Après la vapeur, l’électricité

De cette situation en 1896, à la lecture de cet article, où en sommes nous en 2026 ?
Certains statisticiens nous prédisent pour une époque relativement prochaine, la fin du règne de la vapeur. Sous peu toutes les houillères du globe se trouveront épuisées, et le monde civilisé privé de charbon assistera impuissant à la mort de ses grandes industries ; ses voies ferrées deviendront inutiles, les locomotives ayant consommé dans leurs foyers les dernières parcelles du précieux combustible ; ses steamers devront être transformés en navires à voile, et les cheminées de nos demeures ne brûleront plus que du bois au grand souci de ceux qui à juste titre s’effrayent de la rapide déforestation du globe.
Il ne faut pas se le dissimuler, si par impossible l’Europe se trouvait à l’heure actuelle privée de houille, cette privation arrêterait pour de longues années tout progrès, serait la ruine de bien des gens et la cause d’une gêne immense pour tout le monde. Plus de transport à grande vitesse, plus d’industries métallurgiques, plus de travail facile et rapide d’une foule d’objets de première nécessité, tel serait le cataclysme qui s’abattrait sur les peuples civilisés.
Ce cataclysme est-il à craindre dans un avenir peu éloigné? Est-il mime à redouter dans un avenir quelconque ? Telles sont les deux questions que l’on est en droit de se poser avec une légitime inquiétude, non pour soi mais pour ses arrière-petits neveux.
Une faible partie des gisements houillers du globe est seulement exploitée à l’heure actuelle, mais les conquêtes de la race blanche (sic), c’est-à-dire de la race qui a besoin de charbon, s’étendent de plus en plus, et, le jour où les houillères d’Europe commenceront à s’épuiser, de nouvelles mines forées dans des contrées aujourd’hui à peine conquises sur la barbarie (sic), de-main douées d’une jeune et d’autant plus active vie industrielle, viendront les remplacer. Si l’on compare l’étendue des territoires dont les houillères sont exploitées à celle incomparablement plus grande des contrées dont le sous-sol est vierge de toute recherche humaine, on est immédiatement rassuré touchant la crainte de voir le charbon de terre manquer dans un bref délai.
Cependant, quelle que soit l’abondance de la houille, n’est-il pas à prévoir qu’une époque viendra où ce combustible se trouvera tout entier consommé ?
Cela est incontestable ; mais à cette époque, bien avant cette époque même, le rôle de la houille sera, soyons-en sûr, considérablement diminué. Elle ne servira plus guère qu’au chauffage, peut-être même dans des conditions aussi restreintes que de nos jours le bois à brûler.
Il y a quelques années seulement, prédire la fin prochaine de l’emploi de la houille et partant de la vapeur eût pu sembler un peu audacieux car aucun fait capital ne pouvait être invoqué et l’appui d’une semblable allégation. Aujourd’hui il n’en est plus de même, l’utilisation en grand des forces de la nature, des chutes d’eau en particulier, leur transformation en électricité motrice et le transport de ces forces à de grandes distances sous forme électrique a fait des progrès si considérables et reçoit de jour en jour une extension tellement plus importante que l’on est en droit de prévoir à brève échéance le remplacement des moteurs à vapeur actuels par des moteurs électriques dont l’électricité sera fournie par les machines rotatives appelées dynamos mises elles-mêmes en marche par des turbines actionnées par les fluides, eau ou vent, partout en mouvement à la surface du globe terrestre.
Déjà, aux temps jadis, ces fluides étaient utilisés pour donner la vie à maintes machinas; moulins à vent et moulins à eau, pour ne citer que deux exemples, sont de.beaucoup les aînés des moulins à vapeur. Aujourd’hui encore de nombreuses minoteries mettent leurs meules en mouvement avec la seule aide du vent ou de l’eau; des pompes élévatoires sont mûes par le vent ; des turbines fournissent l’énergie à maintes industries; mais l’une des plus grandes conquêtes de la fin du dix-neuvième siècle réside incontestablement dans l’extension d’utilisation qu’on est parvenu à donner à l’emploi de ces forces naturelles, grâce à l’électricité.
