de la Vuelta-Abajo peut être évaluée aujourd’hui à 230 mille balles ou « tercios », soit à 12 millions et demi de kilos, dont un tiers environ est converti en cigares ou cigarettes dans les fabriques havanaises. Disons un mot des manipulations successives auxquelles le planteur doit soumettre ses tabacs avant de les emballer en tercios ; c’est d’elles, en effet, de l’habileté avec laquelle elles sont conduites, que dépendent, pour une bonne part, la qualité finale des tabacs et leur valeur marchande.

La première, après la cueillette effectuée de janvier à avril, est la dessiccation qui exige des précautions et une surveillance continues.

La deuxième est le triage ou la séparation des feuilles, suivant leur grandeur et la nature de leur tissu, en 12 ou 13 classes différentes.

La troisième est le bétunage ; cette opération, particulière autrefois à la Vuelta-Abajo, consiste à faire fermenter, en masses plus ou moins volumineuses, les feuilles préalablement arrosées d’un liquide en fermentation nommé « bétun » ; ce bétun est une sorte de jus de tabac obtenu en faisant digérer dans de l’eau pure, au soleil, durant une huitaine de jours, des côtes et des débris de feuilles ; sa préparation est des plus délicates. La fermentation, après le bétunage, paraît indispensable aux tabacs de la Vuelta Abajo pour développer leur arôme en détruisant du même coup l’excès de nicotine dont ils sont habituellement chargés, surtout dans les années de sécheresse. Les feuilles de même catégorie sont ensuite réunies en paquets ou « gavillas », groupés eux-mêmes, au nombre de quatre, pour former une « manoque ». Une balle ou tercio se compose de 80 manoques et pèse 50 kilos environ. C’est à dos de mulet que ces balles sont expédiées de l’intérieur du pays, où il n’existe point de route carrossable, au chemin de fer ou au bateau qui devra les transporter à la Havane.

Si nous ajoutons que, sur pied, le tabac a exigé une surveillance incessante pour être débarrassé des nombreux vermisseaux qui l’attaquent, nous trouverons, sans doute, pleinement justifié, le dicton cubain qui surnomme le tabac « una nina mimada »,« une enfant choyée ».



Outils employés à lu fabrication dos cigares.

I, Moule à cigares dans ses différentes positions. — 2, Molette tranchante pour couper les feuilles. — 3, Polissoir. — 4, Ciseaux à façonner les pointes de cigares. — 5, Pot à colle.



Les tabacs en balles continuent d’ailleurs à fermenter d’autant plus longtemps que leur tissu est plus riche en matières gommeuses, généralement de 3 à 5 mois; ils ne doivent être employés que lorsqu’ils ont traversé complètement cette période de fièvre perceptible à la fois par l’élévation de température du tabac et par l’odeur ammoniacale qui s’en dégage. La bonne qualité des cigares, élaborés à la Havane, ne tient pas seulement au crû des tabacs, mais aussi aux conditions climatériques qui accompagnent leur fabrication. Le climat de la Havane, d’une humidité chaude, rend le fabricant absolument maître de la deuxième fermentation en tonneaux que doivent subir les feuilles écotées ; il lui permet, en outre, d’employer le tabac à un degré de souplesse naturelle, qu’on n’obtient point ailleurs, sans être obligé d’avoir recours à une forte humidification préalable altérant plus ou moins le tissu et, par suite, sa qualité.

Contrairement à l’opinion générale, un bon cigare n’est point d’ailleurs entièrement formé de tabac provenant de la même plantation, fût-elle la plus réputée. C’est la tâche la plus délicate du fabricant que de déterminer le mélange des tabacs de divers, crûs, généralement trois ou quatre, qui entreront dans la composition de ses cigares. Comme pour le marchand de vins, cet art des coupages exige du fabricant une parfaite connaissance des qualités de la matière première et une finesse de goût peu commune.


 

Coupage des tabacs en manoques – photo – http://lescockersdemaryse.centerblog.net/9696-tabac

 

Le déballage des manoques

 

 

L’excellence du cigare dit « de planteur », élaboré sur les lieux mêmes de production, est donc encore une légende à détruire. On a vainement essayé, en France, comme ailleurs, de créer, pour la manipulation des tabacs, un milieu artificiel rappelant celui que fournit naturellement le climat havanais.

Les résultats n’ont pas répondu aux frais d’installation et de main-d’œuvre supplémentaire et ne justifiaient point ainsi les risques d’avarie auxquels une fermentation artificielle trop active exposait les tabacs. C’est en définitive vers la recherche de méthodes particulières, adaptées aux conditions climatologiques de chaque pays, qu’ont dû se tourner les efforts des fabricants, employant à la confection des cigares les tabacs de provenance cubaine.