Existe-t-il une chute d’eau, en produit-on une en barrant le cours d’une rivière ou d’un bras de fleuve, la masse liquide en tombant déploie une somme d’énergie capable de faire tourner soit une roue hydraulique soit une turbine, roue hydraulique ingénieusement disposée de façon à mieux utiliser la force déployée par l’eau en mouvement. Voici donc par la seule captation d’une force naturelle, c’est-à-dire sans frais de production de force, une source d’énergie puissante mise à la disposition de l’homme.
Autrefois, l’usine désireuse de mettre à profit cette gratuité de la puissance motrice venait s’établir à l’endroit même où tournait la roue ou la turbine, et les matières qu’ouvrageaient ses machines mises en mouvement par le moteur hydraulique devaient lui être amenées du lieu de leur production, souvent de fort loin, c’est-à-dire à grands frais ; ainsi se trouvait fatalement perdue une grande partie, souvent la totalité du bénéfice réalisé par la gratuité de la force motrice; il y avait même le plus souvent avantage pour l’usinier à perdre cette gratuité et à s’installer au lieu même de production de la matière en demandant à la vapeur c’est-à-dire à la combustion de la houille l’énergie nécessaire à la marche de ses machines. Aujourd’hui, il n’en est plus de même. Grâce à la réalisation pratique du transport de la force à distance par l’électricité, l’usine peut à la fois être installée au lieu de production de la matière première à ouvrager et employer la force naturelle des eaux voisines ; la matière n’est plus transportée, c’est la force gratuite qui se rend à l’usine et ceci grâce à une simple canalisation d’un entretien peu onéreux.
Sur le bord du cours d’eau, mûes par lui, sont comme autrefois installées des roues hydrauliques ou des turbines, mais, au lieu d’entraîner des meules de moulin dans leur mouvement de rotation, elles font tourner des machines dynamo-électriques. Or les machines dynamo-électriques, autrement dit les dynamos, si elles possèdent la propriété de produire de l’électricité en tournant, ont aussi la curieuse faculté de se mettre à tourner quand dans les réseaux de fils qui les composent on fait passer un courant électrique; et ainsi par leur intermédiaire la force motrice se trouve transformée en électricité ou inversement l’électricité se change en énergie motrice. Comme d’autre part, chacun le sait, le fluide électrique se transporte avec la plus grande facilité le long d’un conducteur métallique à de très grandes distances, on conçoit de quelle façon peut être utilisée par une usine située au loin la puissance d’une chute d’eau. Les dynamos installées près de la chute et mûes par des turbines lancent constamment des torrents d’électricité dans un conducteur métallique isolé qui se rend à plusieurs lieues, voire même à plusieurs centaines de kilomètres de là, à l’usine manufacturière ; dans cette usine les conducteurs aboutissent à de nouvelles dynamos, celles-ci reçoivent l’électricité voyageuse, tournent sous son action et entraînent dans leur rotation toutes les machines-outils de l’établissement industriel, donnent la vie à sa machinerie.
Au point de vue économique, quel est le résultat atteint? N’est-il pas immense? Les frais de première installation sont, il est vrai, assez considérables: à l’usine unique il faut en adjoindre une seconde placée sur les bords d’un cours d’eau et destinée uniquement à transformer en électricité sa puissance motrice ; mais, par la suite, ne trouvera-t-on pas et au-delà l’intérêt des fonds de première mise et même n’amortira-t-on pas rapidement ce premier capital par l’économie de combustible moteur réalisée journellement? L’électricité ne coûte rien puisqu’une force naturelle la produit, au lieu que les machines à vapeur, dont les dynamos réceptrices tiennent la place, eussent consommé de grandes quantités de houille pour marcher ; la première installation faite, toute la dépense se réduira aux frais d’entretien et de graissage des machines tandis qu’avec des moteurs à vapeur il eût fallu de plus acheter quotidiennement le charbon de terre dévoré par leurs foyers.