 

 

Imbibition des feuilles de tabac



Pour être employées, les feuilles, à leur sortie des balles emmagasinées dans les caves ou hangars, sont mouillées par immersion dans l’eau pure, avec secouage, au juste degré suffisant pour leur rendre la souplesse nécessaire. Elles passent ensuite, après un séjour de 24 heures dans un local humide, aux ateliers d’écotage où se fait en même temps le triage des feuilles en capes et intérieurs subdivisés eux-mêmes en sons-capes et tripes.

Les feuilles pour capes sont immédiatement employées à la couverture des cigares ; tout retard dans leur emploi nuirait aux qualités de leur arôme et de leur tissu. Les feuilles pour intérieurs sont débarrassées de l’excédent de leur humidité dans un séchoir traversé par un courant d’air à basse température et elles sont ensuite mises en tonneaux ; elles y subissent d’une manière très lente, une fermentation analogue à celle que provoquent les fabricants cubains pour développer l’arôme et améliorer le goût des tabacs. C’est seulement après terminaison complète de celte fermentation, souvent au bout de plusieurs mois, que les tabacs sont bons à être livrés à la confection. Tous les cigares de Reuilly sont, comme nous l’avons dit plus haut, confectionnés au moule et coupés à la longueur réglementaire au moyen d’une guillotine spéciale, après avoir reçu un léger lissage qui égalise la fourniture. La cigarière reçoit séparément des feuilles pour capes et des feuilles pour intérieurs; elle est intéressée à la bonne utilisation de ces matières et en particulier à tirer, des demi-feuilles de la première catégorie, le plus grand nombre de capes possible ; celles-ci sont découpées en lanières étroites de grandeur et de profil variables avec la forme du cigare à recouvrir ; elles ne doivent pas avoir de nervures saillantes qui dépareraient le cigare. Les cigariers cubains ne procèdent point de la même manière; ils utilisent comme cape la demi-feuille entière en l’ébarbant seulement sur les bords et sans jamais en couper les nervures; celle méthode, en raison de l’ habileté manuelle qu’elle exige et de la diminution de rendement qu’elle entraîne, est absolument particulière aux cigariers cubains; elle permet, par suite, à la simple inspection d’un cigare, de dire à coup sûr s’il est ou non de provenance havanaise.

La connaissance de cette particularité ferait reconnaître, aux amateurs de cigares de contrebande, que la plupart des cigares qui leur sont offerts n’ont de havanais que le nom et la forme.

Les cigares, après avoir été reçus un à un, sont livrés à l’atelier de paquetage et boîtage, où ils sont d’abord triés par nuances, et mis ensuite en coffrets en bois de cèdre pour les espèces d’un prix supérieur à 15 centimes.

La mission française de la Havane


En outre de l’achat des feuilles, la mission d’ingénieurs, que l’administration entretient à la Havane depuis 1861, s’occupe de l’acquisition de cigares confectionnés dans les premières fabriques du pays. Ces cigares, destinés à être vendus à la pièce ou en coffrets d’origine dans les bureaux de vente directe, et que l’on rencontre aussi, depuis quelques années, en petites boites a couvercle de verre dans un grand nombre de débits ordinaires, sont expédiés en caisses soigneusement garnies de zinc et examinés à leur arrivée par un comité d’expertise.

Les ingénieurs, qui le composent, ne doivent pas se contenter de vérifier leur apparence et leur degré de conservation, ils sont obligés de déguster quelques échantillons, un échantillon de chaque espèce de cigares choisis. C’est le cigare obligatoire, et l’on peut croire que cette partie de la besogne n’est pas la plus agréable : on en arrive à un dégoût absolu du tabac.



L’atelier des cigarières



On sait que les dégustateurs de vin de Bordeaux qui se piquent de quelque sûreté de goût et de beaucoup d’expérience, se vantent de pouvoir reconnaître le crû du vin qu’ils dégustent et l’année de la récolte. Les ingénieurs chargés de déguster les havanes sont arrivés à des résultats identiques.

Les cigares reçus par le comité d’expertise sont emmagasinés dans des armoires soustraites autant que possible aux variations de température. Les fabriques havanaises qui travaillent les tabacs « légitimes » de Vuelta-Abajo sont au nombre d’une soixantaine ; elles élaborent environ deux cents millions de cigares d’un prix moyen de 0 fr. 25 à 0 fr. 30 pièce qui s’exportent à peu près comme suit: 70 millions dans l’Amérique du Nord, 50 en Angleterre, 20 en Allemagne, 15 en Espagne, 7 en France, 38 dans les autres pays. Seules, parmi ces fabriques, celles de la première catégorie « Flor de Cuba » etc., sont appelées à fournir des cigares à la Régie française.

En outre de ces fabriques, on compte, à la Havane, une centaine d’autres fabriques, qui travaillent les tabacs de Partidos et produisent environ 150 millions de cigares d’un prix moyen de 0 fr. 10 à 0 fr. 15 centimes ; ces cigares sont surtout exportés en Allemagne, en Angleterre et aux États-Unis ; ils y sont naturellement presque toujours vendus comme cigares « légitimes » de la Havane.




Le séchoir des feuilles de tabac à la Manufacture de Reuilly.




Ce que produit la vente des cigares en France


Les sommes que la Régie consacre tous les ans A l’achat des tabacs de la Havane sont assez considérables. En 1889, la Régie a acheté 6 960 000 cigares de la Havane qui lui ont coûté 1 991 432 francs et 43 078 kilos de feuilles payées au prix de 359 202 francs. En 1890. la quantité des achats des tabacs faits par la Régie, s’élève à 32 088 kilogrammes de feuilles et à 9 034 725 cigares.

La Régie achète une certaine quantité de cigares dans l’île de Manille. Ce sont ces cherools évasés comme le bout d’un tromblon, qui sont vendus 20 centimes. Les prix pratiqués à la Havane, comme à. Manille, laissent place, bien entendu, à un fort joli bénéfice. On pourra s’en convaincre en comparant les prix portés au catalogue officiel de la Régie avec ceux que nous indiquons d’après les statistiques de la direction des manufactures de l’État. Les mille cigares reviennent à la Régie 285 francs; les cent kilos de feuilles lui reviennent à 833 fr. 84. (Nous établissons celte moyenne d’après les chiffres de 1889 et 1890.)

Or. pour ces cigares achetés directement à Cuba, les prix fixés pour les consommateurs sont au minimum de 3 fr. 30 et de 3 fr. 80 les dix cigares. Il n’y a pas, en effet, de boîtes de dix cigares se vendant moins cher.

En 1890. l’État a retiré de la vente de ces cigares de Havane et de Manille : 4 011 432 francs, c’est-à-dire à peu près le double du prix d’achat.

Quant aux cigares fabriqués en France, la somme produite par leur vente cette même année s’est élevée à 55 480 493 francs, représentant 14 fr. 95 pour 100 de la recette totale du monopôle. L’industrie du tabac, comme ou voit, est en pleine prospérité. Les hygiénistes peuvent le regretter, les économistes, que préoccupe l’équilibre des budgets, applaudiront à ces résultats qui proviennent, en somme, d’un impôt volontaire que Mirabeau avait raison d’appeler le plus doux et le plus équitable de tous les impôts.




La fouille à la sortie d’une Manufacture.


Emmanuel Ratoin.



La manufacture des tabacs de Reuilly


L’ancienne manufacture des tabacs de Reuilly était située au 319, rue de Charenton, dans l’ancien quartier de Reuilly, dans le 12e arrondissement de Paris. Construite en en 1855-1857, elle était utilisée pour la fabrication des cigares de luxe.  Cette usine, l’une des 22 que comptait la SEITA (Société d’exploitation industrielle des tabacs et des allumettes) en 1937. Elle est fermée en 1969. Les bâtiments et installations ont été démolis en 1976 puis remplacés par des immeubles d’habitation. Seuls subsistent le portail d’entrée et deux pavillons en briques de chaque côté de ce portail.



La Manufacture des Tabacs de Reuilly en 1900

 

  • https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Manufactures_de_Tabac_:_les_établissemens_du_Gros-Caillou_et_de_Reuilly
  • https://www.erudit.org/fr/revues/ethno/2020-v42-n1-2-ethno05809/1074947ar/

 

 

(1) On s’est servi pour la fabrication mécanique de la machine Reininger. Cette machine, dit M. l’ingénieur Lere, est composée de deux parties distinctes : la première est formée de deux toiles sans fin pour amener le tabac, et d’un distributeur, petit couteau qui sépare la quantité de tabac nécessaire; la seconde est une poche consistant en une double toile caoutchoutée. dans laquelle on roule le tabac composant l’intérieur avec son enveloppe. La robe est mise au sortir de la machine. La seconde partie de la machine, ou rouleau, est seule employée maintenant pour quelques produits spéciaux notamment les cigares dits havanes à 12 centimes et demi. Une autre machine due à M. Hamel sert à caper les cigares. Elle enroule, entour de la fourniture, les robes découpées à l’avance.

 

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