C’est il y a peu d’années, en 1891, à l’exposition de Francfort que fut pour la première fois appliqué avec hardiesse le principe du transport à de grandes distances de la force par l’électricité. L’électricité motrice était produite à Lauffen, soit à plus de cent soixante-dix kilomètres de Francfort, par l’utilisation d’une chute d’eau qui faisait tourner des turbines dont la rotation entraînait celle de dynamo ; le fluide lancé dans des conducteurs métalliques était recueilli à Francfort après ce long parcours d’une soixantaine de lieues ; là il actionnait des dynamos identiques à celles de son lieu d’origine, les mettait en marche et fournissait à l’exposition, outre l’éclairage, la force motrice nécessaire à son armée de machines. Le rendement était excellent malgré l’énorme distance qui sépare les deux localités, puisqu’il atteignait en moyenne 75 % ; autrement dit, puisque si l’on dit employé directement à Lauffen la force des turbines mises en mouvement par la chute, les effets obtenus eussent été seulement d’un quart plus puissant que ceux dont l’on était en possession à Francfort en utilisant la rotation des dynamos réceptrices.

1891 – Le générateur triphasé installé à Lauffen am Neckar pour l’Exposition électrotechnique internationale de Francfort-sur-le-Main
Depuis cette époque, l’emploi si avantageux des forces naturelles pour la mise en mouvement des machines, a reçu une extension toujours de plus en plus grande. Aujourd’hui, de nombreuses usines de fabrication de l’aluminium, métal extrait de son minerai par des méthodes électrolytiques, emploient pour leurs travaux métallurgiques, l’électricité ainsi produite en grand à bon marché par l’utilisation des forces de la nature. Des tramways, des chemins de fer électriques voyagent, surtout en Amérique, en empruntant leur force motrice aux chutes d’eau situées dans le voisinage de leurs lignes de parcours.
Une application importante de l’électricité comme agent moteur a été faite dernièrement par les Américains du sud, lors du percement du tunnel créé à travers la Cordillère des Andes, sur la nouvelle ligne ferrée de Valparaiso à Buenos-Ayres. Là l’électricité engendrée par la rotation de turbines actionnées par des chutes d’eau et transportée en son lieu d’emploi au moyen de fils métalliques, a été utilisée pour éclairer et ventiler les travaux souterrains et aussi pour mettre en mouvement les machines foreuses concourant à l’extraction des roches.
Il y a là certes un bel exemple de ce dont est capable l’électricité agissant en grande masse ; néanmoins plus grandiose encore est l’application du transport de la force à distance qui vient d’être faite aux États-Unis d’Amérique.
L’utilisation complète de la vaste chute d’eau du Niagara, mettrait à la disposition des ingénieurs une quantité formidable d’énergie motrice se chiffrant par plusieurs millions de chevaux-vapeur. Or, grâce à l’électricité, la force produite par les chutes d’eau pouvant aisément être transportée au loin, il était naturel de songer à employer aux usages industriels des usines voisines, une partie, sinon la totalité, de la masse énorme d’énergie motrice emmagasinée dans les ondes bouillonnantes de l’une des plus formidables cataractes du monde.
Avant même la réalisation pratique du transport de la force par l’électricité, la chute du Niagara n’était pas restée inutilisée ; elle servait à mettre en mouvement un certain nombre de machines directement commandées par des roues hydrauliques. Déjà, en 1725, une scierie mécanique élevée sur les bords du fleuve lui empruntait la force qui lui était nécessaire.
Cent soixante ans plus tard, en 1885, des travaux d’utilisation de la puissante force naturelle, vraiment digne d’elle, furent enfin inscrits à l’ordre du jour. Ces travaux de mise en rapport de la chute durèrent neuf ans; ils sont aujourd’hui terminés, et cependant, malgré leur importance, ils n’utilisent qu’une minime fraction de la somme d’énergie disponible, aussi doivent-ils être considérés comme un premier essai ; de nombreux projets prévoyant leur extension dans de larges proportions sont à l’étude et seront sous peu en voie d’exécution.
Le projet définitif mettra à la disposition des ingénieurs la force respectable de deux cent mille chevaux-vapeur, représentant une puissance très supérieure à celle de la cavalerie de l’armée européenne la mieux pourvue sous ce rapport. Son programme consiste à profiter de la différence de niveau existant dans le lit du fleuve en amont et en aval de la chute et à produire une série de cascades dont chacune met en mouvement une turbine, la fraction de la masse liquide totale, ainsi captée au-dessus de la cataracte, étant rendue au fleuve au-dessous de cette cataracte après l’avoir fait travailler en utilisant l’énergie déployée par sa descente.
Six turbines d’une force de onze cents chevaux chacune, placées au fond de puits dans lesquels l’eau s’écoule, sont en pleine activité. Elles fournissent l’énergie motrice à l’une des plus grandes fabriques de papier du monde, mais cette fabrique est loin d’absorber les six mille six cents chevaux-vapeur donnés par ces six turbines, et d’autres usines s’élèvent à côté d’elle pour employer le reste de cette force et celle que fourniront les nouveaux puits.
Ce n’est pas seulement à mettre en mouvement les machines d’établissements industriels installés au lieu même de production de la force, que doit être consacrée cette dérivation du fleuve qui déverse les eaux du lac Érié dans le lac Ontario; elle est encore destinée à fournir l’énergie motrice à toutes les industries grandes et petites situées dans un rayon de deux cents kilomètres, et pour y parvenir une autre installation d’été prévue qui complète la première.
L’extraordinaire bon marché auquel l’énergie mécanique peut être fournie par la compagnie américaine des chutes du Niagara amènera la construction d’autres usines dans le voisinage de la cataracte, et il est à prévoir que cette colossale et magnifique entreprise prendra d’année en année une extension plus grande. Avec les nouvelles turbines qui pourraient être installées sur la rive « yankee » du Niagara, la compagnie sera en état de produire une force totale de deux cent mille chevaux-vapeur. D’autre part le gouvernement canadien, possesseur de la rive occidentale du fleuve, a concédé à une seconde société l’autorisation de créer sur cette rive une usine de production d’énergie fondée sur les mêmes principes.
Les deux saignées ainsi pratiquées à la gigantesque chute fourniront une force supérieure à quatre cent mille chevaux, et cependant elles occasionneront à elles deux une diminution à peine sensible dans la masse d’eau précipitée. Si on arrive peu à peu à capter la masse entière de ces eaux, quelle force prodigieuse ne sera-t-on pas capable de produire ? on ne saurait l’estimer sans avoir la crainte d’être taxé d’exagération.
Cet exemple de l’utilisation d’une source naturelle d’énergie sera suivi, il n’en faut pas douter, car il a déjà donné et donne encore de magnifiques résultats. Les progrès accomplis par la science du transport de l’énergie à distance sont rapides et incessants ; aussi peut-on être hardi dans les prévisions de l’extension toujours de plus en plus grande qui lui est réservée, surtout si l’on considère qu’il y a peu d’années encore la possibilité de ce transport de la force était nié par bien des ingénieurs, tandis qu’à l’heure actuelle on arrive à le réaliser à des distances de deux cents kilomètres.
Le jour est proche où de toutes parts, sur les bords des fleuves, des torrents et des mers, des établissements producteurs d’énergie motrice s’élèveront et lanceront dans toutes les directions sous forme d’électricité des torrents de forces. Dans un immense rayon les usines deviendront leurs tributaires, renonçant à la vapeur pour mettre en mouvement leurs machines ; car l’électricité fournie par ces établissements sera pour elles d’un emploi bien plus aisé et beaucoup moins onéreux. Alors la vapeur sera détrônée, remplacée partout par l’électricité due à l’utilisation des forces naturelles ; aussi peut-on envisager l’avenir sans crainte, nos petits-neveux sauront se passer de houille bien avant que les houillères de l’ancien monde elles-mêmes aient été épuisées, et bien des siècles s’écouleront avant que la totalité du charbon de terre contenu dans les entrailles du globe se trouve consommée, car dès aujourd’hui on peut prévoir que l’usage des combustibles moteurs ira sans cesse en diminuant jusqu’à devenir rapidement nul; et de plus, en cela comme en toutes choses, les progrès de la science nous réservent certainement d’autres surprises.
Léo Dex.